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"Qui a envie de travailler plus ?"

BRUT PHILO. Retraite, semaine de 4 jours… Mais au fait, on en est où de notre rapport au travail en 2023 ? On a posé la question à la philosophe Julia de Funès.

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Transcription
00:00 je suis dans une entreprise il n'y a pas longtemps,
00:01 et le manager de l'entreprise me dit
00:03 "dans ma boîte ça fait 25 ans qu'un homme travaille,
00:07 donc son travail c'est une finalité, c'est un marqueur identitaire très fort"
00:11 et dans la même équipe, me dit le manager,
00:13 j'ai un garçon de 25 ans qui me dit "moi je travaille deux ans à fond
00:15 et dans deux ans je fais le tour du monde avec ma copine".
00:17 Il ne s'agit pas d'hierarchiser moralement et de dire
00:19 "le jeune ne veut plus rien faire,
00:20 et le plus ancien est beaucoup plus travailleur,
00:23 cette moraline-là est trop facile et n'apporte rien
00:25 et à mon sens ne comprend rien au changement de place
00:27 dans la vie des gens qui occupent le travail".
00:29 Mais ce qu'on peut remarquer c'est que dans le premier cas,
00:32 le travail est une finalité,
00:34 dans le deuxième cas le travail est un moyen pour s'épanouir dans l'existence.
00:37 Mais qui est-ce qui donne le plus de sens à son travail ?
00:39 Ce n'est pas le premier, paradoxalement, c'est le deuxième.
00:41 Parce qu'encore une fois, considérer l'activité de travailler
00:44 comme ayant un sens en tant que tel,
00:45 est un non-sens.
00:46 Travailler pour travailler, manger pour manger,
00:49 courir pour courir,
00:50 vous prenez toutes les activités que vous voulez,
00:52 dès qu'on est dans une activité pour une activité,
00:54 on est dans l'absurde, on fait d'un moyen une fin.
00:56 Donc redonner tout son sens,
00:57 cette plus jeune génération nous accule
01:00 à repenser notre paradigme au sujet du travail.
01:02 Considérer le travail comme un moyen
01:04 lui redonne paradoxalement tout son sens.
01:07 – Alors moi je bosse chez Brut,
01:09 je suis pas mal sur les réseaux sociaux
01:10 et souvent je vois l'argument qu'en gros les jeunes c'est des fainéants,
01:13 qui ont un peu du mal,
01:14 dès qu'il y a un effort à faire,
01:16 ils râlent, ils ne veulent pas.
01:18 Qu'est-ce que vous en pensez de ça ?
01:19 – Alors ces jugements de morale, en fait, finalement,
01:23 n'ont aucun intérêt,
01:24 parce qu'une fois qu'on a dit ça,
01:25 quelles sont les conséquences ?
01:27 Aucune à part un dénigrement, à part une condescendance
01:30 et en plus je trouve que factuellement c'est faux.
01:32 Vous regardez dans les entreprises, les jeunes travaillent,
01:34 c'est pas parce qu'on a un nouveau mode de travail,
01:38 comme le télétravail,
01:39 et un nouveau rapport au sens du travail
01:41 qu'on travaille nécessairement moins et moins bien.
01:43 – Est-ce qu'il n'y a pas un peu une hypocrisie ?
01:44 Est-ce qu'en fait, tout simplement,
01:45 le travail c'est un peu ennuyeux, c'est pénible,
01:47 et plutôt que travailler,
01:49 on préfère aller à la plage, boire des verres,
01:51 et qu'en fait on a juste envie de moins travailler ?
01:53 – Exactement, et c'est tout à fait louable,
01:55 c'est pour ça que je disais, le travail ne peut plus être pensé
01:58 comme une valeur morale en tant que tel,
01:59 quand une valeur morale c'est vouloir la chose pour elle-même.
02:02 L'amour est une valeur morale, la générosité est une valeur morale,
02:05 le travail ne peut pas l'être,
02:06 on a envie de travailler moins, qui a envie de travailler plus ?
02:09 Même s'il y a des métiers qui permettent un accomplissement,
02:11 et pour certaines personnes c'est le sens de leur vie.
02:14 Mais en tout cas, le travail, évidemment,
02:16 est un moyen au service de l'existence.
02:18 Donc pour moi, ce à quoi on assiste,
02:20 c'est très valorisant et très intéressant,
02:22 c'est-à-dire qu'on ne place plus tout ce sens
02:25 que vous caractérisiez d'hypocrite dans le travail.
02:28 Aujourd'hui, on redéplace le travail, on en fait un moyen,
02:31 et pour s'épanouir, pour s'éclater, pour s'enrichir,
02:35 peu importe, tout ce que vous voulez,
02:36 mais le but de la vie, c'est vraiment la vie,
02:39 et ce n'est plus du tout le travail,
02:40 et donc ça c'est une très bonne nouvelle.
02:41 – Gouverner des gens qui veulent moins travailler, c'est plus difficile ?
02:44 – Alors ce n'est pas forcément travailler moins et produire moins,
02:47 il faut toujours produire, le travail est essentiel
02:49 en ce sens qu'un pays ne peut pas se passer de travail.
02:52 Mais on peut travailler mieux sans doute en travaillant moins,
02:55 ce n'est pas encore une fois un calcul quantitatif d'heures de travail,
02:58 si la semaine de 4 jours est un très bon exemple,
03:01 les gens ne travaillent pas moins,
03:03 ils travaillent moins en termes de temporalité bien sûr,
03:05 mais ils ne travaillent pas moins bien.
03:07 Donc tout l'enjeu c'est de faire en sorte qu'on travaille
03:09 le moins de temps possible et le plus efficacement possible.
03:12 – Est-ce que cette réflexion finalement,
03:15 quand on dit des travailleurs qui cherchent du sens, etc.
03:19 est-ce qu'on ne s'intéresse pas un peu aux travailleurs CSP+
03:22 qui ont des métiers intellectuels et pas aux travailleurs manuels ?
03:27 – Oui, vous avez raison, on rétorque souvent ça
03:30 mais c'est un faux argument à mon sens,
03:32 parce que plus le métier est difficile, pénible, simple,
03:38 plus le sens est immédiat.
03:39 Pourquoi on va à l'usine ?
03:40 C'est pour nourrir ses enfants et pour avoir un salaire.
03:43 Et ce qui est très intéressant avec les métiers manuels,
03:44 c'est qu'on se rend compte aujourd'hui qu'il y a un phénomène
03:47 qui n'est même plus un épiphénomène, où beaucoup de gens quittent tout
03:50 alors qu'ils ont des très beaux métiers, des belles formations,
03:52 des belles rémunérations, tout ce que vous voulez.
03:54 Et la plupart du temps, c'est toujours pour la même chose,
03:56 soit un métier manuel, soit un métier relationnel.
03:58 C'est-à-dire où il y a de la matière concrète
04:00 et où on voit immédiatement le sens, la finalité,
04:03 de manière concrète et tangible de ce qu'on est en train d'entreprendre.
04:06 Donc aujourd'hui, les métiers qui font le plus sens
04:08 sont les métiers qui ont vraiment de la matière.
04:10 Et la technicisation des tâches, la technicisation des métiers
04:13 font que parfois les métiers les plus intellectuels,
04:16 les plus abstraits, créent une souffrance liée à l'absence de sens.
04:21 C'est tellement technique qu'on ne voit plus la finalité de ce que font les gens.
04:24 Je prends souvent un exemple, quand j'ai rencontré quelqu'un
04:27 qui me dit "je suis coordinateur de flux"
04:29 et il me rajoute de "flux transverse" pour bien préciser les choses.
04:32 Vous voyez bien que ce n'est pas un métier manuel,
04:35 que c'est très abstrait, mais c'est tellement technique
04:37 qu'on ne voit plus à quoi correspond ce type de métier.
04:39 Comment vous envisagez le futur de notre rapport au travail ?
04:42 Écoutez, moi je crois que ça va dans une...
04:44 J'aime pas les prédictions hasardeuses, bien sûr j'en sais rien,
04:46 mais en tout cas on voit, on sent comme une force qui va
04:49 qu'on va vers plus de libération dans toutes les sphères de notre société.
04:52 C'est pas seulement sur le travail, on s'auto-médicamente beaucoup plus.
04:56 Les mouvements politiques s'auto-instituent.
04:58 En marche, Zemmour, les Gilets jaunes.
05:01 À l'école, c'est plus l'autorité d'y mettre qui compte,
05:05 c'est la psychologie de l'enfant.
05:06 Donc vous voyez bien qu'il y a un mouvement d'individualisation.
05:09 Les auto-entrepreneurs, les libéraux ne cessent d'augmenter.
05:12 Donc vous voyez bien qu'il y a un mouvement d'individualisation,
05:15 d'autonomisation qui va très fort
05:17 et contre lequel il est vain à mon sens de lutter.
05:20 [Musique]
05:23 Merci à tous !

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