Aziza Nait Sibaha reçoit le philosophe et professeur sénégalais Souleymane Bachir Diagne. Il revient sur son enfance, qu'il a passée entouré des livres de son père, et raconte ses années d’études, de Dakar à Paris, où il fut le premier Sénégalais à intégrer l’École normale supérieure. Pour le philosophe, qui a aussi connu l’Amérique des années 1970-80, l'Afrique porte aujourd'hui la promesse d'une grande énergie humaine.
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NewsTranscription
00:00 (Générique)
00:04 -Bonjour et bienvenue à tous dans l'entretien de France 24.
00:08 Je suis ravie d'accueillir le philosophe sénégalais
00:11 Sulaiman Bacherdiani, un des grands penseurs de notre époque.
00:14 Bonjour et merci d'être avec nous.
00:17 -Bonjour et merci de m'accueillir.
00:19 -Ravie de vous avoir avec nous.
00:21 Alors, je disais "philosophe sénégalais",
00:24 mais vous êtes un citoyen du monde.
00:26 Vous avez parcouru plusieurs continents, plusieurs villes,
00:30 plusieurs pays, d'où aujourd'hui une culture très riche et multiple
00:34 qui anime beaucoup votre pensée.
00:37 -Oui, j'ai cette chance, effectivement.
00:40 Je me définis toujours comme philosophe sénégalais.
00:43 C'est important d'être de quelque part,
00:45 mais c'est vrai que je suis en même temps
00:48 de plusieurs endroits aujourd'hui.
00:50 J'ai fait mes études ici, à Paris.
00:53 Je n'ai jamais passé une année sans revenir à Paris
00:56 au moins deux ou trois fois,
00:58 sauf pendant la période Covid.
01:00 Je vis aujourd'hui aux États-Unis.
01:02 J'habite à New York, où j'enseigne.
01:04 Et mon métier fait que je voyage beaucoup.
01:07 De ce point de vue-là, je me considère
01:09 comme étant aussi de ces lieux que j'aime
01:13 et qui ont été très importants pour ma trajectoire.
01:16 -On y reviendra, mais avant de commencer notre entretien,
01:19 j'aimerais vous demander qu'est-ce que c'est qu'être philosophe ?
01:23 -Ah ! La grande question.
01:25 -La très grande question.
01:27 -Est-ce que vous avez trois heures devant vous ?
01:29 -Qu'est-ce que c'est que philosopher ?
01:32 C'était ma question de philo en terminale.
01:34 Je sais que ça peut être une grande question.
01:37 -Oui, mais en effet, dans le monde où nous vivons,
01:40 je vais essayer de définir ça de manière située,
01:43 dans le temps où nous vivons,
01:44 je crois que c'est prendre...
01:47 Être philosophe en ce moment,
01:49 c'est prendre le temps de la réflexion,
01:51 d'examiner ce monde,
01:53 d'essayer d'en avoir une claire intelligence,
01:55 d'essayer de comprendre où il va,
01:58 et surtout, je crois, d'un point de vue éthique,
02:02 affirmer un certain nombre de valeurs dont ce monde a besoin.
02:06 Les valeurs d'humanisme
02:08 et valeurs d'universalisme en particulier.
02:11 Je crois que nous en avons besoin
02:12 parce que nous avons un monde fragmenté.
02:14 Nous vivons dans un monde d'ethnonationalisme.
02:18 La guerre est revenue et se réinvite en Europe.
02:22 Elle n'a jamais cessé d'être ailleurs dans le Sud.
02:25 Je crois qu'être philosophe, de manière générale,
02:28 c'est difficile à dire.
02:29 Être philosophe aujourd'hui, dans le temps que nous vivons,
02:33 je crois qu'en effet, c'est tenir ferme cette boussole
02:36 et cette orientation vers l'humanisme.
02:40 -Alors, on va revenir un petit peu au début et à votre naissance.
02:45 Vous êtes né le 1er novembre 1955 à Saint-Louis, au Sénégal,
02:50 ce qui fait de vous un enfant de Saint-Louis,
02:53 c'est quelque chose de spécial.
02:54 -Oui, j'insiste sur le fait qu'au Sénégal, en langue walof,
02:59 on dit "enfant de Saint-Louis"
03:01 et on réserve cette expression uniquement à la ville de Saint-Louis.
03:04 Personne n'ira dire "enfant de Dakar"
03:06 ou "enfant de Ziegenchor" ou "enfant de Mour ou de Tchess".
03:10 On dit "enfant de Saint-Louis".
03:11 C'est une expression très précise en walof.
03:15 Ce n'est pas simplement une indication du lieu de naissance.
03:19 Quand on dit de quelqu'un qu'il est enfant de Saint-Louis,
03:22 on indique aussi par là qu'il a une certaine culture
03:24 et peut-être même une certaine manière de parler le walof.
03:27 Il y a un parler saint-louisien
03:30 qui distingue du reste du Sénégal.
03:35 -Pourtant, vous n'avez pas grandi à Saint-Louis,
03:37 vous n'avez pas séjourné à Saint-Louis.
03:38 C'est juste cette naissance qui fait ce lien très fort.
03:41 -Oui, c'est la culture familiale.
03:44 Mes parents sont saint-louisiens jusqu'au bout des ongles.
03:47 Évidemment, ils ont baigné dans cette culture saint-louisienne.
03:52 J'ai juste pris le temps de naître à Saint-Louis,
03:55 de commencer à apprendre à marcher à Saint-Louis
03:57 et hop, nous voilà partis.
03:59 Mes parents étaient tous les deux fonctionnaires
04:01 de ce qui s'appelait à l'époque les PTT,
04:04 les Postes de Télécommunications et Téléphones.
04:09 -Justement, en parlant de vos parents,
04:11 parlons-en un petit peu.
04:12 De manière générale, avant de partir sur le papa et la maman,
04:14 de manière générale, vous avez grandi dans une famille
04:17 où la philosophie a cohabité avec la religion de tout temps.
04:20 -Oui.
04:22 C'est la nature de la culture qui était celle de mon père.
04:25 Mon père a été lui-même d'une famille
04:30 où son père était des imams, seulement des imams,
04:34 mais également, son grand-père était un des "mokadam",
04:39 c'est-à-dire un des dirigeants, des leaders spirituels
04:43 de la confrérie soufie de la Tijaniya.
04:47 Et donc, il a grandi dans des familles comme celle-là.
04:52 Et donc, même s'il était allé à l'école française,
04:54 à un moment donné, il s'est lui-même inscrit
04:57 à l'école française.
04:58 C'était cela, sa culture.
05:00 Et donc, il avait cette tournure d'esprit, je dirais,
05:03 très spéculative, très réfléchie, très méditative.
05:08 Et donc, cela l'a poussé tout naturellement
05:10 à lire beaucoup d'ouvrages,
05:12 et en particulier des ouvrages de philosophie.
05:14 Et donc, pas seulement de philosophie islamique,
05:16 mais de philosophie en général. -Oui, Sartre, entre autres.
05:19 -Sartre, Camus, Avicenne, Iqbal.
05:23 Donc, vraiment un éclectique en matière de lecture.
05:27 Et j'ai toujours vécu, moi, au milieu des livres.
05:30 Nos maisons, les différentes maisons où nous avons habité,
05:32 étaient envahies de livres.
05:34 Les différentes bibliothèques de mon père
05:37 étaient pleines d'ouvrages en arabe et en français.
05:42 -Et la lecture et les livres sont aussi très présents
05:45 dans la famille de votre maman.
05:47 -Dans la famille de ma mère également.
05:49 Elle aussi venait d'une famille...
05:51 Elle a été en particulier élevée par sa grand-mère.
05:55 Sa grand-mère et le mari de sa grand-mère,
05:58 qui, lui aussi, était un chère religieux
06:02 et aussi un chère dans la confrérie de la Tijaniya.
06:08 Donc, elle aussi a grandi dans cette même atmosphère.
06:12 Voilà. Et d'ailleurs, au sens élargi, c'était la même famille.
06:15 Mon père et ma mère appartenaient au même clan,
06:19 disons, à cette famille élargie, la même famille élargie.
06:23 -Votre maman a tellement un rapport spécial
06:26 avec les livres à travers sa famille,
06:28 mais elle aussi, finalement, avec la culture,
06:31 avec l'écriture, la lecture.
06:33 Elle a été à l'école primaire,
06:35 et c'est quelque chose qui l'a beaucoup marquée
06:37 et qui, peut-être, a créé un certain lien, d'ailleurs,
06:40 entre vous deux. -Absolument.
06:42 Elle avait un désir d'école extrêmement fort.
06:45 Elle a insisté, à un moment donné,
06:48 pour être inscrite à l'école.
06:49 Ce n'était même pas que dans sa famille,
06:52 on n'envoyait pas nécessairement les filles à l'école.
06:56 Personne n'y avait pensé.
06:58 Et à un moment donné, elle voyait ses amis revenir de l'école
07:01 et elle s'est mise à pleurer, à dire,
07:03 "Moi, je vais être inscrite à l'école."
07:04 Et là, donc, son grand-père a dit,
07:08 "Mais effectivement, il est bon que les filles soient éduquées."
07:11 Et elle a toujours été très heureuse d'aller à l'école.
07:14 L'école, pour elle, c'était vraiment le paradis,
07:17 c'était une découverte.
07:19 Et là, en particulier, quand elle a quitté l'école,
07:23 parce qu'elle a arrêté ses études
07:25 plutôt à la fin de l'école primaire,
07:27 là, elle allait se marier,
07:30 et là, elle a donc arrêté ses études.
07:32 Mais elle en a toujours gardé une profonde nostalgie.
07:37 Et donc, ça a créé une connivence entre nous.
07:42 D'une certaine manière, elle a transposé sur moi
07:47 ce désir d'école qui avait toujours été le sien,
07:49 cet amour des livres,
07:51 cet amour qu'elle pouvait avoir pour l'étude,
07:54 et c'est une passion qu'elle a partagée avec moi.
07:59 - À tel point que vous avez dit,
08:00 "Quand je suis rentrée à Normal Sup, ma mère est rentrée avec moi."
08:04 - Je le crois, je le crois profondément.
08:06 Vous savez, quand j'étais en Cagnes,
08:09 et que je préparais le concours d'entrée à l'école normale supérieure,
08:13 elle s'est dit, pour un concours aussi important,
08:17 aussi difficile,
08:19 "Il faut que je soutienne mon fils",
08:21 et elle a fait le voyage à Paris.
08:24 Alors que ma mère était une femme un peu plus élanime,
08:27 elle a fait le voyage à la Mecque,
08:28 parce que celui-là, évidemment, il fallait le faire,
08:30 mais pour la faire bouger, c'était compliqué.
08:33 Et donc, j'ai adoré le fait d'avoir ma mère avec moi,
08:39 venue me rendre visite,
08:41 au moment où j'étais en train de préparer le concours
08:44 d'entrée à l'école normale.
08:45 - Et puis, on reviendra à l'école normale,
08:48 à votre entrée spectaculaire, publique,
08:51 et comment c'était un moment important aussi pour votre maman.
08:54 Alors, que faisaient des livres de Sartre, Marx ou Avicenne
08:59 dans la bibliothèque, justement, de votre papa,
09:02 et à quoi habitaient ensemble,
09:05 et comment est-ce que cela vous a impacté,
09:07 vous a impacté votre pensée aussi ?
09:11 - Mais vous savez, une vraie curiosité,
09:13 une vraie curiosité de mon père
09:15 pour tout ce qui était expérience humaine et pensée humaine.
09:19 Et de ce point de vue-là, il a toujours fait sienne,
09:23 si vous voulez, cette idée,
09:25 ce hadith que l'on prête aux prophètes de l'islam,
09:29 qui disait que...
09:31 (parle en arabe)
09:36 La parole de sagesse est la propriété perdue du musulman,
09:42 donc partout où il la trouve, il y a droit plus que quiconque.
09:46 C'est un hadith que je l'ai souvent entendu répéter.
09:49 L'idée précisément qu'aucune sagesse,
09:53 pour autant que c'est une sagesse humaine,
09:55 ne doit nous être étrangère,
09:57 et elle nous enseigne toujours quelque chose,
09:58 y compris, d'ailleurs, qu'elle peut nous enseigner,
10:01 malgré les apparences, quelque chose de notre propre religion.
10:04 Donc lire des athées devant l'éternel,
10:06 comme Sartre ou Camus,
10:09 c'était évidemment pour lui important de savoir
10:12 ce que ces gens-là avaient pensé,
10:13 ce que signifiait leur propre approche du divin,
10:16 ce que signifiait leur athéisme,
10:18 ce que signifiait l'affirmation d'un humanisme
10:22 qui soit précisément une affirmation
10:25 en dehors de la religion ou même contre la religion.
10:28 Donc cette curiosité qu'il habitait
10:31 faisait qu'en effet,
10:32 il était lecteur assidu de tous ses auteurs.
10:35 - Oui, parce qu'il pouvait lire Sartre
10:37 et en même temps faire un examen critique des textes du Coran.
10:39 - Exactement. Et donc il revenait toujours au Coran,
10:42 évidemment, c'était la lecture... - Le socle.
10:45 - Le socle, c'était le socle, ceux-là.
10:47 Et ça, c'était sa tradition familiale.
10:50 Son grand-père, le père de sa mère,
10:53 donc, avait une fonction à la ville de Saint-Louis,
10:58 on l'appelait tafsir. - Tafsir.
11:00 - C'était un grand commentateur du Coran.
11:02 - Alors vous aussi, vous êtes intéressé à Jean-Paul Sartre,
11:06 bien évidemment, la période du lycée, je pense,
11:08 a été un peu très riche de toutes ces pensées-là.
11:11 Le philosophe français Jean-Paul Sartre,
11:13 son concitoyen Henri Bergson,
11:15 qui était prix Nobel de la littérature
11:17 à la fin des années 1920, en 1927,
11:20 mais aussi un autre penseur
11:23 dont je voudrais qu'on parle un petit peu,
11:26 c'est Mohamed Iqbal, bien évidemment,
11:29 qui était poète philosophe,
11:31 c'était à l'époque de l'Inde britannique,
11:33 c'est un brillant penseur musulman.
11:36 Il est considéré comme l'un des poètes les plus influents
11:40 du XXe siècle, poète musulman.
11:42 Et puis surtout, c'est sa vision de l'islam
11:45 qui vous inspire. - Absolument.
11:46 - Qu'est-ce que vous pouvez nous en dire ?
11:48 - Alors, c'est un penseur du temps,
11:50 et c'est ce qui le rapproche d'ailleurs de Bergson,
11:53 et du temps comme ouverture.
11:55 Le monde, pour lui, est un monde
11:58 qui va toujours vers un approfondissement.
12:02 Autrement dit, c'est quelqu'un qui considère
12:05 que le temps n'est pas l'ennemi de la perfection,
12:08 n'est pas l'ennemi de l'islam.
12:10 Vous savez, une conception simpliste,
12:12 ce qu'on cesse de dire, l'islam des origines,
12:14 c'était vraiment l'islam par excellence.
12:17 Et après, il ne peut y avoir que de la détérioration.
12:19 Nous nous sommes éloignés, le temps nous a éloignés
12:23 du pur islam des origines.
12:26 Il y a un aspect suivant lequel ceci est vrai.
12:31 C'est vrai que nous ne sommes pas la génération en or,
12:33 des compagnons du prophète, etc.
12:35 Mais l'idée que le temps et l'histoire
12:38 ont apporté également une forme d'approfondissement,
12:41 ont permis à la religion de déployer sa signification.
12:45 Et que nous, en particulier,
12:46 société qui vivons au siècle qui était le sien,
12:49 c'est-à-dire le XXe siècle et aujourd'hui le XXIe siècle,
12:53 il nous appartient de comprendre cet approfondissement
12:56 de notre propre religion et le caractère vivant
12:59 de son message aujourd'hui, dans le temps où nous vivons.
13:03 Et donc, c'est ainsi qu'il a été un des grands penseurs de la réforme.
13:09 On l'a comparé un peu à Luther.
13:12 On a dit que c'est le Luther du monde musulman,
13:14 au sens où il aurait fait pour le monde musulman et pour l'islam
13:17 ce que Luther a fait pour le christianisme.
13:20 Cette analogie ne tient pas.
13:22 Mais on voit bien ce qu'il exprime.
13:24 Et la raison pour laquelle cette analogie a été faite,
13:27 ce rapprochement a été fait parfois,
13:30 c'est véritablement quelqu'un qui montre aux sociétés musulmanes
13:37 la voie qu'il émène vers leur propre principe de mouvement,
13:41 qui a fait que jusqu'au XIIIe siècle,
13:45 l'islam était une religion qui était une religion du mouvement,
13:50 une religion de la créativité,
13:52 une religion qui savait ce que signifiait une parole vivante
13:56 qui accompagne les sociétés dans leur déploiement dans le temps,
13:59 et que d'une certaine façon, depuis le XIIIe siècle,
14:01 nous avons perdu un peu cette capacité,
14:05 ce sens du mouvement, ce sens de la vie de notre religion,
14:09 et c'est ce qu'il voulait reconstituer.
14:12 D'ailleurs, son livre principal porte comme titre
14:15 "Reconstruction de la pensée religieuse de l'islam".
14:18 - Et vous, d'ailleurs, vous dites vous-même
14:21 que penser le Coran à l'intérieur du mouvement de la vie
14:24 est plus qu'une nécessité aujourd'hui.
14:26 - Absolument, parce que c'est ce qui explique, d'une part,
14:30 le retard qui a été le nôtre, que la colonisation nous a révélé.
14:34 Nous avons eu conscience du retard dans lequel nous étions plongés
14:41 dès lors que les sociétés musulmanes
14:43 avaient été des sociétés colonisées.
14:45 Et aujourd'hui, nous nous rendons bien compte
14:47 qu'il est nécessaire pour nous d'apprendre à vivre notre religion
14:51 dans le siècle qui est le nôtre,
14:53 et non pas d'être dans la répétition pure et simple,
14:56 et dans la nostalgie également,
15:00 d'un âge d'or qui serait derrière nous.
15:03 Nous apprendre à regarder devant nous
15:05 et à comprendre que notre religion
15:07 n'est pas seulement une religion du passé,
15:08 mais une religion de notre avenir.
15:10 - Bien sûr. - Et de notre présent et de notre avenir.
15:12 C'est cela, la leçon fondamentale que j'ai trouvée
15:15 dans la philosophie de Mohamed Ekbal.
15:17 Et voilà encore, s'il fallait un exemple,
15:20 un autre livre que j'ai été heureux de découvrir
15:22 dans la bibliothèque paternelle.
15:24 - Alors, à l'âge de 18 ans, vous arrivez à Paris.
15:28 Vous changez de continent, de pays, de culture.
15:32 Vous arrivez à Paris, au lycée Louis-le-Grand de Paris.
15:37 Comment se passe cette arrivée ?
15:40 Comment se passe cet atterrissage dans la capitale française ?
15:44 - Ça a été un atterrissage en douceur, je dois dire,
15:48 pour un certain nombre de raisons.
15:51 Une raison principale, c'est que j'avais un cousin germain
15:55 que je considérais comme un grand frère,
15:57 voyageablement, parce qu'il a été, d'une certaine façon,
16:00 élevé par mes parents également,
16:02 qui était déjà installé à Paris.
16:04 Alors, lui faisait une thèse de doctorat, il m'a accueilli,
16:07 et donc c'était la meilleure manière d'arriver à Paris,
16:11 d'avoir quelqu'un de ma famille qui me reçoive,
16:15 parce que je suis arrivé un peu en avance,
16:18 avant le début de l'année.
16:19 Et donc, j'ai habité avec lui à Cachon.
16:22 Donc, ça, c'était un premier aspect.
16:23 Le deuxième aspect, c'est que je me suis fait assez vite
16:27 à cette nouvelle vie.
16:30 Vous savez, justement, lui, le grand,
16:32 est un très grand lycée, évidemment,
16:35 et qui a également une dimension internationale,
16:38 ce qui fait que beaucoup de gens
16:41 qui sont venus en classe préparatoire
16:44 venaient d'ailleurs.
16:45 Et donc, d'une certaine façon, nous étions tous des paysiers,
16:48 nous étions tous des voyageurs.
16:50 Nous nous sommes retrouvés à construire ensemble
16:54 notre nouvelle vie dans une capitale
16:56 que nous ne connaissions pas très bien, ni les uns, ni les autres.
17:00 Et donc, nous avons constitué une communauté assez rapidement.
17:04 Ça, c'est un deuxième aspect de l'intégration relativement facile
17:10 qui a été la mienne dans la nouvelle vie qui s'offrait à moi
17:12 lorsque je suis arrivé en classe préparatoire.
17:15 Plus, il y avait les amitiés qui se sont nouées très vite
17:19 autour, par exemple, du football.
17:21 - Oui. - C'est quelque chose
17:23 qui crée des communautés.
17:24 - De la musique, un peu, aussi. - De la musique et de la politique.
17:28 Et donc, je me suis fait des amis assez rapidement,
17:32 à cette époque où je venais d'arriver à Paris.
17:36 J'avais 17 ans, j'allais sur mes 18 ans.
17:40 Et d'ailleurs, la preuve de cette intégration à ce moment-là,
17:43 c'est que les amis qui me sont le plus chers et que j'ai maintenant,
17:46 ce sont des amis de cette période-là.
17:48 Donc, j'ai des amis qui sont des amis de plus de 50 ans.
17:50 - C'est magnifique.
17:52 Alors, quelques années plus tard, en 1977,
17:57 cette fois-ci, vous allez être le premier Sénégalais
17:59 à intégrer l'école normale supérieure.
18:02 C'est quelque chose de très spécial.
18:04 Mais à plusieurs niveaux,
18:07 c'est quand même une très grande école,
18:09 c'est quelque chose d'assez prestigieux.
18:11 Vous dites aussi que c'est dans le top 5 des événements
18:14 où vous avez donné une grande joie à votre maman.
18:18 Et puis, un troisième niveau, peut-être,
18:20 c'est que le président Songor, à l'époque, Cédar Songor,
18:24 le premier président de la République sénégalaise,
18:26 a été persuadé personnellement de votre admission
18:29 et en a créé, en a fait, un événement national.
18:31 - Oui. Alors, effectivement, j'étais le premier Sénégalais
18:35 à entrer à l'école normale supérieure de la rue Dulme,
18:38 parce qu'il est le premier Sénégalais
18:40 à l'école normale supérieure de Saint-Cloud.
18:42 Et c'est une coïncidence extraordinaire,
18:47 enfin, c'est une coïncidence, oui,
18:48 qui a fait que le directeur de l'école normale supérieure,
18:52 à l'époque où j'ai réussi le concours,
18:55 avait été un condisciple de Songor au lycée du Legrand
18:58 et un condisciple de Georges Pompidou.
19:00 Donc, ils les connaissaient tous les deux très bien.
19:04 Et il m'a dit, quand il m'a rencontré
19:06 dans la cour de l'école où j'étais avec quelques camarades,
19:10 il m'a dit, "Est-ce que vous seriez d'accord
19:13 "que j'envoie un télégramme pour féliciter
19:15 "mon vieux condisciple Songor
19:19 "en lui parlant de votre admission,
19:21 "en lui apprenant votre admission ?"
19:24 J'ai dit, "Écoutez, monsieur le directeur,
19:26 "je serais tout à fait honoré et heureux que vous le fassiez,
19:29 "et je suis heureux de savoir que vous étiez condisciple
19:33 "du président Songor."
19:35 Vous savez, si vous me permettez, je vais faire une parenthèse
19:38 pour vous dire, d'ailleurs, une chose qu'il m'a dite,
19:41 que je n'ai pas mise dans mon livre.
19:43 Je crois pas l'avoir mise dans mon livre.
19:45 Et il m'a raconté que Pompidou s'était battu pour Songor.
19:51 -C'est dans votre livre. -C'est dans le livre.
19:53 -Il n'y a rien à protrahir. -C'est très bien.
19:54 -Mais c'est une belle anecdote. -C'est une belle anecdote.
19:56 Effectivement, quelqu'un avait traité Songor de singe
19:59 et Pompidou l'avait empoigné, traîné devant un miroir
20:02 en lui disant, "Regarde-toi qui ressemble à un singe."
20:05 C'est le type d'amitié qu'ils avaient.
20:06 Ils avaient une amitié très forte.
20:08 Et d'ailleurs, Songor a écrit un très beau poème
20:12 pour Georges Pompidou, Georges et Claude Pompidou.
20:16 Alors, je reviens à mon histoire.
20:18 Donc, le directeur Bousquet envoie un télégramme à Songor.
20:22 Et donc, mon admission à l'école normale supérieure
20:26 est devenue du coup un événement au Sénégal.
20:29 Moi, j'avais envoyé aussi, j'avais été à la poste,
20:32 j'avais appelé mes parents pour leur apprendre que j'étais admis.
20:37 -C'est quand on parle à la radio et à la télé.
20:39 -Oui, quand je les rappelle quelques jours plus tard
20:41 pour leur dire que j'arrive, ils me disent,
20:43 "Ouh là là, viens vite,
20:45 il y a beaucoup de bruit autour de ton admission."
20:47 -C'est de là, cette photo ?
20:50 -Oui, c'est la photo où Songor me reçoit
20:53 pour me féliciter, effectivement.
20:57 Voilà, donc on voit à ma coiffure afro
21:00 que nous étions dans l'air du temps.
21:03 Et c'est une photo que je suis heureux d'avoir conservée
21:07 parce qu'en effet, c'était un très beau souvenir pour moi
21:10 d'être reçu par le président Songor,
21:12 qui tenait à me voir, à me féliciter.
21:16 -Votre maman, qui était déjà très heureuse et fière de vous voir,
21:19 donc, intégrer l'école,
21:20 l'était doublement de savoir que le président vous en fût-il cité.
21:23 -Exactement, de voir que c'était devenu un événement,
21:27 pratiquement, au Sénégal,
21:28 puisque le télégramme avait été lu à la télévision.
21:31 Quand je suis arrivé, d'ailleurs, la police de l'air et les frontières,
21:34 ils m'ont dit, "Ah, nous avons reçu un communiqué vous concernant."
21:38 J'ai retenu cette phrase,
21:40 "Nous avons reçu un communiqué vous concernant."
21:42 Quand je vois avec leurs uniformes, je me dis,
21:45 "Heureusement que ce communiqué ne parle que de paix."
21:47 -C'est sûr.
21:49 -A la matière.
21:50 Et donc, effectivement, ça a été une très grande joie pour ma mère.
21:55 J'ai toujours associé le souvenir de mon admission
22:01 à l'école normale supérieure
22:03 à ce qui était le regard de ma mère pendant tous ces jours-là.
22:08 -De la maman, donc. -La maman.
22:10 -Alors, vous avez dit, à votre coiffure,
22:14 que vous étiez dans l'air du temps.
22:16 Je voudrais justement parler de ces temps-là.
22:18 En 1970, en France, vous arrivez,
22:21 cinq ans à peu près après mai 68.
22:24 C'est une certaine ouverture, c'est la ville des Lumières, etc.
22:28 Et puis, en 1979, vous allez traverser l'Atlantique
22:33 pour aller cette fois-ci du côté des Etats-Unis,
22:36 puisque vous allez passer une année académique à Harvard,
22:39 à Cambridge, à côté de Boston,
22:42 dans le cadre d'un programme d'échange.
22:44 Et là, c'est une autre ambiance.
22:46 Là, c'est une autre ambiance, puisque la ségrégation
22:49 date d'il y a quelques années, on va dire, aux Etats-Unis.
22:53 Et puis, vous arrivez même, après votre arrivée,
22:55 quelques jours seulement après,
22:57 et il y a cette tuerie où Darryl Williams,
23:00 un étudiant afro-américain, a été touché
23:03 et devenu tetraplégique jusqu'à sa mort en 2010.
23:07 Ca, ça se passe à Boston, c'est pas juste les Etats-Unis.
23:10 Donc, le jeune étudiant sénégalais,
23:13 qui est passé par la Case Paris,
23:15 et qui arrive aujourd'hui à Boston,
23:17 à ce moment-là, aux Etats-Unis,
23:20 comment il vit cette année académique ?
23:22 -C'était mon premier vrai décentrement.
23:25 Je vous ai dit tout à l'heure que voyager de Dakar à Paris,
23:29 évidemment, il y avait là un petit ajustement à faire,
23:33 mais je voyageais dans la même langue.
23:36 Je voyageais également dans des conditions
23:38 qui étaient les conditions sur le plan académique,
23:41 sur le plan scolaire que j'avais connues à Dakar.
23:45 Mon lycée, le lycée où j'avais fait mes études,
23:47 était dans la continuité la plus totale
23:50 avec l'enseignement dans les lycées ici, en France.
23:54 Alors là, j'arrive aux Etats-Unis, c'est tout un autre monde.
23:57 D'abord, il faut que je m'ajuste à l'anglais.
24:00 Je savais de l'anglais,
24:02 puisque j'en avais fait pendant toute ma scolarité,
24:04 mais vous savez ce que c'est.
24:06 C'est une chose de faire des versions et des thèmes,
24:08 autre chose de mobiliser ce qu'on sait de la langue,
24:12 qu'on ne sait pas que l'on sait d'ailleurs,
24:15 en situation réelle, par exemple au téléphone,
24:19 ce qui était la chose la plus difficile, etc.
24:21 Et quelques jours après mon arrivée,
24:24 je connaissais une...
24:26 J'avais été en relation avec une famille,
24:28 une femme qui était professeure, qui était d'origine haïtienne,
24:32 qui était professeure d'études françaises à Boston University,
24:37 que je connaissais bien.
24:38 Et un jour, je viens la voir,
24:39 donc quelques jours après mon arrivée,
24:42 et je la trouve dans tous ses états.
24:43 Et elle me dit qu'il y a quelque chose d'affreux qui s'est passé.
24:47 Et c'est là qu'elle me raconte ce qui s'est passé.
24:50 Ce jeune homme, effectivement, Daniel Williams,
24:52 qui est avec son équipe, l'équipe de son école,
24:55 de son lycée de football américain,
24:58 il s'était transporté de leur lycée,
25:02 qui se trouvait dans une zone noire de Boston.
25:06 La ville était assez ségrégée, de ce point de vue-là,
25:08 divisée de manière...
25:10 - C'est une des dernières villes ségrégées, d'ailleurs.
25:12 - C'était une des dernières villes véritablement ségrégées.
25:14 Ce n'était pas une ségrégation légale, évidemment.
25:16 Aucune législation n'interdisait d'habiter où on voulait,
25:20 mais c'était un état de fait.
25:22 Et donc, ces jeunes qui sont venus de leur lycée,
25:25 et qui étaient tous des Noirs,
25:27 arrivent pour jouer au football contre un lycée blanc,
25:32 qui était dans une zone blanche.
25:33 Et voici qu'un jeune de ce lycée,
25:37 monté sur les toits, j'imagine, pour regarder le match,
25:40 a également avec lui un revolver,
25:44 et il vise le meilleur joueur de l'équipe adverse,
25:47 et il lui tire dessus,
25:49 ce qui le rendra hémiplégique pour le reste de sa vie.
25:51 Le crime raciste dans toute son horreur,
25:54 surtout quand on pense que c'est un racisme à cet âge-là.
25:57 - Bien sûr.
25:58 - Et à l'occasion d'un match de football.
26:00 Alors, vous comprenez qu'arrivant à Boston,
26:04 et quelques jours plus tard,
26:06 apprenant que l'on pouvait ainsi tirer sur quelqu'un
26:09 parce qu'il était Noir,
26:10 et qu'il était venu dans mon quartier,
26:13 alors que mon quartier est un quartier blanc,
26:15 ça a eu quelque chose qui m'a profondément secoué.
26:19 C'était mon premier contact avec ce type de racisme-là,
26:25 et c'est la violence extrême et totalement irrationnelle
26:31 que cela pouvait générer.
26:34 Et donc, voilà un peu quelque chose
26:38 qui, dès le début de mon installation à Boston, à Cambridge,
26:43 m'a un petit peu alerté sur un certain nombre de réalités
26:49 que jusque-là, je n'avais pas véritablement vécues.
26:53 - Après cette année passée, effectivement, aux États-Unis,
26:57 vous continuez votre chemin qui va vous ramener jusqu'à Dakar,
27:00 d'ailleurs, au début des années 80,
27:03 puisque vous rentrez au pays quelques années après.
27:08 En 1982, vous allez déjà soutenir votre thèse de doctorat
27:12 de troisième cycle de philosophie à Panthéon-Sorbonne
27:16 sous le thème de l'algèbre numérique à l'algèbre de la logique,
27:19 réunissant un peu deux amours, les maths et la philo, d'ailleurs,
27:22 on a l'impression.
27:23 Et puis, vous allez rentrer pour enseigner la philosophie,
27:26 effectivement, à Dakar.
27:28 Dans ce troisième tiers de l'émission,
27:30 j'ai tellement de questions pour vous et tellement peu de temps.
27:33 J'aimerais arriver... Vous allez occuper plusieurs postes.
27:37 Et puis, vous allez d'ailleurs retourner aux États-Unis
27:40 dans les années 2000, où vous êtes professeur
27:42 jusqu'à aujourd'hui à l'Université Columbia,
27:45 professeur de français de philosophie.
27:47 Qu'est-ce que...
27:50 Quelles sont les principales étapes que vous vous retenez,
27:53 si on veut en choisir quelques-unes seulement
27:56 dans votre parcours professionnel à ce jour,
27:59 depuis ce retour au début des années 80 à Dakar ?
28:02 - Alors, première étape, bien entendu, le retour.
28:04 - Bien sûr.
28:06 - Après les États-Unis, je rentre à l'école normale supérieure.
28:10 J'ai encore quelques années devant moi.
28:11 Et je profite de ces années-là
28:13 pour à la fois faire des études de mathématiques,
28:16 parce que là, j'ai passé une logique...
28:18 une maîtrise de logique mathématique
28:20 avec des certificats en algèbre,
28:22 ce qui me permettait de renouer avec mon vieil amour
28:25 pour les mathématiques. - Absolument.
28:27 - Et donc, je fais également une thèse d'histoire des mathématiques
28:32 en relation avec ces études que je venais de mener.
28:35 Et en effet, j'étais de la génération
28:39 qui faisait une thèse de troisième cycle et une thèse d'État.
28:42 C'est après ma génération que la thèse d'État a été supprimée.
28:46 Les deux thèses ont été supprimées pour une thèse unique.
28:49 Et donc, je finis cette thèse de troisième cycle
28:52 et je décide de rentrer au Sénégal.
28:54 J'ai été quelque peu tenté, parce que c'était le plus simple.
28:58 Au fond, c'était la voie qui semblait s'imposer en termes de carrière.
29:04 J'ai envisagé un moment de me dire,
29:07 et si je restais en France et je suis allé au Sénégal.
29:10 Et puis après, j'ai décidé, non, je rentre chez moi,
29:12 je retourne au Sénégal et j'essaye d'apporter ma contribution
29:17 à la philosophie sénégalaise, à l'enseignement au Sénégal.
29:21 Donc, je rentre en 1982 et je fais ma rentrée à l'université,
29:27 qui ne s'appelait pas encore Chahantayouk.
29:29 Le baptême de l'université et le changement de nom
29:33 allaient avoir lieu quelques années plus tard.
29:37 Donc, voilà une première étape importante.
29:39 Et ce que je fais, ce qui était mon intention,
29:41 c'était de créer un enseignement de logique,
29:45 un enseignement de philosophie des sciences,
29:47 dont il me semblait, dont il me semble toujours,
29:49 qu'il est nécessaire dans les universités africaines,
29:52 dans les départements de philosophie en Afrique.
29:55 Et je suis heureux d'avoir créé cela
29:57 et heureux de savoir qu'aujourd'hui, par exemple, au Sénégal,
30:01 ceux qui enseignent cela ont été mes étudiants.
30:03 - Quelle serait une autre étape,
30:05 pour qu'on puisse avoir le temps pour le reste,
30:07 mais ça serait quoi l'autre étape importante ?
30:08 - L'autre étape, c'est d'avoir créé un enseignement
30:11 en philosophie islamique, qui est devenu une des spécialisations
30:15 qui ont été les miennes dans lesquelles j'écris.
30:18 Autre étape, pendant que j'étais à l'université Chahantayouk de Dakar,
30:23 d'avoir été appelé à être le conseiller à l'éducation et à la culture
30:28 du président Abdullouf, en même temps que j'enseignais.
30:31 J'ai rempli ces fonctions-là à ses côtés.
30:34 Ça a été six années magnifiques,
30:36 à côté d'un homme qui me manifestait énormément d'affection,
30:41 qui me manifeste toujours énormément d'affection,
30:44 d'ailleurs, maintenant qu'il n'est plus président.
30:46 Et j'ai fait ça en même temps.
30:49 J'étais enseignant à l'université Chahantayouk de Dakar.
30:52 Donc voilà deux aspects importants aussi
30:55 de cette période d'enseignement à l'université de Dakar.
31:00 J'ai construit autour de moi des amitiés solides
31:04 et des complicités intellectuelles importantes,
31:07 avec des étudiants qui travaillent avec moi,
31:10 qui ont fait leur thèse avec moi,
31:12 et d'autres collègues qui m'ont rejoints
31:14 pour que nous ayons ensemble un cercle d'échange,
31:18 un cercle de publication.
31:20 J'ai créé une revue
31:22 où j'ai invité certains de mes étudiants à écrire.
31:26 Nous avons copublié avec mes étudiants
31:30 des volumes de philosophie, deux textes,
31:32 un texte sur la philosophie de Gaston Berger,
31:35 un autre texte sur la notion de méthode.
31:38 Bref, j'ai été très heureux
31:40 d'être professeur à l'université Chahantayouk de Dakar
31:44 et d'avoir fondé une certaine communauté philosophique
31:49 avec des étudiants qui, aujourd'hui,
31:52 sont mes collègues et mes amis.
31:55 La complicité qui nous lie se continue d'ailleurs.
31:58 Nous allons retravailler ensemble dans les temps qui viennent.
32:02 -Vous avez reçu différents prix.
32:04 Vous avez été fait chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres
32:07 en 2017.
32:08 Un moment, peut-être juste une petite minute,
32:12 ce que ça représente pour vous.
32:13 Votre famille était présente, puisque ça s'est passé
32:16 à l'ambassade de France à Manhattan, me semble-t-il.
32:19 -Absolument.
32:20 Ça s'est passé à l'ambassade de France à Manhattan.
32:22 Cette fois-là, c'était officier dans l'Ordre des Arts et des Lettres.
32:26 Parce que chevalier des Arts et des Lettres,
32:28 ça m'a trouvé à Northwestern University à Chicago
32:32 quand j'enseignais.
32:34 Cette fois-ci, j'étais monté en grade, si je puis dire,
32:38 et la cérémonie à Manhattan,
32:41 au consulat de France,
32:47 était pour moi une très très belle cérémonie.
32:49 -C'était à l'ambassade, mais au consulat de France.
32:51 -C'était une très belle cérémonie,
32:53 parce que ma femme était présente
32:55 et j'avais deux de mes enfants également qui étaient présents.
32:58 -On a une photo, d'ailleurs.
33:00 -Voilà. J'ai été très heureux d'une médaille comme celle-là,
33:05 d'autant que je la partageais également, cette cérémonie,
33:09 avec une de mes collègues,
33:10 qui est également une amie très chère que j'aime beaucoup,
33:13 qui est Emmanuel Sada,
33:14 qui a été distingué le même soir
33:17 comme chevalier, je crois, dans l'ordre des azalètres.
33:21 -J'ai quelques thématiques
33:23 que je voudrais aborder avec vous en quelques minutes.
33:26 La première, c'est la traduction,
33:29 votre lien à la traduction,
33:31 votre manière de voir la traduction.
33:33 Vous dites, la traduction est source de dialogues,
33:35 d'échanges, de métissages,
33:37 et vous rajoutez "traduire", c'est donner,
33:39 dans une langue, l'hospitalité
33:41 à ce qui a été pensé dans une autre.
33:43 Vous avez beaucoup parlé de ça, d'ailleurs,
33:45 dans votre livre "De langue à langue",
33:47 qui est sorti chez Albin Michel.
33:49 Un mot, brièvement, sur la traduction
33:51 et son importance aujourd'hui, même dans la transmission,
33:54 de la culture et de la pensée.
33:56 -Oui, mais, par exemple, d'une certaine façon,
33:59 la traduction, c'est la réponse que nous avons
34:01 pour la malédiction de Babel.
34:04 Vous savez qu'il est dit dans la Bible
34:06 que les humains sont devenus arrogants à un moment donné
34:08 et que Dieu, pour les punir,
34:10 détruit la tour qu'ils étaient en train de construire
34:12 et ensuite installe la confusion dans leur langue,
34:15 les disperse à travers la terre
34:17 et fait qu'ils aient des langues différentes.
34:20 Ils perdent la langue commune,
34:22 qui était la langue d'Adam et d'Ève,
34:24 et à ce moment-là,
34:26 ils se fractionnent en nations et en tribus.
34:29 Et disant cela, d'ailleurs, je cite cette fois-ci le Coran.
34:31 C'est le Coran qui dit, dans un verset,
34:33 "Nous vous avons créés comme des nations
34:35 "et des tribus différentes,
34:37 "afin que vous vous entreconnaissiez."
34:39 Alors, que signifie "afin que vous vous entreconnaissiez" ?
34:41 Et pourquoi est-ce que, dans nos différences,
34:44 nous deviennons, paradoxalement,
34:45 une condition pour que nous nous entreconnaissions ?
34:48 J'ai lu là une sorte d'éloge de la traduction.
34:52 On peut avoir beaucoup d'interprétations,
34:54 mais parce que la manière de sortir de nos propres enfermements,
34:58 la manière dont nos langues nous enferment,
35:00 dans les cultures qui sont les nôtres,
35:03 dans les communautés qui sont les nôtres,
35:05 cela, nous surmontons cet enfermement,
35:07 précisément lorsque nous nous ouvrons à d'autres expériences
35:12 qui s'expriment dans d'autres langues,
35:14 et cette ouverture à d'autres expériences humaines
35:17 s'exprimant à d'autres langues, à d'autres imaginaires,
35:19 c'est la traduction.
35:21 Et c'est en ce sens que le geste de traduire
35:23 est un geste qui a une signification profondément éthique,
35:27 profondément humaine,
35:28 ouvrir sa propre langue pour dire "marhaba"
35:31 à ce qui a été pensé et créé dans une autre langue,
35:35 et la recevoir, lui donner hospitalité dans sa langue.
35:40 Donc la traduction a une signification morale et éthique très profonde.
35:45 -L'Afrique aussi est très présente dans votre œuvre.
35:49 Je rappelle juste que vous avez publié une vingtaine d'ouvrages,
35:52 on ne pourra pas en faire le tour, mais l'Afrique est très présente.
35:55 Vous avez sorti un livre dont j'aimerais qu'on parle,
35:58 "Léopold Cédar Senghor, l'art africain comme philosophie",
36:01 qui est sorti, publié aux éditions Riveneuve.
36:04 Vous dites que, pour Senghor,
36:08 les arts africains constituaient le langage privilégié,
36:12 puisqu'on parlait de langue et de langage.
36:15 -Oui. Donc c'est un langage visuel
36:18 qui n'est pas simplement là pour faire beau.
36:23 Évidemment, la beauté est une dimension importante de l'art,
36:28 mais qui porte également toute une philosophie.
36:33 Un objet de l'art classique africain
36:36 porte toute une philosophie et s'inscrit dans une cosmologie
36:40 dont cet objet est le témoin et le porte-parole.
36:44 Donc ces objets disent la cosmologie du terroir
36:49 où ils sont nés.
36:53 Et cela me semblait très important de le souligner,
36:56 et ceci est au cœur de la pensée de Senghor.
36:59 C'est la meilleure porte d'entrée, je crois,
37:03 dans la philosophie de Senghor,
37:05 parce que ce qui est une constante dans son œuvre,
37:07 dans sa trajectoire et dans sa vie,
37:10 c'est son attitude
37:16 pour déchiffrer la signification de l'art classique africain.
37:20 Pourquoi est-ce que les Africains sculptent comme ils sculptent ?
37:24 Pourquoi mettre l'accent sur...
37:28 Donner une représentation des corps
37:30 qui soit une représentation disproportionnée,
37:32 qu'est-ce qu'ils cherchent à dire ?
37:34 Et donc ce travail de déchiffrage,
37:36 ce travail de lecture des objets classiques africains,
37:41 c'était véritablement...
37:42 Cela supposait de se mettre dans la position,
37:46 dans la posture de quelqu'un qui lit le message philosophique
37:49 dont ces objets sont porteurs,
37:51 et qu'ils portent dans leur langage, leur langage visuel.
37:54 Les formes elles-mêmes sont un langage,
37:57 constituent un langage qui nous disent quelque chose
37:59 de ce qui était la philosophie de ceux qui ont créé ces objets.
38:03 -Je vais passer de ces arts africains
38:05 justement à cette relation entre l'Afrique et l'Occident.
38:10 D'ailleurs, peut-être la relation directe,
38:12 c'est qu'on a beaucoup parlé de la restitution des arts africains,
38:14 des pièces d'art africaines.
38:16 Je rappelle qu'Emmanuel Macron, cette année,
38:18 avait annoncé une loi cadre pour procéder
38:21 à de nouvelles restitutions justement d'œuvres d'art
38:24 aux pays africains qui en font la demande.
38:26 Mais j'aimerais parler de l'Afrique aujourd'hui
38:29 et à quel point le monde s'intéresse à l'Afrique.
38:32 Avant, on pouvait s'intéresser que politiquement,
38:37 il y a bien évidemment le colonialisme aussi.
38:41 Aujourd'hui, on s'intéresse aussi économiquement à l'Afrique.
38:45 Et on se pose la question de,
38:47 est-ce que les Africains s'intéressent aux Africains aussi ?
38:50 -En tout cas, ils ont intérêt à s'intéresser eux-mêmes aux Africains.
38:53 Et c'est le cas, en effet.
38:55 Et vous avez raison de souligner qu'il y a un changement profond
38:59 parce que, vous savez, c'était seulement dans les années 1990,
39:02 la décennie dite perdue des années 1990,
39:06 que le discours sur l'Afrique était un discours absolument pessimiste
39:11 et à la fois pessimiste et tout à fait cynique également.
39:15 C'est la période de ce que l'on appelait l'afro-pessimisme,
39:18 l'idée que les Africains, au fond, ne s'en sortiraient pas.
39:21 Il y a eu un numéro du journal très influent de la revue
39:27 "The Economist" qui avait comme titre, à propos de l'Afrique,
39:31 "The Hopeless Continent", le continent sans espoir.
39:35 Et le discours a aujourd'hui fortement changé.
39:40 L'Afrique est devenue, avant Covid, et c'est en train d'ailleurs de repartir,
39:45 le continent où on trouvait les taux de croissance les plus élevés.
39:49 C'est le continent dont on sait que, démographiquement,
39:52 il porte la promesse d'une énergie humaine
39:55 qui, dans quelques générations,
39:58 sera principalement une énergie humaine africaine.
40:01 Parce que c'est vrai que la démographie, c'est des problèmes.
40:04 Les jeunes, il faut les nourrir, il faut les instruire,
40:07 il faut leur trouver du travail, il faut les infrastructures, etc.
40:11 Mais c'est également un atout,
40:13 c'est une ressource extraordinaire de développement.
40:15 Donc l'Afrique est devenue aujourd'hui un continent
40:18 dont on s'est rendu compte à quel point il était porteur d'avenir.
40:21 C'est un continent d'avenir, c'est le continent d'avenir,
40:24 même, pourrait-on dire.
40:26 Ce qui explique d'ailleurs une espèce de nouvelle ruée vers l'Afrique.
40:30 Et il est important, il est essentiel
40:33 que les Africains, sachant cela,
40:35 construisent également leur propre continent
40:38 dans la relation qu'ils vont établir entre eux.
40:42 Sortir définitivement de ce climat d'afro-pessimisme
40:46 où on disait que le problème des Africains,
40:47 c'était les Africains eux-mêmes,
40:49 ça consiste à dire, nous allons construire notre continent.
40:54 Nous allons remettre au goût du jour et en chantier
40:58 l'énergie que portait la promesse du panafricanisme.
41:02 Nous allons remettre en chantier le panafricanisme,
41:04 lui donner une nouvelle signification
41:06 dans le monde où nous vivons.
41:08 Et je suis heureux, par exemple, de constater
41:10 que nous avons aujourd'hui une Zlekhaf,
41:13 une zone de libre-échange entre Africains,
41:17 qui va avancer au rythme qui sera son rythme,
41:22 qui va connaître des difficultés,
41:24 mais qui, l'un dans l'autre, va créer précisément
41:26 cette synergie, cette unité entre les États africains.
41:32 Et ça a commencé.
41:35 Nous parlions du fait que beaucoup de puissances
41:38 s'intéressent à l'Afrique.
41:39 On cite à ce propos la Chine, on cite la Turquie,
41:43 on cite le Brésil d'avant Bolsonaro,
41:46 on cite aujourd'hui les États-Unis, etc.
41:48 On oublie de citer les pays africains eux-mêmes.
41:51 Si je prends un pays comme le Maroc,
41:53 le Maroc a une politique africaine tout à fait active.
41:56 Dans mon pays au Sénégal aujourd'hui,
41:59 le secteur bancaire est un secteur
42:01 où le Maroc est extrêmement présent.
42:04 Ça veut dire que cette fameuse coopération sud-sud
42:07 dont on parlait tant,
42:08 elle est en train de se construire, de s'établir.
42:11 Et donc, l'espace africain doit être investi
42:14 par les Africains eux-mêmes pour le développement de l'Afrique,
42:18 évidemment tout en s'ouvrant
42:20 à tous les partenariats extérieurs nécessaires.
42:24 - Merci beaucoup, Suleymane Bassardian.
42:27 Je rappelle juste à nos téléspectateurs
42:29 que pour en savoir un peu plus sur votre oeuvre et votre parcours,
42:32 il y a "Le fagot de ma mémoire" qui est sorti chez Philippe Rey,
42:37 qui est un excellent livre, une belle fable
42:40 qui nous emmène d'ailleurs d'un continent à l'autre
42:42 pour vous connaître un peu plus.
42:43 Merci infiniment d'avoir accepté notre invitation.
42:46 - Merci pour cette invitation et pour votre hospitalité.
42:49 - Merci.
42:50 Merci à vous tous de nous avoir suivis
42:52 pour cet entretien de France 24.
42:54 Et très bonne soirée, très bonne journée et très bon week-end.
42:57 (Générique)
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