Aurélien Denizeau, docteur en science politique et relations internationales spécialiste de la Turquie, nous explique pourquoi Recep Tayyip Erdogan se retrouve en difficulté pour cette élection présidentielle après vingt années passées à la tête du pays
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00:00 En tout cas, ce qui est certain, c'est qu'il y a des très fortes tensions,
00:02 des très fortes inquiétudes et en plus, une espèce de biais psychologique
00:06 par lequel on a finalement du mal à envisager
00:09 quelque part que Recep Tayyip Erdogan s'en aille.
00:10 Il y a plusieurs éléments qui se conjuguent pour expliquer
00:19 une possible défaite de Recep Tayyip Erdogan.
00:22 Vous avez tout d'abord une question conjoncturelle de moyen terme,
00:25 c'est-à-dire la crise économique.
00:26 La crise économique, elle frappe le pays
00:28 depuis notamment l'été 2018,
00:31 c'est-à-dire un peu après sa dernière grande victoire électorale.
00:35 Il avait alors remporté les législatives et la présidentielle.
00:38 Et depuis, vous avez une crise qui s'aggrave avec une forte inflation,
00:43 une hausse des prix, un appauvrissement général de la population
00:46 qui donc, bien sûr, a fragilisé son pouvoir et a suscité les mécontentements.
00:50 Sur le plus long terme, il y a bien sûr l'usure du pouvoir.
00:54 Il est en place depuis deux décennies.
00:55 Vous avez toute une génération.
00:57 Aujourd'hui, l'émergence d'une jeune génération,
00:59 beaucoup plus laïcisée, beaucoup plus sécularisée,
01:01 qui n'est plus en phase avec le discours sociétal, social,
01:06 porté par Recep Tayyip Erdogan.
01:08 Et puis enfin, surtout, le dernier élément qui est important à noter,
01:11 c'est que pour la première fois,
01:13 l'opposition arrive à réaliser une union presque complète.
01:17 Pour ces élections de 2023,
01:20 nous avons une coalition électorale unie
01:23 qui représente pratiquement toute l'opposition,
01:26 avec six partis de différentes obédiences
01:28 qui ont fait alliance pour les législatives,
01:30 qui soutiennent un candidat en commun.
01:32 Et ce candidat en commun est en plus soutenu
01:34 par le parti Procure des Libertaires.
01:37 Ce dernier n'est pas membre de la coalition,
01:38 mais il n'a pas présenté de rival contre lui.
01:40 Donc vous voyez, finalement, ce qui se combine,
01:42 c'est à la fois un mécontentement croissant envers Recep Tayyip Erdogan
01:46 en raison du contexte économique,
01:48 et dans le même temps, la capacité de l'opposition à présenter une alternative
01:51 parce qu'elle a enfin réussi à s'unifier.
01:53 Le défi
01:57 Tout dépend déjà de ce qu'on appelle une défaite.
01:59 C'est-à-dire que vous pouvez très bien avoir une semi-défaite.
02:02 Soit Recep Tayyip Erdogan est battu à l'élection présidentielle,
02:05 mais il manœuvre avec différents partis
02:07 et il garde une majorité à l'Assemblée nationale.
02:10 Soit, au contraire, il gagne l'élection présidentielle,
02:14 donc il est réélu président,
02:15 mais il échoue à obtenir une majorité à l'Assemblée.
02:18 Et dans ce cas, c'est compliqué pour lui de gouverner également.
02:20 Prenons l'hypothèse d'une défaite complète,
02:22 c'est-à-dire qu'il perde à la fois l'Assemblée et l'élection présidentielle,
02:26 et que l'opposition s'empare de l'exécutif et du législatif.
02:29 A priori, dans ce cas-là, on ne devrait pas avoir de contestation.
02:34 Il y a en Turquie tout de même une vieille tradition,
02:36 qui est une vieille tradition presque bureaucratique.
02:39 C'est un pays de fonctionnaires, la Turquie,
02:40 c'est un pays attaché à des institutions, la justice, l'armée.
02:44 Et même du côté des forces loyalistes,
02:46 on n'aime pas vraiment les dérogations aux règles établies.
02:49 On l'a vu en 2019 d'ailleurs, lorsqu'il y a eu les élections municipales,
02:52 l'opposition avait gagné la mairie d'Istanbul,
02:55 Recep Tayyip Erdoğan a manipulé la justice pour faire annuler l'élection.
02:58 Et bien résultat, les Turcs n'ont pas apprécié,
03:01 et ils ont encore plus massivement, au nouveau scrutin, voté pour l'opposition.
03:04 Ils ont encore renforcé le score de l'opposition.
03:06 Donc à partir du moment où Recep Tayyip Erdoğan est clairement donné battu par les chiffres,
03:11 il est probable qu'il s'incline, il se retire.
03:13 Ceci dit, on a quand même deux éléments qu'il faut surveiller de près.
03:17 Le premier, c'est qu'il y a possibilité de fraude lors du scrutin.
03:20 Il y a possibilité de fraude de la part de la majorité,
03:23 et peut-être aussi d'ailleurs dans certains coins de la part de l'opposition.
03:26 Ce qui veut dire que si on arrive avec un résultat par exemple à 50,2% contre 49,8%,
03:33 là la situation devient beaucoup plus compliquée.
03:35 Parce qu'on risque en effet de se heurter à des recontages en permanence,
03:39 des contestations avec par exemple deux candidats qui proclameraient en même temps leur victoire.
03:43 Le deuxième élément, c'est qu'à plus long terme,
03:45 Recep Tayyip Erdoğan peut très bien faire une stratégie un peu comme Benyamin Netanyahou en Israël,
03:49 c'est-à-dire se retirer provisoirement et considérer que la coalition est trop divisée,
03:54 attendre en fait la première crise dans cette coalition pour revenir avec un discours.
03:59 Vous voyez finalement, ils n'ont pas réussi à s'entendre,
04:01 ils n'incarnent pas la stabilité, revenons avec moi à la stabilité.
04:05 L'ambiance est plutôt sinistre en Turquie,
04:12 il y a une ambiance à la fois de fin de règne et d'inquiétude.
04:15 Il y a quelque chose qui est d'ailleurs vrai quand on parle aussi bien aux gens
04:19 qui soutiennent Recep Tayyip Erdoğan qu'à ses adversaires.
04:22 Vous sentez notamment un très grand pessimisme, une très grande crainte
04:25 avec l'idée que si le camp d'en face gagne, c'est l'apocalypse.
04:29 Du côté du président Erdoğan et de ses soutiens,
04:32 vous avez l'idée que si l'opposition l'emporte, finalement on va avoir 20 années de perdu,
04:38 elle va détricoter tout ce qui a été fait.
04:40 Ce sera une victoire des ennemis de la Turquie.
04:43 Du côté de l'opposition, vous avez un discours selon lequel si Erdoğan gagne,
04:46 c'en est fini de la démocratie, désormais la situation va devenir invivable.
04:49 Évidemment, c'est un peu compliqué de nous mettre à leur place
04:52 parce que c'est un peuple très politisé, le peuple turc, qui vit directement ces élections.
04:57 En tout cas, ce qui est certain, c'est qu'il y a des très fortes tensions,
04:59 des très fortes inquiétudes et en plus, une espèce de biais psychologique
05:03 par lequel on a finalement du mal à envisager
05:06 quelque part que Recep Tayyip Erdoğan s'en aille.
05:08 Qu'on le soutienne ou qu'on le combatte,
05:10 beaucoup de jeunes, par exemple, n'ont jamais connu que ce président et ce système.
05:14 Donc, il y a une forme de curiosité, d'excitation,
05:17 mais parfois aussi d'appréhension, même dans l'opposition,
05:20 quant à ce qui pourrait advenir une fois le régime renversé,
05:23 ou en tout cas, plutôt le président parti.
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