L'interview d'actualité - Ksenia Bolchakova et Veronika Dorman

  • l’année dernière
« Un peuple qui marche au pas : les Russes sous Poutine » : c’est le titre d’un nouvel ouvrage politique passionnant co-signé par deux journalistes franco-russes, Ksenia Bolchakova et Veronika Dorman. Un livre qui fera l’objet d’un documentaire diffusé sur France 5 ce dimanche 16 avril 2023. Dans cet essai, nos invitées répondent à une question que tout le monde se pose depuis le début de la guerre en Ukraine : que se passe-t-il dans la tête de la population russe ? Jugée de l’extérieure passive, le Kremlin exerce-t-il une pression en alimentant la désinformation à ce sujet auprès de son peuple ? Face à l’absence de protestations en réponse à l’invasion massive des troupes russes, ces deux reporters ont décidé de mener l’enquête pour comprendre ce silence lancinant des Russes qu’elles décrivent comme un peuple « assez passif […] un ventre mou qui ne réagit pas et qui est dans une sorte d’instinct de survie ».

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Transcription
00:00 A 8h14, place aux invités d'actualité.
00:03 Maïa, vous rejoignez les journalistes franco-russes
00:05 Ksenia Bolchakova et Véronika Dorman,
00:08 autrices de ce livre "Regardez un peuple qui marche au pas,
00:11 les Russes sous Poutine", c'est chez La Tess.
00:14 C'est aussi un documentaire qui sera diffusé sur France 5 dimanche.
00:18 Bonjour Ksenia Bolchakova.
00:20 Bonjour.
00:21 Bonjour Véronika Dorman.
00:22 Merci d'être avec nous ce matin.
00:23 Depuis le 24 février 2022, début de la guerre en Ukraine,
00:26 on s'est souvent demandé ce qui se passait dans la tête de la population russe.
00:29 Quel était son niveau d'information ?
00:30 Parce qu'elle nous paraissait de loin assez passive.
00:32 Est-ce que c'est cette quête de sens qui vous a aussi poussé à enquêter ?
00:36 Ksenia ?
00:36 C'était un des points de départ du travail qu'on a mené ensemble avec Véronika
00:40 parce que c'est la question un petit peu lancinante
00:41 et tout le monde nous posait la même question.
00:43 Qu'est-ce qui se passe dans la tête des Russes ?
00:44 Et pourquoi aujourd'hui, on n'a pas,
00:46 après le début de l'invasion massive par l'armée russe de l'Ukraine,
00:51 de populations qui protestent, qui sortent dans les rues
00:53 et qui devinent non à cette guerre ?
00:54 Donc un des objectifs de ce travail, c'était justement d'essayer de sonder
00:57 cette population, de savoir exactement ce qu'elle avait dans la tête.
01:00 Et on a découvert effectivement un peuple assez passif,
01:04 dans une partie aussi de la population assez acquise aussi
01:07 à cette opération spéciale, comme l'appelle Vladimir Poutine.
01:10 Et puis un ventre mou qui ne réagit pas ou qui essaye tout simplement
01:14 d'être dans une sorte d'instinct de survie
01:16 et de ne pas trop se faire voir mal des autorités.
01:19 Natasha, une psychologue en exil, parle dans le documentaire
01:22 d'une psychose de masse induite,
01:24 comme si finalement un peuple entier vivait dans une secte.
01:27 – Il y a un sentiment d'impuissance généralisé en Russie
01:31 qui est cultivé aussi par les autorités depuis très longtemps
01:34 parce que cette passivité est induite par plein de facteurs.
01:37 Il y a ce qu'on essaie de montrer, c'est une violence des rapports
01:40 entre les gens qui est historique.
01:43 Il y a le fait que la répression s'est accrue ces dernières années aussi
01:46 et que toute forme de manifestation ou de protestation
01:49 est écrasée de manière très spectaculaire
01:51 et donc les gens comprennent que la contestation coûte très cher.
01:56 Et il y a la propagande qui est de plus en plus lourde et de plus en plus…
01:59 – On va en parler.
02:00 – Voilà, et qui transforme les cerveaux en fait
02:04 et qui transforme le rapport à la réalité.
02:05 – Et je précise qu'il y a assez peu question de Vladimir Poutine
02:08 dans le documentaire et dans le livre parce que justement
02:10 vous avez accès sur le peuple lui-même, un peuple qui marche ou pas.
02:14 C'est donc le titre de ce documentaire et ce livre.
02:16 Et effectivement ça commence dès le plus jeune âge,
02:17 6 ans, dans des camps militaires.
02:19 On va regarder un extrait.
02:21 [Bruits de camp]
02:30 – Et squad, tête à droite. – Halt ! Vos numéros dans l'ordre.
02:38 – 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12. – Courez ! Courez !
02:48 – Vous comparez dans le documentaire ces camps aux jeunesses hitlériennes.
02:51 Effectivement, on ne peut pas s'empêcher de faire le parallèle
02:54 quand on regarde ces images.
02:55 – Ce qu'il faut savoir c'est que c'est justement ce mouvement
02:58 qui s'appelle la "Junar Mia", l'armée des jeunes, a été créée en 2016.
03:01 Donc ça fait déjà quelques années et ce qui est très intéressant
03:05 c'est l'explosion du nombre d'adhérents à ce mouvement.
03:09 – 1 million aujourd'hui ?
03:10 – Plus d'un million, 1,240,000 gamins qui sont imbrigadés
03:13 dans ces mouvements de jeunesse, qui sont chapeautés par le ministère de la Défense
03:15 en association avec le ministère de l'Éducation.
03:18 Donc l'objectif c'est non seulement de les entraîner physiquement
03:20 mais aussi de faire passer un message qui est celui de l'acceptation
03:24 du sacrifice pour la patrie.
03:26 Donc on dit à ces gamins qui ont entre 6 et 18 ans
03:29 que c'est noble d'aller mourir et d'aller combattre au nom de son pays.
03:33 – D'une manière générale, dans les écoles publiques,
03:35 la propagande d'État est à l'œuvre et au quotidien
03:37 à travers des discussions sur les choses importantes.
03:39 Racontez-nous ce que sont ces cours ?
03:42 – Alors à l'origine c'est pour initier les enfants aux bonnes valeurs,
03:45 aux bonnes habitudes, donc officiellement on devrait leur parler
03:49 du bénévolat, de l'environnement, du respect des aînés.
03:53 Et en réalité c'est des cours qui ont été fabriqués
03:55 par le ministère de l'Éducation nationale,
03:57 imposés dans toutes les écoles de Russie à partir de la rentrée de septembre,
04:01 qui sont des cours de lavage de cerveau en fait.
04:03 Parce que les scénarios sont très élaborés,
04:07 les profs doivent suivre des consignes très concrètes
04:11 et l'idée c'est d'inculquer justement que le patriotisme
04:14 et l'amour du pays c'est le sacrifice, c'est prendre les armes
04:18 pour aller combattre les ennemis qui sont omniprésents
04:21 et qui entourent le pays.
04:23 Et puis tout ça c'est lié au symbole de l'État,
04:28 la levée du drapeau tous les lundis matins, on chante l'hymne,
04:31 ça c'est des choses qui sont assez récentes,
04:33 il y avait des portraits des leaders russes dans les écoles
04:37 mais de manière assez plus subtile avant.
04:39 Et ça a été complètement institutionnalisé.
04:42 Et tout ça, ça sert aussi à justifier en fait
04:45 toute la politique de la Russie,
04:47 donc c'est une ingérence absolue de l'État dans la vie des écoliers.
04:50 Égard à celles et ceux qui sortent du rang,
04:52 il y a Tatiana, cette enseignante qui refuse de faire ses cours,
04:55 qui a été finalement licenciée, qui témoigne à visage découvert
04:57 dans le documentaire, vous avez de ces nouvelles ?
04:59 Elle va bien et pour Tatiana, comme pour toutes les personnes
05:03 qui ont témoigné dans ce film, c'était aussi un acte de résistance,
05:05 c'était hyper important justement de ne pas flouter son visage
05:08 et c'était un choix, et jusqu'à la dernière minute,
05:11 jusqu'à ces derniers jours, on leur a tous demandé
05:14 est-ce que vous êtes toujours d'accord pour montrer,
05:17 pour apparaître à visage découvert dans le film,
05:19 et tout le monde maintient.
05:20 Y compris Varya, qui a 10 ans et qui elle aussi est accusée de dissidence
05:24 pour avoir fait un dessin réclamant la paix avec l'Ukraine,
05:26 elle est incroyable cette petite fille, avec beaucoup de recul,
05:28 beaucoup d'humour aussi, c'est à découvrir dans le documentaire.
05:31 Je voulais juste rebondir sur ce que vous disiez,
05:33 sur cette violence qui est partout dans la société russe
05:35 et qui n'est donc pas née avec l'arrivée de Vladimir Poutine,
05:39 il en est presque lui un produit, c'est ce que vous dites ?
05:41 Il en est absolument un produit, après il a su jouer sur ces ressorts-là
05:44 des rapports sociaux, mais la société russe,
05:47 historiquement pour plein de raisons très compliquées,
05:50 très anciennes, est violente.
05:52 Les rapports entre les hommes et les femmes sont violents,
05:54 les rapports entre les patrons et les employés sont violents,
05:56 tous les rapports sont très hiérarchisés, assez traditionnels,
06:01 c'est un patriarcat qui dit son nom d'ailleurs,
06:06 les violences conjugales et les violences domestiques
06:11 sont extrêmement importantes en Russie aussi,
06:14 et voilà, tout ça, ça infuse la société à tous les niveaux.
06:17 Et l'armée, ce qu'on montrait aussi, c'est un moment très important pour nous,
06:21 c'est que l'armée est aussi un de ces foyers,
06:23 un de ces incubateurs de violence,
06:26 et beaucoup d'hommes passent par l'armée,
06:27 beaucoup d'hommes ont fait leur service militaire,
06:29 beaucoup d'hommes ont combattu aussi,
06:31 ou ont participé à diverses opérations sur les dernières décennies,
06:35 parce que la Russie est en guerre en permanence.
06:36 Depuis 50 ans, il y a toujours eu des guerres.
06:38 Depuis 50 ans, il y a toujours eu des guerres,
06:39 ou participé à des opérations de terrain,
06:41 et donc cette violence ensuite est rapportée à la maison,
06:44 elle n'est pas traitée,
06:46 il n'y a pas de soutien psychologique des soldats,
06:49 il n'y a pas de retour sur ce qui s'est passé.
06:52 Et on constate, on voit encore les traces,
06:55 en écoutant les témoins que vous avez interrogés,
06:57 que la Russie est un État cannibale,
06:59 une patrie qui dévore ses enfants, dites-vous.
07:01 Vous y retournerez, pour enquêter, pour travailler ?
07:03 On espère, on a de la famille quand même là-bas,
07:05 et puis on est extrêmement attachés à ce pays.
07:08 Une des raisons pour lesquelles aussi on voulait faire ce travail,
07:10 c'est parce qu'on est originaire de là-bas,
07:13 donc c'est aussi quelque chose qu'on vit dans notre intimité.
07:20 Mais concrètement, pour l'instant, c'est très compliqué.
07:22 On ne peut pas y retourner pour travailler ouvertement,
07:24 parce que les journalistes sont arrêtés.
07:27 Les journalistes sont arrêtés,
07:28 le ministère des Affaires étrangères russe ne délivre aucune accréditation,
07:31 notre confrère du Wall Street Journal a été inculpé pour espionnage.
07:36 Donc c'est vrai que travailler aujourd'hui est extrêmement complexe,
07:41 voire dangereux.
07:42 Merci beaucoup à toutes les deux.
07:44 "Un peuple qui marche au pas, les Russes sous poutine",
07:46 c'est donc un livre chez La Tess,
07:47 c'est un documentaire qui sera diffusé dimanche soir sur France 5.

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