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Ni Dieu ni maître, une histoire de l'anarchisme.
Des fleurs et des pavés (1945-1968) raconte comment, l'anarchisme, moribond aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, renaît lentement de ses cendres, pour incarner dans l'année 1968 à la fois un espoir et une menace de San Francisco à Paris et de Tokyo à Mexico.

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Transcription
00:00 ...
00:09 ...
00:21 -Journée de 8 heures. -Démocratie directe.
00:23 -Retraite à 60 ans. -Bourse du travail.
00:25 -Syndicat. -Droit de grève.
00:27 -Ecologie. -Droit des femmes.
00:28 -Contraception. -Union libre.
00:30 -Avortement. -Congé payé.
00:31 -Sécurité sociale. -Et éducation populaire.
00:34 -L'anarchisme, qui avait fini par montrer son vrai visage
00:37 au grand soleil d'Espagne,
00:38 entre avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale
00:41 dans une longue nuit peuplée de monstres.
00:44 Dans l'euphorie de la victoire,
00:46 on oublie les pactes, les passivités,
00:48 les collaborations plus ou moins actives
00:50 et on efface les anarchistes de l'histoire.
00:52 Décimés, isolés, oubliés,
00:55 incapables de reprendre le combat sur le front social,
00:58 les libertaires choisissent alors de s'engager
01:01 dans la bataille culturelle.
01:03 Ils s'inventent des symboles, recréent des solidarités
01:06 et investissent de nouveaux champs de lutte.
01:09 Et dans le cours de la Guerre froide,
01:11 ils sont bientôt rejoints par une jeunesse neuve
01:14 qui, tout en donnant de l'anarchisme une autre image,
01:17 contribue à lui offrir une nouvelle visibilité.
01:21 Mais ces nouveaux révoltés, qui rêvent de paix et prônent l'amour,
01:24 avec pour seules armes des fleurs ou bien des pavés,
01:28 se heurtent partout au pouvoir.
01:30 Et c'est ainsi qu'à l'Est comme à l'Ouest et du Nord au Sud,
01:36 l'anarchisme réoccupe petit à petit le devant de la scène.
01:40 Il souffle ses idées anti-autoritaires
01:42 depuis la coulisse du mouvement pacifiste.
01:45 Il inspire les nouvelles formes de la contestation
01:48 et imprègne enfin de son esprit libertaire
01:51 un mouvement insurrectionnel qui aurait pu changer la face du monde.
01:56 C'est derrière des fils de fer barbelés,
02:08 dans l'odeur âcre du crématoire,
02:12 et sous le regard insolent de maîtres qui croient qu'ils sont des dieux,
02:18 que la seconde partie du XXe siècle commence aussi pour les anarchistes.
02:24 A Mauthausen,
02:26 où comme des dizaines de milliers d'autres prisonniers politiques,
02:30 les anarchistes, arrêtés par la Gestapo
02:32 ou livrés par la police de Vichy, laissèrent leur peau.
02:37 Quand vient l'heure de la libération,
02:40 bien que les antifascistes saluent en espagnol les forces alliées,
02:44 les quelques libertaires qui ont survécu à la guerre
02:47 ne peuvent que constater que le mouvement anarchiste
02:50 s'est en Europe réduit comme une peau de chagrin
02:52 et qu'il a perdu presque toute son influence.
02:55 Il se replie sur lui-même.
02:57 Après l'échec de la révolution espagnole
03:03 et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
03:06 les anarchistes ne représentent plus qu'un mouvement minoritaire
03:09 qui ne fait que ressasser ses vieilles idées, sa mythologie,
03:14 en tournant en rond,
03:16 sans avoir plus aucune influence sur les mouvements sociaux.
03:19 Alors, effectivement, on peut dire
03:23 qu'après l'échec de la révolution espagnole
03:25 et la Seconde Guerre mondiale,
03:27 l'anarchisme entre vraiment dans une longue nuit.
03:41 Après la Seconde Guerre mondiale,
03:43 il devient très difficile d'être anarchiste,
03:47 que ce soit en Europe, en Amérique du Nord ou en Asie,
03:52 parce que le monde est divisé en deux camps, l'Est et l'Ouest.
03:55 Alors, ce que font les anarchistes,
03:58 c'est qu'ils n'optent ni pour l'un ni pour l'autre.
04:01 Ils ne soutiennent aucun des deux camps pendant la Guerre froide,
04:05 et cela les exclut de la scène politique mondiale.
04:08 On se sent très seul quand on est anarchiste pendant cette période.
04:12 Au lendemain de la guerre,
04:14 les anarchistes ne choisissent effectivement pas leur camp,
04:17 mais ils recréent un peu partout des organisations.
04:19 La Fédération des Socialistes Libertaires allemande
04:23 et les fédérations anarchistes françaises et italiennes
04:26 se reforment dès la fin des combats.
04:29 Au Nord, l'Organisation centrale des travailleurs de Suède
04:32 devient le bastion libertaire le plus fort d'Europe.
04:35 Et au Sud, tandis que les exils des Espagnols
04:37 ouvrent une CNT à Paris,
04:39 des groupes de résistance, formés notamment par Kiko Sabaté,
04:42 qui attaquent ici au Mortier,
04:44 reprennent sur la péninsule le combat contre la dictature franquiste.
04:48 Même à l'Est, on voit renaître un courant libertaire,
04:51 comme en Bulgarie, où la Fédération des anarcho-communistes
04:54 organise son congrès et rédige une nouvelle plateforme.
04:59 L'Amérique latine n'est pas en reste.
05:01 Qui voit les anarchistes se regrouper, par exemple au Chili et à Cuba,
05:05 ou dans les grandes fédérations syndicalistes révolutionnaires ?
05:08 Tandis que l'Afrique a momentanément perdu ses structures,
05:12 la jeune fédération anarchiste japonaise,
05:14 emmenée par Ishitawa Sonshiro,
05:16 et la Fédération des bâtisseurs d'une société libre créée en 1945
05:21 par les frères Lee Un-kyu et Lee Ul-kyu,
05:23 surnommés les "Kropotkins" coréens,
05:25 témoignent de la survivance de l'anarchisme en Asie.
05:29 Mais c'est en dehors des organisations,
05:31 et grâce à l'un de ces courants méconnus,
05:33 que l'anarchisme commence, dans cette longue nuit de l'après-guerre,
05:36 à revenir un peu dans la lumière.
05:39 Ce qui se passe pour l'anarchisme,
05:43 c'est que l'idée selon laquelle la guerre serait la santé des États,
05:48 eh bien cela devient le cœur de la pensée libertaire.
05:54 À cause de la Deuxième Guerre mondiale.
05:56 Parce qu'il devient très clair que l'État est directement lié
06:02 au fascisme, à la guerre, aux chaînes de commandement
06:06 et aux dommages collatéraux.
06:08 Le pacifisme libertaire ou anarchisme non-violent,
06:12 qui vient d'une longue tradition,
06:14 connaît, avec le début de la Guerre froide, un véritable regain.
06:17 Héritiers de la Boétie, Schelle, Soro et Tolstoy,
06:21 ces partisans veulent eux aussi radicalement changer le monde.
06:25 Mais ils pensent à l'inverse des apôtres de l'insurrection armée,
06:28 qu'il est possible et même nécessaire de le faire sans violence.
06:32 C'est un argument que développent de nombreux penseurs de premier plan
06:38 et qui se fonde sur l'attention particulière
06:41 que les anarchistes accordent à l'adéquation
06:43 entre les moyens et les fins.
06:45 Les moyens que vous employez pour provoquer le changement social
06:49 doivent s'accorder avec l'objectif que vous voulez atteindre.
06:53 Si l'on se place dans ce cadre,
06:57 le recours à la violence entre souvent en contradiction
07:00 avec vos objectifs.
07:01 En effet, si vous voulez construire une société basée sur la coopération,
07:09 sur le consensus, la démocratie directe,
07:12 sur la discussion...
07:14 Alors, la violence politique n'est pas le moyen à utiliser
07:21 pour atteindre ce but.
07:23 Il y a même de fortes chances pour qu'elle nuise à votre projet.
07:28 Cette théorie a inspiré les révolutionnaires à l'époque
07:32 que pour la première fois, la non-violence
07:34 semble avoir prouvé en Inde son efficacité.
07:38 Mais alors que la guerre froide s'intensifie,
07:42 c'est face à l'émergence d'une nouvelle menace
07:44 à la fois globale et mortelle
07:46 que les pacifistes libertaires peuvent commencer à se faire connaître
07:49 et diffuser plus largement leurs pensées.
07:53 -Ca change fondamentalement l'état d'esprit
07:56 non seulement des anarchistes,
07:58 mais de toutes les personnes critiques des pouvoirs établis.
08:01 Parce que ça marque l'imagination.
08:04 L'idée de cette perpétuelle menace de mort qui plane,
08:08 cette bombe qui peut exploser à tout moment,
08:11 ça a poussé les gens vers les mouvements pacifistes.
08:14 La population s'est mise à demander la paix
08:17 de manière passionnée.
08:19 -Contre la prolifération atomique,
08:21 des mouvements antimilitaristes et pacifistes
08:24 éclosent alors dans le monde entier.
08:26 On se souvient par exemple en France du mouvement pour la paix
08:30 et de celui des citoyens du monde de Gary Davis.
08:33 Mais il y a aussi le "Bande de bons" mouvement
08:35 qui s'étend d'Angleterre à Sydney.
08:37 Et il y aura bientôt les gigantesques mobilisations
08:40 contre la guerre au Vietnam.
08:42 C'est un mouvement qui a été un peu dévastateur
08:44 et qui a été un peu dévastateur.
08:46 -Certains sont d'ailleurs impulsés directement par les libertés,
08:50 comme le "Vietnam Day Committee" que fondera Jerry Rubin
08:53 ou le mouvement pour les objecteurs de conscience
08:56 animé en France par Louis Lecoin.
08:58 Mais s'il est vrai que presque tous les anarchistes
09:01 sont alors pacifistes,
09:02 tous les pacifistes ne sont pas pour autant anarchistes.
09:06 On retrouve dans ces mobilisations des humanistes libéraux,
09:09 des chrétiens progressistes,
09:11 des socialistes plus ou moins radicaux
09:13 et toute une flopée de militants
09:15 sans idée politique à récler, qui souhaitent juste avoir la paix.
09:18 En mettant en oeuvre une sorte de stratégie de coucou,
09:22 les libertaires n'en décident pas moins de les rejoindre.
09:25 -Ce n'est pas nouveau.
09:27 Les anarchistes de la fin du 19e siècle
09:29 faisaient exactement la même chose.
09:31 Ils ne créaient pas de grandes organisations de masse,
09:34 ils n'essayaient même pas de convaincre les gens
09:37 de devenir anarchistes.
09:38 Ils essayaient de radicaliser les gens
09:40 afin qu'ils décident de prendre leurs affaires en main.
09:43 Ils diffusaient leurs idées et les gens s'anarchisaient.
09:46 Les anarchistes de l'après-guerre font exactement la même chose.
09:50 Ce qu'ils essayent de faire dans ces mouvements,
09:52 c'est de convaincre les gens qu'on ne peut pas avoir l'Etat
09:55 sans la bombe.
09:57 Si vous ne voulez pas de la bombe, vous devez vous débarrasser de l'Etat.
10:00 C'est l'argument principal qu'ils mettent en avant.
10:03 -Ce qui est vraiment intéressant à ce sujet,
10:08 c'est que les vieux courants pacifistes
10:11 ont commencé à dénoncer ce lien également.
10:15 Grâce à ça, on a vu naître des relations très fortes
10:20 entre les groupes pacifistes et les groupes anarchistes.
10:25 -C'est au Royaume-Uni, ou à la différence des autres pays européens,
10:29 le mouvement pour la paix n'est pas contrôlé en sous-main par Moscou,
10:33 que les liens entre anarchistes et pacifistes
10:35 deviennent les plus solides et les plus étroits.
10:38 En Espagne, pour le désarmement nucléaire,
10:40 derrière Bertrand Russell, qui en est la figure de proue,
10:44 on retrouve la crème de l'anarchisme britannique
10:46 comme Herbert Reid, Etel Manin, Alex Comfort ou Colin Ward.
10:51 Leur influence se fait rapidement ressentir
10:53 jusque dans le nom que se donne le mouvement,
10:56 qui dit presque tout.
10:57 -Le comité d'action directe
11:01 n'était pas seulement un mouvement contre la guerre.
11:04 Il développait aussi une véritable critique sociale
11:08 basée sur les travaux des anarchistes.
11:10 L'emploi du concept d'action directe en témoigne.
11:15 C'est une traduction directe de la pensée anarchiste.
11:20 L'idée, qui peut paraître en réalité
11:24 très radicale et très conflictuelle,
11:27 c'est de changer les choses vous-même,
11:31 plutôt que de demander à quelqu'un d'autre de le faire.
11:35 -Mais au contact des pacifistes,
11:38 les anarchistes découvrent à leur tour
11:40 de nouvelles techniques de lutte qu'ils décident d'adopter
11:44 tant elles semblent illustrer le message libertaire.
11:47 -Les tactiques pacifistes,
11:53 comme la désobéissance civile ou les sit-ins, par exemple,
11:56 mettent en lumière la violence de l'Etat.
11:59 Car en usant de violence contre des manifestants non violents,
12:04 l'Etat, en quelque sorte, se condamne lui-même.
12:07 ...
12:09 -Convaincus que c'est un mouvement de masse
12:12 qui peut leur donner l'avantage, le 17 septembre 1961,
12:17 un appel est lancé pour une grande manifestation
12:19 à Trafalgar Square.
12:21 Mis sous la pression, le pouvoir britannique
12:25 réactualise le "Justices of the Peace Act",
12:28 une loi vieille de 600 ans presque jour pour jour,
12:31 qui permet d'incarcerer de manière préventive les fauteurs de troubles.
12:35 30 membres du comité sont d'ailleurs jetés en prison,
12:38 dont Alex Comfort et Bertrand Russell,
12:41 à l'heure âgée de 89 ans.
12:44 Le jour D, pourtant, près de 15 000 personnes se rassemblent
12:48 et font un sit-in sur la grande place de Londres.
12:52 Là, cette démonstration de force non violente
12:55 n'impressionne que la pellicule des caméras.
12:58 ...
13:04 Et déjà, des anarchistes s'interrogent.
13:07 ...
13:10 -Beaucoup d'anarchistes au sein du mouvement
13:13 considèrent les tactiques pacifistes
13:15 soit comme très naïves,
13:17 soit comme fondamentalement inefficaces
13:20 si l'on pense à la lutte des classes,
13:24 ou même pire, comme une excuse pour ne rien faire.
13:27 ...
13:29 -Nombreux sont les révolutionnaires,
13:31 au Royaume-Uni comme ailleurs,
13:33 à abandonner alors les tactiques pacifistes.
13:36 Et quand par la suite,
13:37 des anarchistes accepteront de participer
13:40 à des manifestations pour la paix,
13:42 ce sera souvent pour y accroître la conflictualité.
13:44 Mais il faut attendre les années 60 pour qu'au pays des fleurs,
13:48 de nouveaux chevaliers blancs de la révolution
13:50 mettent grâce à une nouvelle forme de lutte non violente,
13:53 à proprement parler, le feu aux poules.
13:56 ...
14:06 Les 60's.
14:08 Dans les pays occidentaux, le monde a bien changé.
14:12 Les grands ensembles ont recouvert les ruines,
14:15 le bibi-boom a rajeuni les populations,
14:17 le plein emploi remplit les porte-monnaies,
14:20 et le rêve américain, commencer à coloniser les imaginaires.
14:24 L'émergence d'une classe moyenne
14:26 a même fait oublier l'ancien clivage social.
14:29 On est entré dans la société des loisirs et de la consommation.
14:32 C'est le règne des supermarchés, de l'automobile et de la télévision.
14:36 C'est l'âge d'or du tabac, du rock'n'roll et du soda.
14:39 C'est aussi le triomphe de l'Etat-providence
14:42 qui impose aux révolutionnaires d'approfondir leur critique.
14:46 -Après la Seconde Guerre mondiale,
14:48 vous avez un Etat qui est en train de se défendre.
14:51 Après la Seconde Guerre mondiale, vous avez un Etat plus présent,
14:55 qui promeut une éducation universelle,
14:57 qui assure l'aide sociale pour tous,
14:59 qui réglemente de plus en plus les droits des travailleurs.
15:03 L'Etat semble donc plus bienveillant
15:05 que les Etats d'il y a 100 ou 150 ans.
15:08 Les anarchistes sont donc, dans une certaine mesure,
15:11 le dos au mur, car la vie semble s'être améliorée pour beaucoup de gens.
15:15 Mais ce que les anarchistes essaient de montrer,
15:18 c'est que cette bonne vie n'est pas la vie bonne.
15:21 -L'argument critique des anarchistes
15:31 est que le capitalisme
15:33 et la culture de masse de la société moderne,
15:36 vous savez, le consumérisme,
15:39 la publicité,
15:41 l'émergence de Coca-Cola,
15:46 tout cela incarne une forme de banalité
15:49 et diffuse une sorte de culture banale et stérile.
15:53 -Ce sentiment absurde est notamment ressenti par la jeunesse,
15:57 qui a pris conscience de son nombre, de sa force et du rôle moteur
16:01 qu'elle pourrait jouer dans un processus révolutionnaire.
16:04 A l'instar des Etats-Unis d'Amérique, avec le "free speech movement",
16:08 elle commence à faire entendre un peu partout sa voix.
16:11 En ce début d'année 1965,
16:14 ce phénomène va devenir aussi manifeste aux Pays-Bas,
16:17 même si l'anarchisme n'y a pas encore connu son regain
16:20 et que la société semble verrouillée de l'intérieur.
16:23 -Au début des années 60,
16:26 les Pays-Bas étaient un pays étriqué.
16:29 La société était refermée sur elle-même
16:32 et les jeunes n'avaient pas leur mot à dire.
16:36 -Dans les années 60...
16:39 -Dans les années 60...
16:41 ...
16:44 ...l'autoritarisme ambiant
16:48 réfrénait tellement les jeunes
16:52 qu'ils n'avaient pas d'autre choix
16:55 que de se rebeller.
16:58 -C'est un jeune étudiant en philosophie
17:00 qui décide ici de sonner l'heure de la révolte.
17:03 Ruhl van Deun a médité au sein du mouvement BAM de Bande néerlandais
17:07 et atteint lui aussi les limites des tactiques de lutte pacifiste.
17:11 Mais bien qu'il occupe désormais une fonction importante
17:14 au sein du monceau l'anarchiste d'Ivray,
17:16 il se sent un peu à l'étroit
17:18 dans les organisations libertaires traditionnelles.
17:20 -L'anarchisme des années 60,
17:24 c'était en fait des anarchistes des années 20.
17:27 C'était un groupe de vieux.
17:29 Et lui, il était le seul jeune.
17:31 Et il avait du mal à faire avancer ses nouvelles idées,
17:34 ce qui provoquait beaucoup de querelles et de disputes.
17:39 -Il a donc quitté le mouvement anarchiste très déçu
17:41 pour créer son propre mouvement et son propre magazine.
17:46 -Pour lancer son mouvement,
17:49 Ruhl van Deun décide, avec quelques camarades,
17:52 dont l'éditeur Rob Stolk, de créer un journal.
17:54 Il l'intitule "Provo".
17:56 Un nom d'autant mieux choisi
17:58 qu'en interpellant directement une partie de la jeunesse,
18:01 qu'il surnomme "Provotaria",
18:03 par opposition avec un prolétariat devenu, selon lui,
18:06 incapable de changer le monde,
18:08 il a le mérite d'énoncer tout un programme.
18:11 -Le mot en lui-même était tiré d'une thèse de criminologie.
18:17 Il définissait une forme de délinquance
18:20 et les Provots ont décidé de l'utiliser de manière créative
18:24 pour évoquer la façon dont on pouvait propager la résistance.
18:28 Et c'était au travers de la provocation.
18:31 Voilà l'idée.
18:33 Donc, si vous pouviez transgresser
18:38 ou briser les règles,
18:40 ou vous engager dans une activité qui allait choquer ou irriter,
18:44 voire faire enrager le pouvoir,
18:46 et provoquer une réaction de sa part,
18:50 alors vous pourriez attirer les gens dans un mouvement de résistance.
18:56 -Rule 22 est bien le premier à théoriser
18:59 le fameux cycle provocation-répression-mobilisation.
19:03 Dans un tract, il en décortique précisément la mécanique
19:06 et en affiche ouvertement les objectifs.
19:08 -La provocation, dans les circonstances actuelles,
19:13 est devenue notre seule arme.
19:15 Par la provocation, nous pouvons démasquer l'autorité.
19:18 Uniforme, bottes, képis, sabre, chien, policier, gaz lacrymogène.
19:22 Il faut la forcer à utiliser contre nous tous ses moyens de répression.
19:26 Elle sera alors contrainte de montrer sa vraie nature.
19:29 Elle deviendra de plus en plus impopulaire
19:31 et l'opinion publique basculera en faveur de l'anarchie.
19:34 -Comme leurs textes ne sont tirés qu'à quelques centaines d'exemplaires,
19:38 pour mettre toutes les chances de leur côté,
19:41 les provos ressortent les vieux épouvantails.
19:43 Ils impriment une recette pour fabriquer des bouts.
19:47 -Et cela crée immédiatement des tensions dans la ville.
19:53 Il y a des arrestations, la presse s'en mêle,
19:58 et ça attire les jeunes qui sont en recherche d'action.
20:02 Et donc, ça mobilise.
20:06 Parce que ça fait exactement ce que ça avait pour but de faire,
20:10 c'est-à-dire provoquer.
20:14 -Pour un coup d'essai, c'est bien un coup de maître.
20:19 En quelques mois, le groupe passe d'une vingtaine de membres
20:22 à plusieurs centaines.
20:23 Mais s'ils arrivent à fédérer plus largement,
20:26 c'est aussi parce que les provos ne font pas que provoquer.
20:29 Les partisans de l'action directe et de la propagande par le fait
20:32 font des propositions et mettent en oeuvre leurs idées.
20:36 Afin de lutter contre la domination automobile, par exemple,
20:39 ils inventent le plan Vélo Blanc
20:41 et mettent des bicyclettes en libre accès dans les rues d'Amsterdam.
20:46 Ils font des happenings, manifestent contre les colonialismes anciens
20:50 et imaginent des alternatives crédibles
20:52 aux dérives de la société de consommation.
20:55 À leur mesure et avec leurs faibles moyens,
20:58 mais toujours sans violence,
20:59 les provos essaient de changer le monde
21:02 en leur épeignant avec cette couleur blanche
21:04 qui devient ainsi, au cœur des années 60, au Pays-Bas,
21:08 le nouveau noir des anarchistes.
21:10 Mais le maire d'Amsterdam, Geys Van Halen,
21:13 et Jan van der Molen, le chef de la police,
21:15 considèrent cette agitation non pas comme de la provocation
21:18 mais comme de véritables menaces.
21:20 Ils empêchent les happenings et font confisquer les vélos.
21:24 Les provos les inquiètent d'autant plus
21:27 qu'en ce mois de mars 1966,
21:29 Amsterdam doit accueillir un événement de la plus haute importance.
21:33 Or, une fois n'est pas coutume,
21:35 les provocateurs pourraient se sentir provoqués
21:37 et décider de passer à l'action.
21:40 À ce moment, on apprend dans les journaux
21:45 que la princesse héritière venait de se fiancer avec un Allemand.
21:50 Un Allemand qui avait été membre de la jeunesse hitlérienne
21:56 et qui avait participé à la guerre comme soldat dans la Wehrmacht.
22:00 Il était donc considéré par la gauche comme un véritable nazi.
22:08 Et dans le contexte de l'Holocauste
22:10 et la façon dont il s'était déroulé,
22:12 particulièrement aux Pays-Bas et à Amsterdam,
22:15 c'était vraiment, vraiment problématique.
22:17 Afin de manifester leur opposition à cette union
22:23 qui aura lieu le 10 mars et sera retransmise en Eurovision,
22:27 les provos souhaitent s'inviter à la noce,
22:29 et comme Roulevent II n'avait aussi théorisé qu'il n'était qu'une image,
22:33 figurer en bonne place sur la photo du mariage.
22:36 Pour faire monter la pression en amont des noces,
22:39 ils s'amusent à faire courir les plus folles rumeurs.
22:42 Et, cette fois encore, non pas avec de la violence,
22:49 mais avec des propositions loufoques.
22:53 Ils avaient dit, par exemple,
22:55 qu'ils allaient mettre du LSD dans l'eau potable d'Amsterdam
22:58 ou sur des morceaux de sucre,
23:00 pour les donner aux chevaux de la police.
23:03 Le LSD était la drogue en vogue à ce moment-là,
23:06 et on l'a d'ailleurs aussitôt interdite.
23:09 Tout cela a créé une sorte de panique.
23:21 Il y avait donc, le jour du mariage,
23:23 une présence policière massive.
23:25 -Au matin du 10 mars 1966,
23:39 cette très forte présence policière a dû dissuader les provos d'agir.
23:43 Car au début, tout semble bien se passer.
23:46 Le carrosse royal fend tranquillement la foule
23:49 et remonte au pas, sous l'œil borgne des caméras du monde entier,
23:52 la place du dame vers la vesteur quelque.
23:55 Malgré le gris du ciel et le noir et le blanc,
23:58 pour les millions de téléspectateurs qui regardent la cérémonie,
24:01 la Hollande n'a pas usurpé sa réputation de pays
24:05 où il ne se passe jamais rien.
24:08 La mariée est bien belle, le protocole fastueux
24:12 et l'ordre assuré.
24:14 Mais tout à coup, c'est l'accueil du désordre, la confusion.
24:19 Le terrorisme aurait-il à nouveau frappé
24:22 sur le passage de tête couronné ?
24:25 Pour la première fois depuis des dizaines d'années,
24:28 des bombes ont explosé.
24:31 -Des bombes ?
24:32 C'était-tu une bombe fumigène ?
24:35 Juste de la fumée ?
24:39 -Depuis quelques temps, les provos s'étaient préparés.
24:43 Pendant des nuits entières, dans un petit appartement clandestin,
24:47 ils avaient mélangé les 3 volumes de nitrate de potassium
24:52 avec les 2 volumes de sucre glace
24:54 et fabriqué ainsi plus de 200 bombes fumigènes
24:57 qui n'ont besoin que d'une allumette ou d'un mégot
25:00 pour partir en fumée.
25:02 Un arsenal inoffensif, certes,
25:04 mais à l'effet de souffle dévastateur.
25:07 -La stratégie était simplement de perturber l'ordre.
25:12 On le fait partir en fumée.
25:15 On enfume tout.
25:17 C'est de l'enfumage.
25:19 Et on ne le voit plus, donc on l'élimine.
25:22 C'est évidemment un geste théâtral.
25:26 -Au point théâtral, bien sûr.
25:29 -Ca en a mis un coup à toute cette pompe et à tout ce fast.
25:33 Les autorités se sont senties ridiculisées,
25:36 ce qui les a mises en colère.
25:38 C'est ce qui explique pourquoi la répression par la suite
25:41 a été si sévère.
25:43 -Si le journal "Le Télégraphe"
25:45 n'exige pas la solution finale de la question Provo,
25:48 le chef de la police lui demande bien la tête des meneurs.
25:52 La marée chaussée arpente la ville avec des megaformes.
25:57 Toute manifestation est interdite.
25:59 Le moindre attroupement est violemment dispersé.
26:03 Dans les rues d'Amsterdam, la chasse aux Provo est ouverte.
26:06 La répression.
26:09 La répression frappe.
26:13 Musique de tension
26:16 ...
26:24 -Mais une chose était en train de changer.
26:26 La population commençait à avoir de la sympathie pour les Provo.
26:31 -On voyait dans les médias
26:35 que de plus en plus de gens défendaient leurs actions.
26:39 Et condamnaient l'attitude des autorités.
26:42 -La police traite très fort.
26:43 Donc, l'opinion publique
26:48 se retournait contre la police et l'Etat en faveur des Provo.
26:52 -On a vu que les Provo s'en occupaient.
26:55 -Au milieu de l'année 1966,
26:59 malgré la répression, ou plutôt grâce à elle,
27:02 les Provo sont aux fêtes de leur gloire.
27:05 Leur nom résonne, leurs idées voyagent,
27:07 et ils font des petits.
27:08 Au Pays-Bas, bien sûr,
27:10 où des groupes se constituent à Rotterdam, Lae, Maastricht,
27:13 mais aussi dans toute l'Europe,
27:15 en Belgique, en Suisse, en Allemagne de l'Ouest,
27:18 en Italie, au Royaume-Uni, à Paris,
27:20 où une manifestation a lieu au cri d'anarchie et de liberté.
27:25 Et le péril blanc s'étend jusqu'aux États-Unis d'Amérique,
27:28 où le Constitution Park de Berkeley
27:30 est renommé Provo Park en hommage aux révolutionnaires Amsterdamois.
27:37 Le monde entier a les yeux tournés vers la Hollande,
27:40 et certains imaginent que la révolte jeune,
27:42 ludique et libertaire des Provo
27:45 pourrait se transformer en révolution.
27:48 Un mouvement social qui va mener les Pays-Bas au bord de l'insurrection
27:53 semble leur donner raison.
27:55 Le 13 juin, à l'appel des organisations syndicales,
27:59 une grande mobilisation des travailleurs a lieu.
28:02 Ruhlwand Dön et ses camarades
28:04 appellent le Provotariat à se joindre à la manifestation.
28:08 La mort d'un manifestant,
28:11 dont la rumeur dit qu'il a été victime de violences policières,
28:14 fait soudain converger les luttes.
28:17 La manifestation tourne à l'émeute.
28:19 Les Provos et les travailleurs,
28:21 rejoints par la masse des étudiants et des blousons noirs,
28:24 transforment le centre-ville en champ de bataille.
28:27 On décèle les pavés, on retourne les voitures.
28:31 Malgré le soutien des proxénètes, de la police et de la PID,
28:34 le journal, le télégraphe est incendié.
28:37 Amsterdam s'enflamme.
28:39 Devant l'ampleur des troubles,
28:43 le Parlement est convoqué en séance extraordinaire.
28:46 -Les autorités étaient mises sous pression,
28:51 non pas par les Provos, mais par l'opinion publique.
28:56 Résultat, le commissaire de police a été démis
28:59 et le maire d'Amsterdam a dû démissionner.
29:02 -Cela aurait pu être une victoire pour les Provos,
29:05 mais pris dans leur logique non-violente,
29:08 au lieu de pousser leur avantage,
29:09 ceux-ci préfèrent se dissocier du mouvement
29:12 en évoquant une hystérie collective avec laquelle ils n'avaient rien à voir.
29:17 Incapables de saisir ce momentum révolutionnaire,
29:20 la fin de leur mouvement n'est plus qu'une longue agonie.
29:24 Infiltrés, leurs plans sont éventés.
29:27 Et comme les nouvelles autorités savent ne plus réagir à leurs provocations,
29:31 leurs tactiques tournent la vide.
29:33 Alors, comme ceux qui vivent du spectacle
29:35 périssent souvent par le spectacle,
29:38 eux qui n'avaient voulu être que des images
29:40 connaissent le destin des images.
29:42 Ils deviennent des cartes-postes.
29:44 -Toute cette attention internationale,
29:48 qui venait non seulement de la presse,
29:50 mais également de la jeunesse, qui arrivait de partout.
29:54 On proposait même des Provo-Tours.
29:57 -Tout cela dépassait l'intention originelle de ces garçons.
30:00 -Ca grouillait les garçons un peu au-dessus de leur tête.
30:04 Ils n'étaient pas en train d'organiser une grande organisation.
30:08 -C'était juste un club de rebelles, au départ.
30:11 -Dans un dernier sursaut,
30:14 Roulle 22 et ses camarades décident de dissoudre le mouvement.
30:18 Le 15 mai 1967, ils se réunissent dans le coin des orateurs du Vendelpark
30:23 et annoncent la fin du mouvement Provo.
30:26 -Rob Stolk et Roulle 22,
30:28 vous êtes venus ici pour tuer Provo. Pourquoi ?
30:31 -Et voilà, c'était la fin.
30:41 Après deux ans pendant lesquels ils ont mis les Pays-Bas en dessus-dessous,
30:45 les Provo sont alors partis, chacun de leur côté.
30:48 -Roulle 22 nous confiera plus tard
30:53 à propos de l'échec du mouvement Provo.
30:56 Notre seule erreur est d'avoir visé trop court.
30:59 La geste des Provo d'Amsterdam est aujourd'hui relativement tombée dans l'oubli.
31:03 Elle aura cependant une influence décisive dans les années suivantes.
31:06 Car inspirés par leurs idées et leurs stratégies,
31:09 mais aussi conscients des limites de leur mouvement,
31:12 d'autres libertaires vont reprendre leur flambeau
31:14 et faire en 1968 l'espace d'un printemps
31:18 bourgeonner toutes les espérances révolutionnaires.
31:21 (Générique)
31:23 ---
31:27 -Bonne nuit.
31:30 -Fête de beaux rêves !
31:33 (Musique)
31:35 -Bonne nuit.
31:37 (Musique)
31:40 -A la veille de l'année 68, le mouvement anarchiste en France
31:44 n'est toujours pas sorti de la nuit.
31:46 Il faut voir que fatalité gropusculaire
31:51 ici comme partout ailleurs,
31:52 les organisations libertaires ne cessent pendant ces années
31:56 de se scinder, fusionner, disparaître, puis renaître.
32:00 (Musique)
32:04 Pour rassembler tous ces groupes, coordonner leurs activités
32:07 et tisser des liens avec d'autres cellules révolutionnaires,
32:11 on ne trouve pas mieux que de créer des comités à foison.
32:14 On s'y perd.
32:16 Face à ces organisations désorganisées,
32:20 il devient essentiel de rétablir un semblant d'unité.
32:24 Le groupe des jeunes libertaires de Paris
32:26 décide d'inventer un symbole.
32:29 -Le encerclé date d'abril 1964.
32:33 Il est présenté devant le mouvement anarchiste
32:37 dans un numéro du bulletin des jeunes libertaires
32:42 avec une explication de pourquoi il serait bon
32:47 que les anarchistes, quand ils font des inscriptions sur les murs,
32:51 quand ils font des affiches, mettent ce symbole de façon systématique.
32:55 -Deux motivations principales nous ont guidés.
32:59 D'abord, faciliter et rendre plus efficaces
33:01 les activités pratiques d'inscription et d'affichage.
33:04 Ensuite, assurer une présence plus large
33:07 du mouvement anarchiste aux yeux des gens.
33:09 Le sigle "adopter" nous a paru répondre le mieux à ces critères.
33:13 En l'associant constamment au mot "anarchiste",
33:15 il finira par un automatisme mental bien connu
33:18 par évoquer tout seul l'idée de l'anarchisme dans l'esprit des gens.
33:21 -C'est des techniques de marketing, finalement.
33:24 C'est aussi bête que ça.
33:26 Si tous les groupes anarchistes,
33:28 malgré leur différence très forte, disons,
33:33 et des fois l'opposition qu'il y avait entre eux,
33:37 signaient, mettaient un même logo,
33:39 ça aurait un effet multiplicateur
33:42 de la présence des anarchistes sur les murs de Paris,
33:45 ou dans la vie politique parisienne.
33:48 -L'effet n'est pas immédiat.
33:51 Et alors que le vent de contestation soufflé par la jeunesse
33:56 semble charrier un peu partout
33:58 un esprit anti-autoritaire et libertaire,
34:01 en France, c'est le calme plat.
34:05 Un grand journal du soir prétend même que la France s'ennuie.
34:10 Et pourtant, tout commence en banlieue parisienne,
34:14 dans l'université de Nanterre,
34:16 qui est devenu depuis quelques temps un bouillon de culture de la contestation,
34:20 et où l'on compte aussi de nombreux militants anarchistes
34:23 convaincus et expérimentés.
34:25 -Vous vous prenez pour quoi ?
34:27 -Je partage un groupe anarchiste.
34:30 Et nous publions ces tracts,
34:33 qui sont en fait quatre plagiats, un autre trois plagiats.
34:35 Maintenant, pour la meilleure façon de savoir ce que c'est,
34:37 vous le lisez, et puis vous pouvez faire votre opinion vous-même.
34:40 C'est tout ce que je peux vous dire. -Vous habitez la résidence ?
34:42 -Oui, j'habite la résidence. Pourquoi ?
34:44 -C'est...
34:45 Vous avez des rapports avec certains flics, non ?
34:48 Ces militants connaissent leur histoire libertaire.
34:52 Certains sont même allés aux Pays-Bas, rencontrer les provos.
34:56 Ils critiquent le système éducatif,
34:57 qui ne fait selon eux que reproduire les structures de domination.
35:01 Mais ils ne veulent pas seulement porter la révolution à l'université.
35:05 Ils entendent plus globalement changer la vie.
35:08 Parmi eux, se fait très tôt remarquer un certain Daniel Kohn-Bendit,
35:12 qu'on appelle liberté.
35:14 -Il n'y a pas de photo.
35:16 C'est un militant anarchiste, membre de la fédération anarchiste,
35:19 membre de la liaison des étudiants anarchistes,
35:22 membre de Noir et Rouge,
35:24 membre de tous ces mouvements, partie prenante à part entière.
35:28 -Mais il n'est pas le seul.
35:30 Et à ses côtés, d'autres figures apparaissent,
35:32 comme Olivier Castro, qui se définit alors comme un anarchiste indépendant,
35:36 Jean-Pierre Duteuil, qui appartient lui aussi à la liaison des étudiants anarchistes,
35:41 ou le discret René Riezel, toujours avec ses lunettes noires,
35:44 qui fondera le groupe des enragés.
35:46 Avec une centaine d'autres étudiants,
35:48 ceux-ci décident le 20 mars 1968
35:52 d'occuper un étage de la tour administrative de la faculté de Nanterre.
35:56 Ils se regroupent en conseil, débattent, chantent des chansons
35:59 et écrivent sur les murs les tout premiers A cerclés.
36:03 Expulsés de Nanterre,
36:05 les étudiants se rendent à la Sorbonne, au cœur de la capitale.
36:09 La police intervient, c'est l'étincelle.
36:11 Car à la différence des provos,
36:13 les libertaires parisiens choisissent, avec les autres révolutionnaires,
36:17 d'assumer la confrontation.
36:19 Autour d'Olivier Castro, que l'on voit ici de dos,
36:22 ils organisent la riposte.
36:25 Têtes casquées, visages masqués,
36:27 on ramasse de quoi passer à l'offensif.
36:30 Et pendant plusieurs jours et plusieurs nuits,
36:33 enivrés par l'odeur des gaz,
36:35 de jeunes révoltes écrivent dans l'air une ancienne chanson de gestes
36:40 ou improvisent de nouveaux pas de danse.
36:43 Il y a cette griserie extraordinaire qui ne prend que les émeutiers
36:48 et qui n'a pas été émeutier ne peut pas savoir de quoi il s'agit.
36:53 Le goût... Le goût de la barricade.
36:57 Contrairement à ce que dit la légende,
37:03 la répression est très brutale.
37:07 Mais rien ne fait, le quartier d'atteinte tombe aux mains des insurgés.
37:11 Finalement réouverte, la Sorbonne est proclamée comme libre.
37:17 Le drapeau noir flotte sur la cour d'honneur.
37:20 On rebaptise des salles du nom des héros de l'histoire libertaire,
37:23 comme l'ont fait Bonan.
37:25 Une assemblée générale permanente est formée.
37:28 Un comité d'occupation révocable à tout instant est élu.
37:31 On écrit sur les murs, on réinvente la culture,
37:34 on imprime des tracts et des journaux.
37:37 On ouvre une cantine libre et gratuite pour tous.
37:40 On crée une crèche autogérée.
37:42 Grâce à la sélection des combattants katangais,
37:45 on organise aussi l'autodéfense.
37:47 A tous les étages, pendant plus d'un mois,
37:50 on discute du monde, de la vie, de l'amour et de la révolution.
37:54 On peut changer les structures de la société.
37:57 - On peut changer les structures. - Mais on veut la révolution.
38:01 - Tous les étudiants ne sont pas anarchistes, loin s'en faut.
38:05 Mais les libertaires sont là,
38:06 avec les militants des autres tendances révolutionnaires,
38:09 maoïstes, trotskyistes, guévaristes.
38:12 Avec aussi et surtout la mince des étudiants
38:16 dont les idées ne sont pas encore bien arrêtées,
38:19 mais qui veulent prendre part eux aussi au mouvement.
38:22 - La grande qualité des anarchistes de mai 68
38:26 a été de permettre à une ribambelle de gens,
38:30 que l'on appelait inorganisés,
38:32 des gens qui venaient de nulle part,
38:34 qui soudain émergeaient en mai 68,
38:37 de leur permettre de prendre toute leur place,
38:40 et non pas de les renvoyer à l'école, au cours primaire.
38:43 Il fallait qu'ils passent tous les échanges.
38:45 Et ça, ça a été une grande force libertaire,
38:49 d'émancipation, qui a permis à chacun de prendre sa place,
38:52 en quelque sorte,
38:53 tout en luttant beaucoup contre les menées staliniennes
38:58 de certains groupuscules, même s'ils n'étaient pas des staliniens,
39:00 même s'ils étaient anti-staliniens,
39:01 ils avaient souvent des pratiques
39:03 qui étaient peu recommandables, disons.
39:07 - Le mouvement fait hache d'huile.
39:10 Et comme ici, avec l'université de Strasbourg,
39:13 il s'étend bientôt à toutes les universités françaises.
39:17 Mais pas que.
39:18 - C'est un moment dans lequel on a eu souvent tendance
39:21 à surévaluer la composante étudiante,
39:25 la composante culturelle de la contestation.
39:28 Mais ce qui est très intéressant,
39:30 c'est aussi la composante ouvrière de 1968
39:34 et le climat d'insubordination ouvrière généralisée
39:38 que mai 68 a révélé.
39:40 - C'est en effet la spécificité du 68 français,
39:43 car la répression brutale du mouvement étudiant
39:46 avait provoqué une mobilisation des travailleurs.
39:51 Une journée de grève générale était organisée par les syndicats.
39:55 Le 13 mai, une immense manifestation avait lieu,
39:58 drapeau noir en tête.
40:00 Mais le lendemain, les appareils débordent,
40:03 les ouvriers décident spontanément de continuer le mouvement.
40:07 C'est la première grève générale sauvage de l'histoire.
40:11 Tous les secteurs sont touchés,
40:17 non seulement les grands groupes publics,
40:19 mais aussi les entreprises privées,
40:21 des plus grandes aux plus petites.
40:24 Les centrales sont arrêtées,
40:26 les cheminées ne fument plus.
40:29 Dans les mines, on refuse de descendre,
40:31 les docks sont désertés.
40:34 Même les secteurs les plus inattendus
40:36 entrent dans la grève.
40:38 Les banques sont fermées,
40:40 les grands magasins sont occupés par leur personnel,
40:44 le ramassage des ordures est suspendu,
40:46 des banderoles décorent l'entrée des hôtels de luxe,
40:50 les mines sont fermées,
40:52 les hôtels de luxe,
40:53 les maraignées occupent la Seine,
40:56 on ne prélève plus l'impôt.
40:58 Les fauchoyeurs n'enterrent plus,
41:00 les eaux sont en vacances et les péages sont gratuits.
41:03 La radio et la télévision réclament la fin de la censure
41:09 et les actualités publiques remplacent la morse de leur roche
41:12 par des petits acerclés.
41:14 Il n'y a pas jusqu'aux footballeurs
41:16 qui demandent la fin de l'aliénation
41:18 et occupent leur fédération.
41:20 Dans les grandes grèves de 1936,
41:22 on avait compté 2 millions de grévistes.
41:25 En mai 1968, il y en a au début 6 millions,
41:28 puis au bout de quelques jours, plus de 10 millions dans toute la France.
41:32 Non seulement dans toutes les grandes villes de France,
41:35 mais dans les campagnes.
41:36 Alors ça, il ne faut surtout pas l'oublier.
41:39 Même moi, j'ai trouvé dans les archives
41:41 des tracteurs qui défoncent des sous-préfectures.
41:44 On n'a jamais vu ça.
41:46 C'était une chose incroyable.
41:49 C'était incroyable, vraiment incroyable.
41:52 On n'aurait jamais imaginé ça une semaine avant.
41:55 Et cela donne toute leur justification aux idées anarchistes.
41:59 ...
42:05 Les gens sont capables de prendre conscience.
42:08 L'anarchie, ça se vit.
42:11 Les gens sont capables, s'ils sont conscients,
42:13 de le vivre de manière immédiate.
42:17 Spontanément, les gens se transforment en anarchistes ou en libertaires,
42:21 comme s'ils l'avaient toujours été.
42:23 -Ces prémices révolutionnaires
42:25 laissent sévrer de côté certains aspects fondamentaux de l'émancipation.
42:29 Le patriarcat n'est que partiellement dénoncé.
42:32 Les minorités demeurent invisibles et la question écologique n'est pas posée.
42:36 Mais dans les occupations,
42:38 l'esprit entier autoritaire et libertaire se diffuse à tel point
42:41 que vers la fin mai, on commence à imaginer la disparition des frontières
42:45 du travail et de l'argent.
42:47 -Il y avait des travailleurs qui occupaient leur entreprise informatique
42:52 comme il y avait de nombreux autres lieux de travail occupés.
42:57 Et ils prenaient un bain de soleil sur la terrasse de l'entreprise.
43:01 Et la direction est venue pour leur demander
43:05 "Que voulez-vous ? Quelle est votre plateforme de revendication ?"
43:11 "On ne veut plus travailler, on ne veut plus de cette société."
43:16 "Oui, d'accord, on comprend,
43:18 "mais au niveau des horaires, du salaire, qu'est-ce que vous voulez ?"
43:22 C'était un dialogue de sourds.
43:26 -C'est comme une chape de plomb qui explosait
43:29 et les joies de vivre, les exubérances ont repris leur droit.
43:34 Et quand les exubérances reprennent leur droit,
43:37 comme Raoul Van Eyckheim l'a si bien dit,
43:40 les gens reprennent envie de vivre, le goût de vivre,
43:43 et le goût des audaces.
43:45 -Mais ces audaces ne sont pas du goût de tous.
43:48 Dans l'urgence, le chef de l'Etat convoque un conseil extraordinaire.
43:52 La consigne donnée est répédée du sommet de l'Etat jusqu'en bas.
43:56 -Pour résumer l'opinion du président de la République,
43:59 c'est la réforme oui, la chianlie non.
44:01 -C'est à Lyon, où des anarchistes convaincus,
44:04 structurés et organisés sont aux avant-postes du mouvement,
44:07 que la réaction commence.
44:09 -Il y a une forte présence anarchiste à Lyon, c'est vrai.
44:11 D'abord, il y a une tradition anarchiste à Lyon, ancienne.
44:15 Les gens s'inscrivent dans cette tradition anarchiste,
44:19 les nouveaux anarchistes.
44:21 Les anarchistes de Lyon sont tous des anarchistes "New Look",
44:25 qui ont lu l'international situationniste
44:28 et qui trouvent ça formidable.
44:29 -Regroupés au sein de l'Hydre de l'Erne,
44:32 un groupe dissident de la fédération anarchiste,
44:35 ces libertaires "New Look" sont nombreux aussi
44:38 dans le mouvement du 22 mars lyonnais.
44:40 Ils ont occupé leur faculté et essayé de faire la jonction
44:44 avec les ouvriers des grands bastions,
44:45 que sont Berlier et la Rodia Ceta.
44:48 Mais à la différence de Paris,
44:50 le mouvement est depuis le début resté assez sage.
44:54 Or, le 24 mai, emmenés par les anarchistes,
44:57 le défilé se heurte à un impressionnant dispositif policier.
45:01 -Il se passe à Lyon une seule nuit de barricade,
45:05 mais c'est une nuit de barricade qui est devenue
45:08 en quelque sorte emblématique de mai 68 pour toute la France,
45:12 car il se trouve qu'au cours de cette nuit de barricade,
45:15 un commissaire de police est décédé.
45:17 -Refluant de la place des terroirs sur la presqu'île,
45:20 où ils ont mis en déroute les gardes mobiles,
45:22 les manifestants avaient décidé de marcher sur la préfecture de police,
45:26 qui se trouve sur l'autre rive du Rhône.
45:28 Mais à l'entrée du pont Lafayette, un barrage les attend.
45:32 Pour forcer le passage, dans la confusion,
45:35 des révolutionnaires demandent un camion de chantier
45:38 et le lancent sur les forces de l'ordre.
45:41 -Il est lancé à 5 à l'heure avec un caillou sur l'accélérateur,
45:46 en première, il avance tout doucement, tout doucement, tout doucement,
45:51 et la police a 100 fois le temps de s'écarter pour laisser passer le camion.
45:55 -La police n'a pas besoin de s'écarter,
45:58 puisque le camion dévie lentement et choque contre l'un des réverbères du pont.
46:03 Mais à ce moment précis, le commissaire Lacroix,
46:06 un commissaire de police, est pris d'un malaise.
46:09 -Il est mort parce qu'il était présent, sur les faits,
46:13 la nuit des barricades.
46:15 Il est mort de peur, il a fait une crise cardiaque
46:19 au moment de l'arrivée de ce camion.
46:21 Mais il n'a pas été touché par ce camion.
46:24 Il a été acheminé en ambulance, ça, j'ai trouvé l'archive,
46:27 en ambulance à l'hôpital Grange-Blanche,
46:30 et il a été soigné à cet hôpital. Il était vivant.
46:33 Il a parlé avec les médecins et les infirmiers.
46:39 Et puis, au cours du traitement, une heure ou deux après,
46:42 il est décédé au cours du traitement.
46:45 Voilà. Donc il n'est pas décédé écrasé par le camion.
46:49 -Mesdames et messieurs, jusqu'à ce jour-ci...
46:52 -Et pourtant, le lendemain matin, aux premières heures du jour,
46:55 le préfet de police de Lyon prend la parole en direct à la télévision
46:59 et donne une autre version des faits.
47:01 -Et c'est ainsi que le commissaire prenait la croix
47:04 vers le 3 enfants,
47:06 fut écrasé entre le parapet du pont
47:11 et ce camion.
47:13 -Le but était de criminaliser tous 68.
47:15 Et du fait qu'un commissaire de police ait décédé,
47:18 la réaction s'est emparée de cet événement
47:22 pour en faire le cri de ralliement de la vengeance.
47:27 -Stratégie du choc et fabrique du consentement.
47:31 Au cours des funérailles nationales du commissaire,
47:34 on répète à l'envie la version policière.
47:36 -Le commissaire Lacroix, tentant de l'arrêter,
47:39 fut écrasé entre le camion et la rambarde du pont.
47:42 -Cet événement, souvent négligé de l'histoire de mai,
47:45 contribue avec d'autres à faire qu'en quelques jours seulement,
47:48 l'opinion publique se retourne et la situation se renverse.
47:52 Le pouvoir reprend l'avantage.
47:54 Les manifestations sont interdites,
47:57 les lieux occupés sont évacués,
47:58 et certaines figures du mouvement sont incarcérées
48:01 ou, comme Daniel Cohn-Bendit, expulsées.
48:04 Mai 68 a vécu.
48:07 Mais si la révolution libertaire est manquée, grâce à la lutte,
48:12 les travailleurs ont de meilleures conditions de travail et de vie.
48:16 Les lycées et les universités se démocratisent
48:19 et la censure dans les médias recule.
48:23 Et dans les années qui suivent, le rapport de force né du mouvement
48:27 permet de conquérir certains de ces droits
48:29 que les anarchistes réclamaient depuis des décennies,
48:32 comme celui à l'avortement,
48:33 confirmant en cela, s'il en était besoin,
48:36 le vieil adage libertaire,
48:37 selon lequel aucune tentative révolutionnaire n'est jamais vaine.
48:41 -La guerre d'Espagne, mai 68,
48:45 sont effectivement des échecs.
48:47 Mais les gens s'en souviennent comme d'un moment
48:50 où il a été possible de renverser le régime.
48:52 Et cette impression perdure.
48:56 La remise en question des hiérarchies a été très profonde.
49:01 Et jusqu'à aujourd'hui, rien n'a pu les passer.
49:09 ...
49:14 -Stoppée en France,
49:16 le mouvement insurrectionnel se poursuit dans le monde.
49:19 D'une eau au sud, d'une rive à l'autre des océans,
49:22 quels que soient les systèmes et les régimes,
49:25 la fiebre et la moitié s'emparent de toutes les grandes capitales,
49:29 avec comme consigne, faire comme en France.
49:32 A Bruxelles, Londres, Zurich, Stockholm, Montevideo, Tokyo,
49:37 les étudiants créent des communes et appellent les travailleurs à les rejoindre.
49:43 Pensant profiter de leur gloire retrouvée
49:46 et saisir l'esprit de la révolte,
49:48 les anarchistes organisent en septembre 1968 à Carrà, en Italie,
49:53 un nouveau congrès international.
49:56 On annonce un moment de confrontation et de vérification,
50:00 et la presse, qui est en nombre, doit donner de l'écho à l'événement.
50:05 -Avec nous, à Bonnois !
50:06 -Les figures du mouvement montrent leur tour à la tribune.
50:11 -Aaah !
50:13 -Mais les vieux démons reviennent,
50:16 les générations s'opposent et les courants se déchirent.
50:20 Au moment où les organisations anarchistes
50:22 auraient pu jouer un rôle dans ce mouvement,
50:26 elles laissent passer le train de l'histoire.
50:29 La réaction est toujours dans les urnes,
50:32 on voit dans le sang les rêves de changement de la jeunesse.
50:36 A Chicago, la marche des étudiants contre la guerre est écrasée.
50:40 Au Japon, on expurge la forteresse
50:42 des étudiants révolutionnaires de l'université Todai.
50:46 Et le 2 octobre 1968, sur la place des Trois Cultures, au Mexique,
50:51 le gouvernement fait tirer sur les étudiants
50:53 qui s'étaient pacifiquement rassemblés.
50:55 Il y a plus de 300 morts.
50:59 Cet événement, qui restera dans les mémoires
51:02 comme le massacre de Tlatelolco,
51:04 et vient mettre un terme aux rêves d'un possible changement pacifique,
51:07 rappelle à de nombreux révolutionnaires
51:09 les mots de Bakounine.
51:11 -Les révolutions ne sont pas un jeu d'enfants,
51:14 ni une joute littéraire où l'on ne verse que de l'encre.
51:17 La révolution, c'est la guerre.
51:19 Qui dit guerre, dit destruction des hommes et des choses.
51:21 Il est fâcheux pour l'humanité
51:23 qu'elle n'ait pas inventé un moyen plus pacifique de progrès.
51:26 Mais jusqu'à présent, tout pas nouveau dans l'histoire
51:29 n'a été réellement accompli qu'après avoir reçu le baptême du sang.
51:33 -Notre sang bleu est noir
51:35 Notre rafo rouge est noir
51:38 Notre étoile jaune et noir
51:42 Notre vie en rose et noir
51:45 Notre sang bleu est noir
51:48 Notre rafo rouge est noir
51:52 Notre étoile jaune et noir
51:56 Notre vie en rose et noir
51:59 ...
52:19 ...

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