Cela fera 20 ans le 1er août prochain que l’actrice Marie Trintignant a été tuée sous les coups de son compagnon de l’époque, le chanteur du groupe Noir Désir, Bertrand Cantat. Dans « Désir Noir », une enquête passionnante publiée aux éditions Flammarion, Anne-Sophie Jahn rappelle que ce drame n’est pas un accident mais bel et bien un féminicide, un terme qui n’existait pas au moment des faits. Pour la journaliste, l’affaire Cantat qui a défrayé la chronique il y a plusieurs décennies a servi de « marqueur pour nous en tant que société et aussi médias, de la façon dont on appréhende les violences faites aux femmes ». Comment le décès prématuré et brutal de Marie Trintignant est-il devenu le symbole de la lutte contre les violences conjugales ? La réponse avec Anne-Sophie Jahn.
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00:00 Il est 8h15, c'est l'heure de l'interview d'actualité. Julia, vous recevez ce matin la journaliste Anne-Sophie Yam, auteure du livre-enquête "Désir noir" parue aux éditions Flammarion.
00:08 Bonjour, merci d'avoir accepté notre invitation. Ça va faire 20 ans. Le 1er août prochain que l'actrice Marie Trintignant est morte sous les coups de son compagnon de l'époque,
00:18 le chanteur Bertrand Cantat, chanteur du groupe Noir Désir, vous venez de sortir un livre-enquête au sujet de cette affaire, un livre passionnant dans lequel vous rappelez
00:25 que ce drame, évidemment, n'est pas un accident mais un féminicide, un terme qui n'existait pas à l'époque.
00:31 Absolument. Ce qui est très intéressant avec l'affaire Cantat, c'est qu'elle sert de marqueur pour nous en tant que société et aussi médias,
00:39 de la façon dont on appréhende les violences faites aux femmes. Donc au départ, il y a 20 ans, donc en 2003, quand Marie Trintignant meurt sous les coups de Bertrand Cantat,
00:49 on parle, c'est-à-dire que le chant est proche du crime passionnel, c'est-à-dire qu'on parle de crime d'amour, d'un couple qui s'aimait tellement que finalement,
00:58 l'un en est mort et surtout avec une description des faits comme s'ils étaient presque corresponsables. Et petit à petit, via cette affaire, on voit à chaque fois,
01:12 comme elle est relatée, des nouveaux termes apparaissent. Donc maintenant, on parle de féminicide, ce qui est très important, mais aussi, on voit que quand même,
01:19 le vocabulaire change et que certains propos ne passent plus. C'est-à-dire que quand on décrivait Marie Trintignant comme une femme qui buvait, fumait des joints,
01:30 donc voilà. – Elle était corresponsable, c'est ce qu'on disait en tout cas à l'époque. Heureusement, tout ça a bien changé.
01:36 Vous aviez déjà réalisé une enquête dans Le Point en 2017 qui expliquait la loi de l'OMERTA autour de Bertrand Cantat.
01:43 Cette OMERTA, elle est toujours d'actualité autour de ce monsieur ? – Oui, je crois que l'arme, il ne faut pas oublier que l'arme la plus efficace
01:51 et la plus dangereuse et la plus redoutable des auteurs de violences conjugales, c'est le silence. Et cette affaire ne fait pas exception.
01:58 C'est-à-dire que le silence des victimes qui se prennent, qui sont pris dans une toile d'araignée, une sorte de piège où elles ont soit honte,
02:08 soit par amour protègent souvent les auteurs. – Donc l'entourage très proche qui se tait.
02:14 Mais vous dites dans l'affaire Cantat précisément que les médias aussi ont été complaisants et vous citez même les politiques
02:22 qui auraient eux aussi été complaisants avec cette histoire. – Complètement, c'est-à-dire que là où cette affaire est quelque part exceptionnelle,
02:27 c'est que ce n'est pas en effet juste les victimes et l'entourage qui protègent l'auteur des crimes, mais aussi beaucoup plus largement,
02:34 parce que Bertrand Cantat c'était un homme de gauche avec des idées pures, belles, comme s'il savait quelque chose à voir avec son crime.
02:42 Enfin, les violences conjugales c'est totalement apolitique, mais du coup il a été protégé par son milieu.
02:47 C'est-à-dire que quand on voit qu'en 2014, Noël Mamère par exemple, quelque part le sollicite pour être son soutien aux élections européennes,
02:56 c'est-à-dire que en 2014 il y a eu déjà la mort de Marie Trintignant, la mort de sa femme Christina Raddy,
03:00 on sait qu'il a été violent avec Christina Raddy. – Alors justement, parce que dans votre tout livre,
03:04 vous faites de nombreuses révélations, vous ne vous arrêtez pas au seul cas de Marie Trintignant, témoignage à l'appui,
03:10 vous montrez que Bertrand Cantat a été violent avec sa première femme, donc vous en parliez Christina Raddy qui s'est donné la mort en 2010,
03:18 vous dénoncez la responsabilité de Bertrand Cantat dans le suicide de Christina Raddy,
03:23 vous parlez même d'une deuxième affaire Bertrand Cantat, est-ce que vous pouvez nous en dire un mot ?
03:29 Qu'est-ce que vous pouvez nous dire sur ce qui est arrivé à Christina ?
03:32 – Ce qui est arrivé à Christina c'est absolument tragique parce que Christina c'était la femme abandonnée, c'est celle…
03:38 Il était marié Bertrand Cantat quand il a rencontré Marie Trintignant,
03:41 il l'a quitté quelques jours après son accouchement de leur deuxième enfant pour vivre son amour complètement, dixit,
03:48 il tue donc sa maîtresse et malgré tout sa femme vole littéralement à ce secours,
03:55 parce qu'elle prend un avion pour Vilnius où les faits ont eu lieu, pour le défendre corps et âme et sans aucun compromis.
04:03 C'est-à-dire qu'au départ quand elle arrive, elle mentionne en effet à des gens qui étaient sur le tournage etc.
04:10 qu'elle a été victime elle-même de violences.
04:12 – De la part de Bertrand Cantat.
04:13 – De la part de Bertrand Cantat exactement, c'est-à-dire qu'elle le sous-entend,
04:15 elle sous-entend aussi qu'elle n'est pas la seule, qu'il a frappé les quatre femmes qu'il a aimées,
04:20 donc c'est-à-dire Marie Trintignant, Christina Raddy et qui sont les deux autres.
04:23 – Et pour autant, elle le défend, Bertrand Cantat devant la justice.
04:26 – Elle le défend, ce qui d'ailleurs peut expliquer une peine qui au départ était pressentie à 15 ans
04:32 et qui finalement sera de 8 ans.
04:34 – Et ce qui est très étonnant dans ce livre, ce qu'on découvre,
04:37 c'est qu'en fait Bertrand Cantat n'a jamais cessé de se victimiser, c'est ce que vous montrez en fait,
04:42 la victime selon lui, selon lui, c'est lui, c'est ce qui est finalement ce qu'il y a de plus choquant,
04:47 c'est-à-dire que si Bertrand Cantat qui en plus est quelque part toujours en train de donner des leçons de morale
04:53 sur absolument tout, le Brexit, l'euro, etc., les multinationales,
04:58 utilisait justement sa voix et sa notoriété pour se faire quelque part le défenseur de la rédemption,
05:09 si lui-même disait "je suis malade, je me guéris" et qu'il faisait passer un message aussi aux hommes violents
05:17 et qu'il essayait d'améliorer quelque part le monde, comme il le fait sur plein d'autres sujets,
05:22 ça passerait beaucoup mieux, mais là le problème c'est que,
05:26 déjà il est traité avec une complaisance absolue dans les médias,
05:28 il suffit de se rappeler de la couverture des Unrock,
05:31 mais surtout le contenu de l'interview qui était très très choquante,
05:34 mais en plus c'est toujours "moi j'ai perdu l'amour de ma vie",
05:38 "moi j'ai perdu ma femme", "moi je suis la victime des médias d'un acharnement",
05:43 non, et puis surtout le pire étant, ça suffit de censurer Bertrand Cantat,
05:48 Bertrand Cantat n'est pas censuré, Bertrand Cantat n'est pas en prison aujourd'hui,
05:52 il travaille d'ailleurs sur un album, etc.
05:54 – Vous trouvez ça choquant qu'il continue d'être en activité ?
05:57 – C'est-à-dire qu'il y a une question, je crois qu'il faut rester mesuré et en nuance,
06:03 et là en effet il peut tout à fait écrire des chansons, enregistrer, etc.
06:08 Même quand il est remonté sur scène en 2013 finalement,
06:12 c'était sous le nom de "Détroit" parce qu'il n'a jamais été Bertrand Cantat en solo,
06:16 avant il était avec Noir Désir puis c'est devenu Détroit,
06:19 et donc quelque part ça choquait moins.
06:20 Ce qui a été un peu plus choquant c'est que quand du jour au lendemain
06:22 il dit "le groupe finalement c'est moi",
06:25 que du coup son nom s'affiche en lettres rouges sur l'Olympia,
06:30 et qu'il ne fait preuve d'absolument aucune décence vis-à-vis des victimes,
06:36 et sa femme notamment, dont il ne parle absolument jamais,
06:38 c'est-à-dire qu'il revient toujours sur son amour incessant pour Marie,
06:42 son amour qu'il a quand même tué lui-même, donc il est responsable de sa perte,
06:45 mais de sa femme qui est morte dans des circonstances très troubles
06:49 et qui était victime aussi de coups, maintenant on sait qu'il l'a frappée,
06:54 jamais il ne la mentionne, ce qui est d'une dureté terrible.
06:57 Vous pensez que ce livre "Enquête" va donner peut-être la parole à d'autres femmes
07:01 victimes de Bertrand Cantat, c'est ce que vous espérez ?
07:04 En écrivant ce livre, c'était mon espoir quelque part le plus fou,
07:07 et j'espère encore, qu'il y a certaines histoires qui doivent être répétées.
07:13 C'est comme les contes pour enfants, etc.
07:15 Pour que ça rentre dans l'inconscient collectif,
07:18 il faut répéter des histoires emblématiques comme celle-ci,
07:21 parce que finalement, être victime d'un féminicide,
07:26 ça peut arriver à n'importe qui, ça peut m'arriver à moi, ça peut m'arriver à vous.
07:29 Il suffit de voir que Marie Trintignant et Christina Raddy
07:32 étaient des femmes très fortes, très indépendantes,
07:34 elles étaient belles, elles étaient libres,
07:37 et malgré tout, ça leur est arrivé.
07:38 Et donc, il faut vraiment raconter ces histoires pour qu'on comprenne
07:41 quels sont les signes avant qu'il soit trop tard.
07:44 Pour pouvoir témoigner sans sortir. Merci beaucoup Anne-Sophie.
07:48 Anne, je rappelle que vous êtes l'auteur du livre "Enquête, désir, noir"
07:51 et c'est paru aux éditions Flammarion. Merci à vous.
07:54 Merci à toutes les deux.