Pendant 18 mois, le photojournaliste Louis Witter s'est installé à Calais pour raconter le quotidien des exilés à la frontière franco-britannique. Il raconte comment les forces de l'ordre expulsent quasi quotidiennement les campements de fortune dans son livre La Battue.
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00:00 [Cris de la foule]
00:03 Toutes les 48 heures, il y a une compagnie de CRS qui quitte le commissariat
00:07 et qui va faire le tour des 7-8 petits campements de la ville
00:09 pour en expulser les personnes qui y survivent
00:13 et ils les repoussent vers la sortie du terrain.
00:15 Une fois que les policiers sont partis,
00:18 très souvent les personnes reviennent,
00:19 mais se rendent compte qu'elles n'ont plus leur tente ou leur sac à dos par exemple.
00:22 Ce qui se passe au petit matin lors de ces expulsions, c'est une véritable battue.
00:28 [Musique]
00:35 Je m'appelle Louis Guitère, j'ai 28 ans,
00:36 je suis journaliste indépendant depuis 2015.
00:39 Je travaille surtout sur les sujets liés à l'exil,
00:41 donc ses causes, les conflits, les conflits sociaux
00:44 et les conséquences, donc à savoir l'arrivée d'exilés
00:46 dans nos pays d'Europe et plus particulièrement en France.
00:48 J'ai surtout travaillé à Calais, à la frontière britannique ces dernières années
00:51 et là je sors un bouquin depuis une semaine
00:54 qui s'appelle "L'abattu" aux éditions du Seuil.
00:57 En 2020, je fais une photo qui va particulièrement être ensuite partagée et relayée
01:03 d'un agent de nettoyage en train de lacérer la tente d'un exilé à coups de couteau
01:07 pour que plus qu'elle soit réutilisable.
01:09 Il y avait un homme sous cette tente, Akam, un jeune kurde de la trentaine
01:13 qui sort de la tente au moment où les policiers lui demandent de sortir.
01:16 30 secondes après, l'agent de nettoyage la découpe.
01:18 Donc moi à ce moment-là, je mitraille pendant que lui, Akam,
01:21 filme cet agent de nettoyage et pose la question pourquoi ils font ça en fait.
01:26 Je me dis c'est extrêmement dégueulasse mais au moins cette preuve elle est là,
01:28 elle existe et j'espère qu'elle va faire mouche.
01:31 Dans les jours qui ont suivi, Gérald Darmanin a lui aussi tenté d'éteindre la polémique
01:35 en assurant qu'il s'agissait d'une seule personne qui lacérait les tentes
01:39 et que cette personne avait été licenciée.
01:40 Une société, voilà une société, je ne la citerai pas parce que la personne
01:44 qui d'ailleurs s'en occupait a été licenciée,
01:45 une société a retiré en lacérant les tentes pour les mettre ensuite à la benne
01:50 parce qu'on mettait ces tentes qui étaient largement, malheureusement utilisées
01:54 avec des gens en promiscuité à la déchetterie.
01:57 On prendra désormais les tentes, on les mettra directement dans les déchets
02:00 sans effectivement les lacérer.
02:02 Nous encore quelques semaines après, on avait d'autres photos d'autres agents
02:06 et c'était une pratique systématique.
02:08 Après la diffusion de cette photo, après les polémiques,
02:11 je me dis qu'il est important qu'on soit vigilant à ce qui se passe à cette frontière
02:15 donc je décide de m'y installer pour quelques mois puis du coup pour un an
02:18 pour essayer de voir au quotidien comment ça se passe à cette frontière.
02:23 Le contexte de cette frontière, il remonte aux années 90
02:25 avec l'éclatement de l'URSS et de l'ex-Yougoslavie
02:29 avec l'arrivée des premiers réfugiés qui sont en demande de refuge vers le Royaume-Uni.
02:33 En 2016, il y a ce qu'on appelle la Grande Jungle
02:35 qui est le plus grand bidonville d'Europe.
02:37 À moins d'un kilomètre de la Manche, près des barrières installées le long de la voie express,
02:43 voici la jungle de Calais.
02:45 Le bidonville est organisé en quartier, les migrants du Sahel loin de la route,
02:50 au nord de l'étang les Syriens, près de la voie express les Afghans.
02:54 Il faut s'imaginer 10 000 personnes de cultures différentes,
02:57 de pays différents, de religions différentes.
02:59 Donc il y avait des restaurants afghans, des restaurants érythréens,
03:03 plusieurs mosquées, plusieurs églises, une école.
03:05 C'était carrément une ville mais hors de la ville.
03:07 Et ces personnes-là, dont les demandes d'asile ont parfois été refusées
03:11 dans d'autres pays d'Europe et en France,
03:12 n'ont qu'un dernier but, c'est d'atteindre le Royaume-Uni.
03:14 En octobre 2016, à la fin du mois, Bernard Cazeneuve qui est ministre de l'Intérieur
03:19 du gouvernement socialiste de François Hollande,
03:21 décide d'expulser la Grande Jungle
03:23 parce que la situation est devenue intenable politiquement et humainement.
03:26 C'est en faisant preuve de persévérance, de méthode,
03:29 dans la mise en place de ces actions,
03:31 que nous dégagerons une solution efficace et pérenne à la crise
03:35 que subit la ville de Calais.
03:37 Et ce, je le dis très clairement, car tel est bien mon objectif,
03:42 jusqu'à la fermeture définitive du campement.
03:46 Quand la Grande Jungle est expulsée,
03:48 Bernard Cazeneuve met en place la stratégie du zéro point de fixation,
03:51 qui consiste à ce qu'aucun campement ne se reforme.
03:54 Le quotidien à Calais des personnes exilées,
04:02 il est rythmé par ces expulsions qui ont lieu toutes les 48 heures.
04:05 Toutes les 48 heures, il y a une compagnie de CRS qui quitte le commissariat
04:09 et qui va faire le tour des 7-8 petits campements de la ville
04:11 pour en expulser les personnes qui y survivent
04:14 et ils les repoussent vers la sortie du terrain.
04:16 Une fois que les policiers sont partis, très souvent,
04:18 les personnes reviennent, mais se rendent compte
04:20 qu'elles n'ont plus leur tente ou plus leurs sacs à dos par exemple.
04:22 Tout d'abord, je n'étais pas là,
04:24 mais la police est venue et a enlevé tous les arbres.
04:27 Et maintenant, elles viennent tous les jours,
04:29 prennent nos sacs à dos et les mettent dans le tranché.
04:32 Les personnes doivent mettre en place des stratégies de solidarité entre elles
04:37 pour se prévenir de l'arrivée des policiers,
04:39 pour sauver leurs affaires, leurs tentes, leurs manteaux,
04:41 leurs porte-monnaies, enfin leurs effets personnels,
04:44 lors de ces expulsions-là.
04:45 Ce rythme-là, c'est un rythme qui impose un rythme
04:48 qui n'est même pas un rythme de vie, mais un rythme de survie.
04:51 Il faut penser à se nourrir, il faut penser à dormir en sécurité,
04:54 et ce qui n'est pas toujours possible.
04:55 Cette stratégie du zéro point de fixation,
05:03 elle témoigne un peu de ce que l'État veut mettre en place pour ces personnes-là.
05:06 C'est les empêcher de partir au Royaume-Uni,
05:09 mais les empêcher de rester sur le littoral aussi.
05:12 Donc on est dans quelque chose d'assez paradoxal,
05:13 mais d'extrêmement violent en fait.
05:15 Parce que ces personnes-là, si elles n'ont même pas un endroit
05:18 ou un moment pour réfléchir à leur parcours, à leur volonté,
05:20 à leur désir aussi en tant que personnes humaines,
05:23 on leur confisque totalement cette liberté qu'ils ont de choisir et de circuler.
05:27 Ces 30 dernières années, même la ville de Calais, elle a vachement évolué.
05:36 C'est devenu une ville remplie de barbelés, de murs, de caméras,
05:39 de surveillance, de policiers.
05:41 On dirait vraiment une forteresse.
05:42 Pendant près de deux ans, la sous-préfecture du Pas-de-Calais
05:45 a émis un arrêté préfectoral interdisant à quiconque
05:48 de distribuer de la nourriture ou de l'eau gratuitement
05:50 dans une trentaine de rues de la ville.
05:51 Ça veut dire qu'un associatif qui donnait un sandwich à une personne
05:54 qui en avait besoin ou servait un thé à une personne qui en avait besoin
05:56 dans une rue qui ne lui était pas autorisée,
05:59 prenait 135 euros d'amende.
06:00 La mairie quant à elle, sur les distributions d'eau notamment,
06:03 a mis en place des stratagèmes médiévaux
06:06 pour empêcher aux associations de venir récupérer leurs cuves et de les remplir.
06:09 Des gros rochers d'une tonne 5 qui ont été posés
06:12 là où les camionnettes des associations
06:14 venaient pour mettre de l'eau dans les cuveaux.
06:15 Il y a un mantra qui est le mantra de l'État depuis maintenant
06:21 près de 30 ans aussi, c'est le duo humanité-fermeté.
06:25 Humanité parce qu'on donne un minimum à ces personnes-là
06:28 pour qu'elles ne meurent pas,
06:30 et fermeté parce que toutes les personnes
06:32 qui ne sont pas en droit d'être sur nos territoires seront expulsées.
06:34 85% des moyens financiers sont mis dans la fermeté,
06:37 donc la mobilisation de la police, la sécurisation du port, des infrastructures,
06:41 et 15% seulement dans la distribution d'eau, de nourriture.
06:44 La France se referme, les frontières se referment,
06:47 et la politique se durcit.
06:48 Le livre s'ouvre sur 4 pages,
07:00 qui sont les 350 noms des hommes, des femmes et des enfants
07:03 qui sont morts à cette frontière-là.
07:04 C'est important de rappeler qu'une frontière,
07:05 ce n'est pas seulement une ligne invisible ou visible par des barbelés,
07:09 c'est quelque chose qui empêche à des personnes humaines
07:12 de vivre leur vie comme ils l'entendent,
07:14 de choisir ce qu'ils veulent pour leur futur et celui de leurs enfants.
07:18 C'est important de photographier ça, de témoigner de ça,
07:23 de venir faire des documentaires, de venir faire des bouquins sur le sujet,
07:25 parce que ça raconte et ça racontera
07:27 ce qu'on a collectivement accepté à une période.
07:29 Il y a une indifférence qui est construite aussi
07:31 par les milliers de reportages qu'on a déjà vus sur Calais,
07:34 sur "oui mais cette frontière existe, on n'y peut rien".
07:36 On voit que des associations, que des Calaisiens et des Calaisiennes
07:38 ne se disent pas "on n'y peut rien".
07:39 Ils essayent de faire en sorte que la vie de ces personnes
07:42 soit moins rude au quotidien.
07:43 [Générique de fin]