Category
🗞
NewsTranscription
00:00 Un podcast France Culture.
00:02 Lors de mes plongées, j'ai eu la chance de croiser des raies.
00:07 Certaines de ces belles danseuses avaient parfois un bout d'aile qui manquait,
00:12 un demi-cercle bien caractéristique.
00:15 Pas de cadeau dans le vivant, bien qu'apparenté,
00:18 certains grands requins consomment leurs cousines.
00:21 Mais sans les requins, les raies pulluleraient et grignoteraient
00:25 toutes les ressources d'une zone, comme par exemple des coquillages
00:28 qui sont exploités par les humains.
00:31 Et ce genre de situation, ça arrive de plus en plus souvent
00:34 dans les océans aujourd'hui.
00:36 Sans les gros, les moyens pullulent et exterminent les petits.
00:39 Et sans les petits, les océans s'appauvrissent
00:42 jusqu'à devenir des quasi-déserts.
00:45 Dans les deux premiers épisodes, nous avons vu que les requins
00:49 disparaissent partout dans le monde, surtout les grands requins,
00:52 à cause de l'hyperprédation humaine.
00:55 Et malheur, ces seigneurs des océans sont en plus désavantagés
00:58 par leur reproduction tardive.
01:01 Mais la catastrophe ne se limite pas simplement à la perte d'espèces.
01:06 Les requins ont des rôles cruciaux dans leur milieu.
01:09 Des coraux aux herbiers marins,
01:12 de la santé des populations de proies jusqu'au climat,
01:15 les requins sont vitaux dans les océans.
01:18 Et dans ce troisième épisode, vous allez comprendre pourquoi et comment.
01:22 - Troisième épisode,
01:25 pourquoi les requins sont essentiels aux océans.
01:28 - Si vous avez écouté les épisodes de mécanique du vivant sur les loups,
01:31 vous vous souvenez des trois grandes lois du vivant
01:34 qu'il n'est jamais inutile de rappeler.
01:37 1. Plus il y a de diversité,
01:40 plus un milieu est solide en cas de catastrophe,
01:43 on dit résilient.
01:46 2. Ce sont les ressources qui limitent les populations.
01:49 Si une ressource de proie manque,
01:52 les consommateurs, les prédateurs de cette ressource,
01:55 disparaissent à leur tour.
01:58 3. Tout est interconnecté.
02:01 Maintenant,
02:04 enfilons nos palmes,
02:07 ajustons nos masques
02:10 et partons explorer dans le grand bleu.
02:13 (bruit de la mer)
02:16 (bruit de la mer)
02:19 (bruit de la mer)
02:22 Partons à la découverte des plus étonnantes espèces de cette famille
02:25 et de leurs différents vœux.
02:28 Il y a 540 espèces de requins connues en tout.
02:31 Vous connaissez certainement le requin baleine
02:34 qui est de loin le plus gros poisson du monde
02:37 avec ses 20 mètres pour plus de 30 tonnes.
02:40 Ce colosse est un filtreur omnivore
02:43 qui mange du plancton et de tout petits poissons.
02:46 En tout et pour tout, dans le monde,
02:49 il n'y a que 3 espèces de requins filtreurs.
02:52 Après le requin baleine, le deuxième filtreur s'appelle
02:55 le requin grande gueule, c'est pas une blague.
02:58 Il a été découvert seulement en 1976,
03:01 comme d'habitude d'ailleurs dans un filet de pêche.
03:04 Il est rarissime, vit très profond et il est mal connu.
03:07 C'est un véritable fantôme des profondeurs.
03:10 Et le dernier filtreur célèbre, c'est le requin pèlerin,
03:13 encore un poids lourd.
03:16 De fait, c'est le deuxième plus grand requin du monde
03:19 après le requin baleine, ce que confirme son nom savant,
03:22 Ceturinus Maximus, tout un programme.
03:25 Ce géant qu'on trouve sur les côtes françaises et britanniques
03:28 peut atteindre et dépasser 12 mètres.
03:31 Il est surnommé "basking shark" en anglais,
03:34 le requin flâneur, celui qui se dort la pilule.
03:37 D'évidence, il y a de la variété dans la famille des requins.
03:41 Leurs rôles ne sont pas toujours les mêmes selon les milieux.
03:44 Tous les filtreurs dont je viens de parler, pour commencer par eux,
03:47 sont un peu comme les baleines, ce sont des vers de terre des océans.
03:51 Leur déjection favorise des blooms planctoniques,
03:54 c'est-à-dire que leurs nutriments sont captés par le phytoplancton.
03:58 Et ces petites algues sont précisément au démarrage,
04:01 elles sont le démarrage des chaînes alimentaires océaniques.
04:05 C'est une intéressante boucle bouclée que ces exemples,
04:08 le macro qui se nourrit du micro,
04:11 et le micro qui dépend du macro pour recommencer son cycle, se régénérer.
04:15 Mais qu'en est-il des requins prédateurs,
04:20 ceux qui sont tout en haut des chaînes alimentaires ?
04:23 Avant de reprendre nos palmes et nos masques
04:26 pour aller nager avec les géants silencieux,
04:29 il faut bien différencier ce qui se passe sur Terre
04:32 de ce qui se passe dans la mer.
04:35 En effet, dans la mer, les chaînes alimentaires sont en général
04:38 plus longues et plus complexes que sur Terre.
04:41 On compte jusqu'à 9 ou 10 maillons.
04:44 Et sur Terre, il y en a moitié moins.
04:47 Les scientifiques appellent ça des niveaux trophiques.
04:50 Et tout ça dépend bien sûr des milieux.
04:53 Prenons deux exemples simples. Dans les plaines d'Afrique,
04:56 le ver de terre est mangé par une gazelle,
04:59 qui elle-même est mangée par un lion.
05:02 Ça, ça fait 3 maillons. Ça peut monter à 5.
05:05 Plus près de chez nous, le ver de terre est mangé par une musaraigne,
05:08 lui-même mangé par une belette, qui est mangé ensuite par un renard,
05:11 lui-même mangé par un hibou grand-duc.
05:14 Ça fait 5 maillons.
05:17 Prenons maintenant un exemple bien complet d'une chaîne alimentaire marine.
05:20 Au commencement, très poétiquement,
05:23 il y a la diatomée, une petite algue.
05:26 Cette algue est mangée par un rotifère, un tout petit animal
05:29 nus au plancton. Lui-même est mangé par un copépode,
05:32 toujours dans le plancton. C'est une toute petite crevette
05:35 qu'on surnomme le pain de la mer. Ils sont en effet partout,
05:38 les copépodes. Et ils sont mangés à leur tour par du krill,
05:41 qui sont de grosses crevettes. Ce krill est lui-même mangé par des sardines,
05:44 qui sont ensuite ingérés par des macros,
05:47 qui eux-mêmes sont mangés par de petits thons,
05:50 et ensuite ingérés par des requins moyens, puis des requins plus gros,
05:53 eux-mêmes mangés par des orques, parfois.
05:56 Et si vous comptez tout ce que je viens de dire, ça fait 10 niveaux,
05:59 trois fois plus que Herbes gazelles lion, par exemple.
06:02 Les orques et les requins s'appellent les prédateurs apicaux,
06:08 les prédateurs apex, ceux qui sont au sommet.
06:11 Ils règnent, pour ainsi dire, sur le haut de la pyramide alimentaire.
06:14 Et pour la suite, il est important de bien comprendre
06:17 que ceux qui sont juste en dessous s'appellent les prédateurs intermédiaires,
06:20 les mésoprédateurs. Les thons, par exemple,
06:23 ou les petits requins.
06:26 Eric Cluat a étudié le rôle de ces grands requins dans ces chaînes alimentaires.
06:29 - Qui dit chaîne trophique dit effet cascade.
06:32 On fait souvent référence à ce concept,
06:35 qui veut dire que lorsque l'on fait disparaître un maillon dans cette chaîne
06:38 trophique, il y a forcément des effets en amont et en aval.
06:41 Et donc ce qui est très important à comprendre, c'est que
06:44 lorsque l'on fait disparaître un maillon dans une chaîne, je dirais, courte,
06:47 comme elle peut l'être, par exemple, dans l'océan Atlantique,
06:50 où l'on va avoir, par exemple, un prédateur apical comme le requin-tigre
06:53 qui va se nourrir sur des raies, les raies vont se nourrir peut-être
06:56 quelque part sur des coquilles Saint-Jacques, qui elles-mêmes,
06:59 par ailleurs, peuvent être consommées par l'homme, soit dit en passant.
07:02 Là, forcément, lorsqu'on va faire disparaître un des maillons de la chaîne,
07:05 ça va avoir un impact direct, je dirais, sur les autres.
07:08 Voilà un des grands rôles des requins,
07:11 qui, pour eux, sont les plus politiques et essentiels.
07:14 Ils sont les garants d'un écosystème sain et fonctionnel.
07:17 C'est entre autres grâce à eux que la pompe à carbone bleue
07:20 peut fonctionner dans les océans. Qu'est-ce que ça veut dire ?
07:23 En fait, c'est d'une simplicité redoutable.
07:26 Les petits poissons, comme les sardines, sont mangés par des moyens,
07:29 puis par des plus gros, et en fin de chaîne,
07:32 si les plus gros prédateurs, comme les requins, ne sont pas pêchés,
07:35 leurs cadavres retombent dans les abysses,
07:38 pleins du carbone de ce qu'ils ont mangé précédemment.
07:41 Sur Terre, les cadavres libèrent le carbone dans l'atmosphère
07:44 après leur mort, mais dans l'océan, les cadavres des grands poissons marins
07:47 coulent, et le carbone qui compose leur corps
07:50 est séquestré dans les profondeurs de l'océan, grâce à la pression de l'eau.
07:53 Le mot "séquestré" prend ici tout son sens.
07:56 Attention, je glisse au passage que ce que je dis est d'actualité,
07:59 encore faudra-t-il renoncer à l'exploitation des fonds marins
08:02 et au chalutage en eau profonde, qui, tous deux,
08:05 nous font encourir le risque de libérer ce carbone bleu.
08:08 Pour en revenir à cette poétique notion de carbone bleu,
08:11 une étude de 2020 met en évidence que la pêche
08:14 extrait une quantité massive de ce carbone.
08:17 Au lieu d'être stocké au fond des océans,
08:20 il repart après avoir été consommé dans l'atmosphère.
08:23 Limiter l'extraction du carbone bleu par les pêcheries,
08:26 en particulier dans les zones non rentables,
08:29 permettrait donc de réduire les émissions de CO2.
08:32 Pour que la pompe à carbone fonctionne,
08:35 l'océan a besoin de toutes ses forces,
08:38 de toutes ses composantes, et donc des requins
08:41 qui participent à leur échelle à ce stockage.
08:44 Toujours à propos de carbone, allons maintenant
08:53 balader nos palmes et nos tubas du côté des herbiers marins,
08:56 des prairies marines.
08:59 ...
09:02 L'élimination des grands requins, comme le requin-tigre,
09:10 dont parlait Éric Cluat, impacte les herbiers marins,
09:13 qui sont eux aussi des puits de carbone.
09:16 Et je dis bien herbiers, car ces prairies sous-marines
09:19 sont composées de plantes à fleurs, qui ne sont pas des algues,
09:22 elles sont bel et bien dotées de racines et de fruits.
09:25 Les plus connues sont les posidonies et les austères,
09:28 et ces plantes stockent le carbone,
09:31 idem que leurs cousines de la terre ferme.
09:34 Une autre étude de 2007 menée en Australie
09:39 montre que la présence des requins-tigres favorise
09:42 la dispersion des populations de brouteurs herbivores.
09:45 On parle de tortues marines et de dugongs,
09:48 ces espèces de gros phoques qu'on surnomme les vaches marines.
09:51 Concrètement, la présence des requins
09:54 empêche que ces brouteurs se baffrent à outrance
09:57 jusqu'à épuiser certaines zones.
10:00 Or, ces herbiers sont aussi des puits de carbone.
10:03 Ces plantes, les fameuses posidonies dont j'ai parlé,
10:06 emmagasinent du carbone comme le font les arbres sur terre.
10:09 Et c'est donc ainsi que la question du climat
10:12 s'invite dans nos épisodes.
10:15 Le maintien des populations de requins en bonne santé
10:18 favorise la captation du carbone, dont celui du CO2,
10:21 responsable du réchauffement.
10:24 Et maintenant, des herbiers au récif de corail,
10:27 il n'y a qu'un coup de palme.
10:30 Et là encore, les requins sont vitaux pour les coraux.
10:33 Eric Cleuat nous explique comment ça fonctionne.
10:36 L'hypothèse qui a été posée, c'est qu'ils avaient
10:39 un effet sur les mésoprédateurs, c'est-à-dire sur les prédateurs
10:42 intermédiaires, qui eux-mêmes vont se nourrir
10:45 sur des poissons herbivores.
10:48 Et ce qu'il faut savoir, c'est qu'en milieu récifal,
10:51 il y a d'un côté le corail qui essaie de se développer
10:54 avec ses petits polypes, et les algues.
10:57 C'est-à-dire que le problème pour le corail c'est que dès qu'un polype disparaît,
11:00 il est remplacé par une algue, et donc il y a vraiment un combat spatial je dirais.
11:03 Tout devient problématique lorsque certains processus
11:06 vont venir favoriser les algues.
11:09 Je pense en particulier à la disparition des poissons qui se nourrissent sur les algues,
11:12 qui sont des herbivores. Il ne faut pas oublier que ces herbivores
11:15 peuvent être consommées par des mésoprédateurs qui eux-mêmes sont consommés par des requins.
11:18 Si on fait disparaître les requins, les mésoprédateurs
11:21 qui se nourrissent sur les poissons herbivores vont être pléthoriques
11:24 et donc forcément ils vont imprimer une pression
11:27 de prédation sur les poissons herbivores.
11:30 Et donc les poissons herbivores qui se nourrissent sur les algues,
11:33 le résultat bien évidemment c'est que les algues vont être favorisées
11:36 et elles vont presque être aidées dans leur combat
11:39 contre les coraux. Et c'est en ça que quelque part les requins
11:42 ou la disparition des requins en milieu récifal peut être problématique.
11:45 Exactement comme pour les loups
11:48 de la série précédente, nous voyons que les requins,
11:51 qu'ils mangent des proies ou les dispersent par leur simple présence,
11:54 ont un rôle clé dans les océans.
11:57 Des enquêtes sur la pêche à la palangre dans le Pacifique tropical
12:00 ont montré que les taux de capture de 12 grands prédateurs pélagiques
12:03 des thons, des espadons, des marlins, des requins,
12:06 ont été divisés par 10 entre 1950 et 2000.
12:09 Et dans le même temps, les captures de récifs
12:12 et d'autres mésoprédateurs de petite taille
12:15 ont été multipliées par 10 ou 100,
12:18 ce qui aboutit évidemment à des déséquilibres dans les milieux.
12:21 Le même phénomène a été constaté dans d'autres études,
12:24 de Hawaii au Galapagos, dans le détroit d'Ariake au Japon
12:27 et le long des côtes du KwaZulu natal en Afrique du Sud.
12:30 La conclusion claire est nette,
12:33 oui les requins régulent directement les populations
12:36 de mésoprédateurs, de prédateurs intermédiaires,
12:39 et donc indirectement les populations
12:42 des autres maillons de la chaîne alimentaire.
12:45 Je l'ai déjà dit, si les gros sont éliminés,
12:48 les moyens prolifèrent et exterminent les petits,
12:51 ce qui peut faire disparaître les moyens à leur tour
12:54 ou les faire migrer ailleurs pour continuer le pillage,
12:57 le ratimoisage.
13:00 D'ailleurs, les requins ne font pas que réguler
13:03 ou disperser les populations de proies,
13:06 ils sont aussi d'une certaine manière les médicaments des océans.
13:09 En éliminant les faibles et les malades,
13:12 ils participent au maintien de populations de proies saines.
13:15 Le fait de s'attaquer aux individus les plus faibles
13:18 renforce également le patrimoine génétique de leurs proies,
13:21 et ainsi les individus forts et en bonne santé
13:24 donneront naissance à des populations plus saines.
13:27 En résumé, vous l'avez compris,
13:30 les requins ont des rôles absolument primordiaux dans les océans,
13:33 dont nous ne comprenons à ce jour que quelques facettes.
13:36 La pompe à carbone et la régulation,
13:39 en quantité et en qualité, des proies.
13:42 C'est la fin de cet épisode, merci de l'avoir suivi.
13:45 Je vous donne rendez-vous dans le prochain,
13:48 où nous verrons comment sont protégés ou pas les requins
13:51 et les verrous qui restent à faire sauter
13:54 pour enrayer leur disparition.
13:57 Chaque année, on prend davantage conscience
14:00 du rôle indispensable des requins.
14:03 Il y a donc de l'espoir.
14:06 Et nous allons parler de ces sanctuaires
14:09 et de tout ce qu'on peut faire pour protéger les requins
14:12 dans le prochain épisode.
14:15 D'ici là, prenez soin de vous et de ce qu'il y a autour de vous.
14:18 A bientôt.
14:21 [Bruit de moteur]
14:23 Merci.
14:24 Merci.