Féminicides : dans « 125 et des milliers », Sarah Barukh retrace l’histoire de 125 victimes

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En ce mercredi 8 mars, journée internationale des droits des femmes, l’autrice Sarah Barukh publie aux édition Harper Collins, « 125 et des milliers ». Dans ce recueil, 125 Françaises ont donné de leur plume pour raconter, chacune à leur tour, l’histoire de ces femmes victimes de féminicides. 
Transcript
00:00 Une femme qui meurt tous les deux jours et demi,
00:01 ça veut dire en moyenne 125 parents.
00:03 Moi, je vais retrouver 125 familles
00:05 et on va raconter à plusieurs
00:08 125 femmes qui ne sont plus là.
00:09 Dans la nuit du 5 au 6 juin 2020,
00:19 ça a été pour moi,
00:20 pas la dispute la plus violente,
00:22 mais la dispute de trop,
00:24 du moins celle où je me suis dit
00:26 qu'il n'y aurait pas d'après possible.
00:28 Donc je suis partie,
00:30 j'ai appelé ma famille au secours,
00:32 ils sont venus à 4 me chercher,
00:33 je suis partie avec mon bébé.
00:35 Et à partir de ce moment-là,
00:36 je cherchais à savoir si j'étais folle,
00:40 si ce que j'avais accepté chez moi,
00:42 d'autres filles "comme moi",
00:45 c'est-à-dire des personnes qui,
00:47 j'imaginais, n'avaient pas le droit
00:49 de subir de violences parce que
00:50 je savais lire, parce que j'étais indépendante,
00:52 parce que, parce que, en gros,
00:54 je n'avais pas le profil.
00:57 Sauf qu'en cherchant,
00:58 je ne trouvais jamais de profil.
01:00 Je trouvais des comptes de victimes,
01:02 donc des numéros, des faits divers,
01:04 et je ne savais pas qui ces femmes étaient.
01:07 Et à ce moment-là, je me suis dit
01:08 mais si pour moi, ça s'était mal terminé,
01:11 pour ma famille, ça aurait été une double peine,
01:12 que non seulement je ne sois plus là,
01:14 mais que ce qui reste de moi,
01:16 ce soit un numéro et un gros titre macabre.
01:19 Et donc je me suis dit,
01:20 il ne faut pas lutter contre les statistiques
01:22 parce qu'on en a besoin.
01:23 Au contraire, je vais les humaniser.
01:25 Une femme qui meurt tous les deux jours et demi,
01:27 ça veut dire en moyenne 125 parents,
01:29 moi je vais retrouver 125 familles
01:31 et on va raconter à plusieurs
01:33 125 femmes qui ne sont plus là.
01:35 Le gros de ce travail,
01:36 ça a surtout été de retrouver les familles,
01:39 parce que lorsqu'on regarde sur différents sites
01:42 les listes de victimes, les cartes, etc.,
01:44 il y a souvent le prénom, le lieu de mort,
01:48 très rarement le nom de famille,
01:50 et encore moins le numéro de téléphone
01:52 des parents ou de la sœur ou de la fille.
01:55 Et puis une femme n'a pas toujours
01:57 le même nom de famille que sa mère,
01:59 que les autres membres de sa famille.
02:02 Donc j'ai calculé qu'en moyenne,
02:05 chaque famille m'a pris 12 heures
02:07 pour établir un contact.
02:08 Et ensuite, j'ai fait des recherches
02:12 sur les femmes à qui j'ai voulu confier ces portraits
02:15 pour qu'il y ait un lien,
02:19 qu'il y ait une responsabilité
02:22 plus facile à établir entre celles qui allaient raconter
02:25 et celles que l'on devait raconter.
02:26 Ce qui était essentiel pour moi,
02:28 c'était de rendre une singularité
02:31 et une unicité à chaque femme.
02:34 Au début, je me suis dit
02:35 « je vais les écrire moi, les 125. »
02:37 Et puis, ma mère a beau penser
02:39 que je suis une écrivaine extraordinaire,
02:41 je suis convaincue que je n'aurais pas su
02:43 me réinventer sur 125 portraits.
02:45 Donc très rapidement, je me suis dit
02:47 « mais il va falloir qu'il y ait un effet miroir,
02:49 il va falloir que chaque femme
02:52 soit représentée par une femme différente. »
02:54 Parce qu'il n'y a que comme ça
02:56 que chacune mettra sa patte,
02:57 chacune mettra son âme et sa sensibilité
03:00 au service d'une autre
03:02 et que les textes seront différents.
03:03 Le 8 mars, on a tendance à dire
03:05 que c'est la journée de la femme,
03:07 c'est la journée consacrée à la célébration
03:09 des droits des femmes,
03:10 ce qui n'est pas tout à fait pareil.
03:12 Et je pense que le droit principal,
03:15 c'est de pouvoir exister en tant que femme libre.
03:18 Donc pour moi, c'était très important
03:20 que ce livre sorte le 8 mars
03:22 et non pas le 25 novembre
03:23 qui est consacré aux violences faites aux femmes
03:25 parce que ce droit de vivre libre
03:29 est le début de tout.
03:31 Et que finalement, les féminicides,
03:33 la conclusion que je tire,
03:35 enfin une des conclusions que je tire dans ce livre,
03:37 c'est que c'est un crime de possession,
03:39 que les femmes se font tuer généralement
03:42 quand elles partent.
03:43 Rarement lorsque elles sont dans la relation.
03:47 C'est quand elles s'en vont,
03:48 quand les papiers du divorce arrivent,
03:50 quand elles se lient à un nouveau compagnon,
03:52 quand elles attendent un bébé d'un nouveau compagnon.
03:54 C'est là que finalement,
03:55 c'est tellement insupportable
03:56 pour celui qui pensait les posséder
04:00 qu'elles finissent par mourir.
04:02 Donc pour moi, le 8 était une belle signification.
04:05 Quelques semaines plus tard, un soir de juin,
04:08 je suis partie au milieu de la nuit,
04:09 à garde, mon bébé dans les bras.
04:12 J'ai rassemblé à la hâte les doudous,
04:14 deux biberons, quelques jouets
04:15 et ses livres préférés.
04:17 Tout tenait dans trois sacs plastiques, je crois.
04:19 Je ne sais plus s'il faisait chaud,
04:21 il me semble que je portais un manteau.
04:23 J'ignore l'heure exacte qu'il était.
04:25 Je me souviens du regard perdu de ma fille,
04:28 qui cherchait à comprendre ce qu'elle faisait
04:30 dans cette voiture la conduisant au milieu de la nuit,
04:32 noire, loin de chez elle.
04:35 Je ne voulais pas qu'elle grandisse dans l'idée
04:36 que cette violence était normale,
04:37 ni même acceptable.
04:39 Alors je lui ai promis que tout irait bien,
04:41 que ça n'arriverait plus,
04:44 que j'allais nous construire une belle vie
04:46 remplie de douceur et d'amour,
04:48 celui qui ne fait pas mal.

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