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"Le visage est une invention finalement assez récente."

Filtres, selfies, IA, avatars… Comment les réseaux sociaux modèlent la façon dont nous percevons notre visage ? Brut Philo avec Marion Zilio, autrice du livre "Faceworld".

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Transcription
00:00 Est-ce qu'aujourd'hui on est plus obsédé par notre visage qu'avant ?
00:02 On est plus obsédé par notre visage dans la mesure où celui-ci est constamment présent
00:09 du matin au soir, alors qu'il y a à peu près deux siècles à peine, début du XIème
00:16 siècle, les gens n'avaient pas forcément de miroir chez eux.
00:18 Les miroirs en pied sont arrivés très tardivement dans les maisons.
00:22 Elles sont arrivées vers 1920.
00:23 Donc les gens n'avaient pas forcément un grand intérêt pour leur visage.
00:28 Ils le voyaient cassé épisodiquement, ponctuellement lorsqu'ils allaient chez le barbier ou lorsqu'on
00:34 essayait des chapeaux.
00:35 Je suis Marion Zilliaud, je suis critique d'art, commissaire d'exposition et enseignante.
00:40 J'ai rédigé un ouvrage qui s'intitule « Faceward, le visage au XXIème siècle ».
00:45 Alors justement, ce sous-titre « le visage au XXIème siècle », qu'est-ce qu'il
00:51 y a de nouveau dans notre rapport à notre visage aujourd'hui par rapport à avant ?
00:55 Alors ce qu'il y a de nouveau, ce sont justement tous ces supports techniques qui font circuler
01:00 nos visages, qui les extériorisent sur des supports numériques qui passent de téléphone
01:06 en téléphone.
01:07 Et ça c'est complètement nouveau au regard de l'évolution de l'histoire de l'humanité
01:12 puisque ce dont on se rend compte, c'est que le visage est une invention finalement
01:16 assez récente.
01:17 La plupart des individus ont eu accès à leur visage dès lors que la photographie
01:21 a été inventée au milieu du XIXème siècle.
01:24 Puisque la majorité des individus n'avaient pas accès à leur visage puisqu'il faut
01:28 effectivement un support qui nous le renvoie, qui nous le donne à voir.
01:32 Et pour cela, il faut un miroir, il faut une photographie, il faut un écran.
01:36 Alors ça passait beaucoup par le regard de l'autre au fur et à mesure.
01:39 Aujourd'hui, on a le sentiment justement que l'autre est de plus en plus évacué.
01:43 D'ailleurs, il y a une anecdote très intéressante qui se déroule à l'époque grecque archaïque
01:49 où il existait des espèces de petits miroirs en métaux polis et les hommes avaient interdiction
01:53 de se regarder dans ces métaux parce qu'ils prenaient un double risque, celui de ne pas
01:57 vérifier l'estime d'eux-mêmes justement dans le regard de l'autre sur la place publique
02:01 et puis celui d'être chosifiés par l'objet qui lui renverrait son reflet.
02:05 Tandis que les femmes, elles, avaient obligation de se regarder dans ces miroirs pour justement
02:10 bien intégrer le fait qu'elles n'étaient rien d'autre que des objets.
02:13 Dans quelle mesure la représentation des visages informe sur les rapports sociaux au
02:17 sein d'une époque, d'une société ?
02:19 Dès lors que le visage justement est extériorisé sur un support, il faut se demander qui a
02:25 le contrôle de ces images.
02:28 Lorsque la photographie par exemple est inventée au milieu du XIXe siècle, les personnes sont
02:34 obligées d'aller dans les ateliers de photographes mais ce dont on se rend compte c'est que
02:38 c'est d'abord, on va dire, le cadre scientifique, le juridique qui va administrer, assigner
02:46 une identité à travers la construction de ces visages par l'appareil photographique.
02:51 Par exemple, on va venir inventer la figure du bourgeois, inventer la figure de l'ouvrier,
02:57 la figure de la femme, la figure du pauvre.
02:59 Comme ça en fait, on va créer des catégories de personnes qui vont être figées par l'appareil
03:04 photographique.
03:05 Et donc c'est tout un ensemble de rapports de force, de pouvoir d'assignation, de création
03:10 d'identité qui vont s'enrouler justement autour de cette figure extériorisée qui
03:16 va par rétroaction informer le sujet de la place qu'il doit occuper dans la société.
03:22 En fait, le visage à l'origine c'est le masque.
03:25 Il y a dans de nombreuses langues un rapport où un même mot signifie masque et visage
03:32 parce que le masque à l'époque n'était pas ce qui cachait mais ce qui révélait.
03:36 Récemment on a des nouveaux masques qui sortent, qui semblent justement rejouer toute la panoplie
03:41 des standards de beauté en s'alignant sur le visage par exemple de Kim Kardashian, des
03:46 choses comme ça, avec justement ce filtre bold, clairement, quelque chose comme ça.
03:51 Mais ce qu'on a vu aussi c'est que beaucoup d'internet ont eu la possibilité de créer
03:56 leur propre filtre, notamment sur Instagram il y a eu des applications où comme ça on
04:01 pouvait inventer soi-même des masques qui s'animent.
04:06 Et là on a vu quelque chose de beaucoup plus débridé apparaître, une volonté justement
04:10 de sortir de ces normes, d'inventer un nouveau visage, de s'apparaître autrement et parfois
04:15 avec quelque chose qui nous reconnecte davantage au monde que ce que justement on a tendance
04:21 à croire, c'est-à-dire que le filtre, le masque nous cachent et là parfois nous révèlent,
04:25 nous fait rentrer en connexion avec d'autres.
04:28 La représentation du visage aujourd'hui finalement fige dans le temps notre propre visage et donc
04:34 du coup on peut voir sur des anciennes photos notre jeunesse quand on est devenu âgé et
04:40 en même temps tous les jours on est confronté à notre propre vieillissement.
04:44 Comment vous le percevez ?
04:45 Oui le rapport au temps par rapport à la question du visage est crucial puisque vous
04:51 savez lorsqu'on se faisait peindre et encore une fois c'était une certaine élite qui
04:55 avait la possibilité de commander des portraits, il fallait poser longuement pour justement
05:00 avoir son visage apparaître.
05:02 Dans les années 80, pour reprendre un peu ma génération, nous on avait des appareils
05:08 photo argentiques, il fallait donc acheter la pellicule puis la ramener dans les ateliers
05:15 de photographe pour enfin la récupérer.
05:17 Aujourd'hui tout est instantané, de plus en plus jeune on a accès à son visage alors
05:22 que encore une fois lorsque moi j'étais plus jeune c'était très épisodique finalement,
05:27 la représentation de son visage c'était pour les anniversaires, des fêtes, Noël
05:31 ou la photo de classe et puis de temps en temps d'autres images qui transitaient mais
05:36 finalement on avait une vision très lacunaire de notre visage, aujourd'hui elle est omniprésente,
05:40 il y a une sorte d'hypernasie de son visage, d'où aussi peut-être cette volonté pour
05:45 la jeune génération de créer des stories, c'est-à-dire des images qui s'effacent
05:50 pour justement pouvoir aussi oublier certaines parties et moments de son visage.
05:55 Est-ce que les avatars, est-ce que l'intelligence artificielle, on en parle beaucoup aujourd'hui,
05:59 change quelque chose ? Est-ce qu'on change de paradigme avec ça ou est-ce que c'est
06:03 une suite logique ?
06:04 Oui, on change de paradigme malgré tout dans la mesure où le visage semble de plus
06:08 en plus discrétisé.
06:10 En gros, ça veut dire que le visage se transforme de plus en plus en une donnée, une data qui
06:15 pourra justement être instrumentalisée pour des procédés de reconnaissance faciale,
06:22 pour essayer d'envisager le visage dans un futur, dans un passé et tout ça à des
06:26 fins de contrôle car qui contrôle les images contrôle aussi certainement les subjectivités.
06:31 Est-ce que vous avez un message pour la personne qui regarde cette vidéo et qui apprend tout
06:35 un tas de trucs et qui va se dire "mince, mon visage, qu'est-ce que je fais avec ça,
06:38 qu'est-ce que je fais avec toutes ces nouvelles données ?"
06:39 Dès lors que vous postez un selfie ou un visage sur une plateforme, il faut se demander
06:47 à qui appartient du coup ce visage, quelle sera la transformation économique de votre
06:56 visage dès lors qu'elle est postée sur Instagram qui va capitaliser sur votre image.
07:04 Donc ça c'est une question vraiment importante à se poser.
07:07 Et puis d'un autre côté, encore une fois, comment vous pouvez essayer de ne pas répondre
07:13 de façon automatique et réflexe à certains standards, certains stéréotypes qui sont
07:18 toujours les premiers à véhiculer sur ce type de réseau pour au contraire essayer
07:23 de refaçonner autrement un visage à travers tout un tas de petites techniques de bricolage
07:31 pour essayer d'apparaître et de transformer aussi la façon dont l'espèce humaine tout
07:36 simplement se pense et évolue.
07:39 [Générique]
07:41 Merci à tous !

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