"Mes chéris, savez-vous combien je vous aime ?" par Susie Morgenstern
Susie Morgenstern est née dans le New Jersey, aux Etats Unis. Elle vit et travaille à Nice, où elle écrit des livres pour la jeunesse. Dans cette lettre adressée à ses petits-enfants, elle parle de procrastination, d'écriture et de solidarité.
Lecture par Augustin Trapenard.
Retrouvez les lettres d'intérieur sur : https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/
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Transcript
00:02Nice, le 30 mars 2020.
00:05Cher Yona, Noam, Emma et Sacha, mes petits-enfants !
00:09Vous le savez déjà, je ne suis pas une fée du ménage, je suis disciplinée pour
00:13certaines choses, mais pas pour d'autres. Mais je voudrais profiter de cette période
00:16de confinement à Nice pour faire le grand nettoyage de printemps, sachant que je ne
00:20suis pas très douée. Je vais vraiment m'appliquer.
00:23D'abord, j'écris quelques lignes pour me donner du courage,
00:25et puis promis, j'y vais. Oui, je préfère écrire une histoire que de faire le tri
00:29dans mes affaires. Me voilà prête.
00:31J'ouvre un tiroir, la boîte de Pandore, une jungle de machins et de trucs
00:35que la consommation frénétique de ma jeunesse a fait s'accumuler.
00:38Je regarde, consternée, mais je ne touche à rien... Est-ce que j'ai
00:43vraiment besoin de quatre louches, trois couteaux à pain, six paires de ciseaux,
00:47cinq agrafeuses et des collections infinies de pacotilles ?
00:50Je ne referme pas le tiroir mais je m'enfuis devant mon écran.
00:53Tout sauf ça. Puis la mauvaise conscience me pousse à y retourner et à contempler
00:57la scène du crime. Je garde tout,
01:00au cas où l'un de vous en aurait besoin, le jour où vous vous installerez en ménage, il
01:03y a une louche pour chacun d'entre vous.
01:05Je prépare mon déjeuner. Le tiroir me nargue... Après la sieste, peut-être...
01:10Au lit, je ne me permets pas plus de cinq pages de relecture de Virginia Woolf,
01:14"Une chambre à soi", au compte-gouttes, pour savourer.
01:17Et comme chaque fois que je lis un chef-d'oeuvre, j'espère que vous le lirez aussi,
01:21que vous lirez tout court.
01:22Je retourne au travail, je parcours mes messages, on me demande un article.
01:26Autant commencer tout de suite. Mais le tiroir est ouvert comme la bouche béante
01:29d'un monstre. Je remarque un chocolat qui aurait pu être là depuis l'Antiquité.
01:35Je le mange. Et puis, d'un coup décisif et déterminé, je vide
01:39le tiroir pour former une montagne sur la table de la salle à manger.
01:43Il y a un vieux cahier et des stylos.
01:46Je m'assois pour les essayer et je retrouve le plaisir d'écrire sur du papier.
01:50Je pense à tous mes manuscrits écrits à la main avec nostalgie.
01:54Mes yeux tombent sur un paquet de ballons de toutes les couleurs.
01:57Un stock suffisant pour une future fête gigantesque.
01:59J'en gonfle un, puis, un à un, je les gonfle tous.
02:03C'est un effort considérable mais je ne peux pas m'arrêter.
02:06Les ballons remplissent la maison de légèreté, d'espoir, de folie.
02:11Je les envoie par la fenêtre.
02:13Mon message de gratitude et d'admiration au personnel soignant.
02:18Je les connais bien après ma longue maladie.
02:21Ces anges sur terre, nos héros.
02:24Chaque ballon dit "I love you". Comme les ballons sont appropriés,
02:29aujourd'hui, c'est mon anniversaire,
02:32j'ai 75 ans ! Happy birthday to me.
02:36Mes ballons expédiés, je fixe le contenu du tiroir.
02:39Je fais les cent pas, et d'un geste définitif et concluant,
02:43je remets toute la pagaille à sa place. Dans un mois, peut-être.
02:47Entre-temps, ne serait-il pas urgent et important de vider le tiroir
02:51du bric-à-brac qui se trouve dans ma tête ?
02:54Mes chéris, savez-vous combien je vous aime ?
02:58Votre bubie, Susie Morgenstern.