"Les Aurores incertaines" : le récit de 6 ans de reportages au Proche et Moyen-Orient

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Transcript
00:00 Et cet invité aujourd'hui, c'est vous, Samuel Fauret. Bonjour.
00:04 Bonjour.
00:05 Bienvenue sur ce plateau. Vous êtes grand reporter actuellement basé à Jérusalem.
00:09 Pris Albert Londres, vous signez "Les aurores incertaines" qui vient de sortir chez Grasset.
00:15 Le récit de six ans de reportages au Moyen-Orient et au Proche-Orient,
00:19 de la révolution égyptienne à la bataille de Mossoul en Irak.
00:22 Le récit écrit avec une plume très ciselée de vos révolutions à la fois professionnelles et personnelles.
00:28 Des reportages qui vous ont emmené bien sûr à de nombreuses reprises en Turquie et en Syrie,
00:32 si on peut dire un mot pour commencer.
00:35 Deux pays endeuillés par ce séisme apocalyptique, plus de 15 000 morts.
00:40 Qu'est-ce que les images que l'on voit depuis lundi vous évoquent ?
00:43 C'est terrible. Moi, ça me rappelle un souvenir. Je me souviens de ces endroits comme un paradis.
00:48 En fait, j'étais étudiant. J'ai étudié l'Arabe en Syrie en 2007.
00:53 Et j'étais allé d'Alep dans le sud de la Turquie en taxi.
00:58 Le type voulait faire un peu de contrebande de cigarettes.
01:00 Je lui ai dit "oui, pas de problème".
01:01 Et on était passé par les chemins des colliers, à travers des forêts méditerranéennes.
01:05 On était passé par un petit poste frontière, puis on était rentré en Turquie.
01:08 Et aujourd'hui, cet endroit-là est un enfer.
01:11 Une nuit infiniment sombre de 12 ans en Syrie.
01:16 Il y a beaucoup d'inquiétude autour du sort des sinistrés dans les régions
01:18 qui échappent au contrôle du pouvoir de Damas, dans le nord-est et le nord-ouest,
01:23 surtout de la Syrie.
01:25 Quel crédit, vous qui connaissez bien ce pays, peut-on faire accorder au pouvoir
01:29 qui dit que l'aide ira à tout le monde ?
01:32 Je pense qu'il ne faut accorder absolument aucun crédit au régime syrien de Bachar el-Assad.
01:36 C'est très clair. L'aide sera détournée.
01:39 Et c'est un État qui s'est construit contre sa société.
01:43 C'est un État qui a été décrit comme un État de barbarie dès les années 80
01:46 par des chercheurs français, par Michel Serra.
01:50 Donc il ne faut accorder aucun crédit à ce genre de paroles.
01:53 Aujourd'hui comme hier.
01:54 Oui.
01:55 Vous avez vécu en janvier 2011 la chute d'Hosni Moubarak,
01:59 la révolution de la place Tahrir, c'est ainsi que commence le récit
02:02 qui vous emmène ici aujourd'hui.
02:04 Vous avez témoigné des espoirs d'alors et ceux qui ont fait naître ailleurs
02:09 dans le monde arabe, notamment en Syrie.
02:11 On sait comment l'histoire a fini.
02:13 Dix ans plus tard, qu'en reste-t-il ?
02:17 Il reste tous ces moments de transformation,
02:21 ces causes qui sont incroyables.
02:23 Alors moi, je ne veux pas dire que ces révolutions ont réussi,
02:27 ces révolutions ont échoué.
02:29 Une révolution n'est pas une guerre qui est menée pour imposer sa volonté
02:32 à un ennemi, qu'il soit étatique ou non étatique.
02:35 Une révolution est un processus assez mystérieux
02:37 qui a un ensemble de causes, qui a un ensemble de facteurs
02:44 et qui apparaît.
02:46 Et ce qui s'est passé sur la place Tahrir existe toujours.
02:50 Et ça existe encore à tel point qu'aujourd'hui, il est impossible
02:55 de prendre un selfie sur la place Tahrir.
02:56 Le régime égyptien le contrôle de très, très près.
02:58 Donc, il y a toujours une réalité très grande.
03:01 Et j'explique dans ce livre aussi qu'à l'époque,
03:05 personne n'avait vraiment vu venir ces révolutions
03:08 et que la révolte, c'est toujours se trouver une forme de coin d'ombre.
03:12 Donc, la révolte est là, elle existe,
03:14 elle ne sait peut-être même pas qu'elle est révolte.
03:17 Et nous verrons bien, il faut être patient.
03:19 – Et la révolte, elle existe aussi en Iran, par exemple.
03:21 Aujourd'hui, il est beaucoup question de la mort dans ce livre.
03:24 C'est un livre sur la guerre avec laquelle vous écrivez
03:27 "Être rentré en correspondance", la guerre que vous avez côtoyée de près
03:31 en Syrie, dont on vient d'en parler, en Irak, en Égypte, à Gaza.
03:34 C'est aussi un livre sur vos morts à vous, à commencer par vos parents.
03:38 Vous écrivez que ce sont vos drames, à vous,
03:41 qui vous ont poussé à vouloir dire au monde
03:43 que nos morts, à nous, sont aussi insoutenables que les morts ailleurs.
03:48 – Oui, c'est une démarche qui… Je me suis inscrit dans cette démarche.
03:51 En fait, c'est un livre très simple, qui s'adresse à tout le monde.
03:54 C'est un livre d'un jeune homme qui a été marqué
03:56 par la mort précoce de ses parents et qui va essayer de l'interroger
04:03 et qui va essayer de donner un sens au chaos du monde
04:05 en se confrontant à la révolution, à la guerre, à ces événements extraordinaires,
04:10 beaucoup plus grands, qui étaient beaucoup plus grands que moi.
04:13 Et en confrontant l'expérience collective, ça me permettait de mieux comprendre
04:19 mon expérience individuelle et mon expérience individuelle
04:21 me permettait de mieux comprendre l'expérience des autres.
04:24 Donc c'était toujours ce dialogue avec la rencontre des autres,
04:26 quels qu'ils soient, en Égypte, à Gaza, en Turquie, en Irak,
04:34 au cœur de la bataille de Mossoul.
04:35 Donc il y a toujours ce double voyage, le voyage extérieur
04:39 où je prends le lecteur par la main et je lui dis "ne vous inquiétez pas,
04:43 je vous emmène sur la place Tahrir au cœur de cette tempête humaine
04:45 qui se soulève contre un dictateur, on va aller au milieu des plaines de Syrie
04:49 avec les combattants kurdes, on va aller au cœur de la bataille de Mossoul
04:52 sous les frappes aériennes ou contre les voitures suicides de l'État islamique".
04:56 Donc j'emmène le lecteur dans ce voyage que j'essaie de rendre
05:00 dans toute son expérience sensible, mais j'emmène aussi dans un voyage intérieur
05:04 qui est comment on se transforme face à ces événements.
05:06 – Et pourtant vous faites un métier dans lequel, a priori,
05:08 l'intime n'est pas censée avoir sa place, ce n'est pas l'image qu'on s'en fait,
05:12 vous êtes là pour parler de la vie des autres, pour les guerres des autres,
05:15 vous aviez besoin de mêler ces deux récits parce qu'ils correspondent
05:19 à votre cheminement personnel.
05:20 – Entre vous et moi, ça a été très dur de parler de moi,
05:23 parce que j'ai dû braver une forme d'interdit,
05:27 une forme d'interdit personnel et professionnel effectivement,
05:31 nous ne sommes pas les journalistes, nous ne sommes pas l'histoire,
05:34 mais j'ai choisi d'écrire, de tout écrire pour ce livre,
05:37 de reprendre toutes mes notes et de voir ce qui ressortait.
05:41 Et l'écriture et mon histoire personnelle est ressortie au fil de l'écriture,
05:46 je l'ai d'abord refusée longtemps et puis finalement,
05:48 comme je suis perçue qu'elle n'arrêtait pas de sortir,
05:51 j'ai fini par me dire, acceptons-la et traitons-la
05:53 et intégrons-la dans la grande histoire.
05:56 – Il y a eu un moment compliqué dans votre vie récemment,
05:58 à l'été 2017, à quelques jours d'intervalle,
06:00 vous avez failli mourir à Mossoul, alors que vous couvriez effectivement
06:04 la bataille de Mossoul et vous avez obtenu le prix Albert Londres,
06:07 vous avez perdu trois confrères qui sont morts devant vos yeux,
06:10 tués dans l'explosion d'une mine et vous avez été cicatrice,
06:14 quasi ouverte encore au visage en pleine lumière,
06:16 vous dites d'ailleurs que vous avez eu honte,
06:18 non pas du prix Albert Londres mais de la lumière
06:21 qui vous est tombée dessus à ce moment-là,
06:22 avoir survécu à ça vous obligez, avez-vous écrit à l'époque,
06:26 il fallait en faire quelque chose, qu'est-ce que vous en avez fait ?
06:31 – J'ai essayé de faire mon travail, je pense tout simplement,
06:37 j'ai essayé de rendre tous ces gens que j'avais rencontrés
06:40 tout au long de mon parcours et de les rendre dans leur densité,
06:44 dans leur complexité et ça a été un travail qui a été long,
06:49 je ne regrette pas du tout d'avoir pris autant de temps pour écrire ce livre
06:53 qui effectivement dépasse l'expérience journalistique
06:58 mais qui rentre dans… voilà, j'ai essayé de rentrer dans l'intimité
07:02 des gens aussi bien de la mienne que celle des autres.
07:04 – Qu'est-ce que vous avez vécu à Mossoul, et j'allais dire presque tout le reste,
07:08 a changé dans votre façon de travailler ou n'a rien changé ?
07:13 – Je pense que ça m'a transformé dans de nombreuses dimensions,
07:16 suivre la bataille de Mossoul c'était comme vivre une vie dans une vie,
07:25 vivre une vie dans une vie où j'ai commencé cette guerre,
07:28 j'ai commencé à la couvrir, il a fallu la comprendre,
07:32 elle a duré presque un an, c'était très long,
07:35 et maintenant la guerre en Ukraine qui est appelée à durer encore très longtemps,
07:39 je pense qu'il faut savoir s'inscrire dans ces temps longs,
07:41 c'est aussi ma démarche de correspondant, que ce soit sur des lieux,
07:47 ou correspondant de guerre qui est une forme de lieu en tant que tel,
07:51 s'inscrire sur le temps long, essayer de comprendre des dynamiques
07:53 qui se déroulent parfois sur des années, voire sur des décennies,
07:57 et les retranscrire au plus près possible et de la façon la plus juste possible.
08:03 – Vous avez écrit il y a quelques jours dans "Libération",
08:06 d'ailleurs à l'occasion, et c'est là que l'histoire s'entrechoque,
08:09 d'un hommage que vous avez rendu à un secouriste américain,
08:11 que vous aviez rencontré à Mossoul précisément,
08:14 et qui a été tué en Ukraine il y a quelques jours.
08:16 Vous avez écrit qu'il était difficile, quand son métier était la guerre,
08:19 c'est le cas du vôtre, de retourner à la paix, comment on fait ça ?
08:25 – C'est une bonne question, d'une certaine manière on reste,
08:30 je pense, toujours en guerre, on vit dans un monde un peu différent,
08:33 je pense qu'il faut accepter un certain décalage.
08:39 – Vous racontez que parfois c'était impossible pour vous,
08:42 vous rentriez par exemple de Syrie, vous vous retrouviez dans une fête à Paris,
08:45 et que pour vous c'était insupportable de voir que la vie se poursuivait nonchalamment.
08:49 – J'ai appris peu à peu à faire ces grands écarts,
08:52 et en fait, accepter ce nouveau moi-même qui avait été confronté à ces horreurs,
09:01 c'est aussi l'indécence de ce titre dont j'assume la consonance entre "aurore" et "horreur".
09:13 – Un livre sur la guerre, effectivement, dont vous empruntez pourtant à Jaurès,
09:17 "Le Pacifiste", le titre, les "aurores", effectivement la consonance est assez dingue,
09:22 incertaine, c'est une expression tirée de son discours à la jeunesse 1903,
09:26 qu'il a fait à Albi, dans le lycée de sa jeunesse,
09:28 dans lequel précisément, il rappelle,
09:31 "sa confiance ni saute ni aveugle, dit-il, en la nature humaine".
09:35 Cette confiance-là, ni saute, ni aveugle, en dépit de tout ce que vous avez vu,
09:40 et de ce que vous verrez sans doute encore, vous la conservez ?
09:43 – Je tends à penser que je ne céderai jamais,
09:46 et que je continuerai à aller chercher cette humanité,
09:49 qu'elle soit au cœur de la guerre, qu'elle soit au cœur des massacres,
09:51 qu'elle soit au cœur de la plus grande dureté,
09:53 pour peut-être aller chercher une forme de preuve de vie.
09:58 – Merci beaucoup d'être venu nous parler ce matin de ce livre,
10:02 magnifique autant pour les journalistes que nous sommes,
10:04 que pour les humains que nous sommes, je crois.
10:06 "Les aurores incertaines chez Grasset".
10:09 Merci beaucoup Samuel Fouquet d'être venu nous en parler ce matin.
10:12 On se retrouve juste après la pause.

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