Les grands entretiens d'Yves Thréard " Souvenirs et avenir d'Afrique" - Elgas

  • l’année dernière
Yves Thréard reçoit Elgas, journaliste et écrivain sénégalais, auteur de l'ouvrage « Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial ».
Las des surenchères identitaires et du recours perpétuel au fait colonial dans le débat intellectuel entre l'Afrique et la France, Elgas dénonce dans cet entretien une époque qui cultive le ressentiment comme une vertu et entérine ainsi auprès des africains un statut de victime éternelle, freinant, dès lors, la création de ressources et le développement de l'esprit d'initiative sur le continent. Selon lui, ce dévoiement du processus de décolonisation séduit une jeunesse africaine désoeuvrée dont le réflexe de la réaction plaintive l'empêche de se détacher de son bourreau et d'abandonner le mythe selon lequel Paris est encore décisionnaire sur les destins africains. S'il considère qu'il est essentiel de traquer les survivances de la colonisation, Elgas regrette l'absence de paradigme émancipateur réel pour le continent et invite à réhabiliter la nuance et la complexité, pour l'instant écrasées par les débats actuels.

Soixante ans après la vague des indépendances, l'Afrique, berceau de l'humanité, est présentée aujourd'hui comme celui de l'avenir, le continent du XXIème siècle. Pourquoi cet engouement soudain, souvent motivé par des motifs économiques ? Dans un contexte international en perpétuel mouvement, Yves Thréard s'intéresse à l'influence grandissante de l'Afrique sous tous ses aspects, en donnant à la parole à Calixthe Beyala, Oswalde Lewat, Alain Mabanckou, Boualem Sansal et Lionel Zinsou, pour des « Souvenirs et avenir d'Afrique ».

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Transcription
00:00 "Uncatchable", Alexandra Romero
00:02 ...
00:26 -Elgaz, vous venez d'écrire un livre sur l'ère postcoloniale,
00:30 notamment en Afrique, plus principalement en Afrique,
00:33 que vous avez appelé "Les bons ressentiments".
00:36 Qu'est-ce que ça veut dire ?
00:39 -Le ressentiment est un peu l'emprise du bourreau
00:42 sur sa victime,
00:43 emprise à la remorque, en quelque sorte,
00:47 de laquelle se trouvent écrasés tous les affects de la victime.
00:51 Dès qu'on rentre dans cette logique très pernicieuse,
00:54 très vicieux, c'est qu'on est dans la réaction,
00:57 dans la plainte,
00:58 dans l'incapacité à s'affranchir d'une forme d'humiliation,
01:03 et puis de son seau qui est apposé comme ça sur la victime.
01:06 Et donc, c'est interriner un statut de victime éternel,
01:11 qui ne crée pas les ressources, en quelque sorte,
01:14 ni l'initiative, ni l'esprit d'entreprise.
01:17 À partir du moment où on entre dans cette logique-là,
01:20 on interrine, pour de bon, sa défaite.
01:23 Appeler ça "les bons ressentiments",
01:25 c'est jouer sur une fièvre mondiale,
01:28 qui n'est pas que dans les relations postcoloniales.
01:31 -Oui. -On est dans une époque...
01:32 -Entre l'Occident et le reste du monde,
01:35 si vous me permettez l'expression.
01:37 -Exactement. J'avais fait une tribune à l'Est de France
01:40 où je parlais de la revanche des damnés de la Terre.
01:43 -Expression qui est le titre d'un livre de Frantz Fadon.
01:46 -Exactement. Je traficote un tout petit peu.
01:49 L'idée que beaucoup de populations qui se sont senties
01:52 à la fois des festins du monde,
01:54 de tout ce que le monde a produit comme richesse,
01:56 comme espace de dialogue, de discussion,
01:59 d'inter-échange, de voyage,
02:01 tous ces gens-là qui ont été marqués, en quelque sorte,
02:04 par cette forme d'infériorisation et de cette inégalité
02:07 qui frappe encore très fort,
02:09 ont tendance à jeter parfois le bébé avec l'eau du bain
02:12 et à vouloir renverser le système
02:14 dans ce qu'on a appelé, dans des expressions diverses,
02:18 "dégagisme".
02:19 Et puis, au fondement de cela,
02:22 il y a quand même ce sentiment de ressentiment,
02:24 d'une forme d'humiliation, tue,
02:27 qui refait surface et dont la fièvre est comme ça,
02:30 parfois, assez terrible.
02:31 On a une autrice française, une philosophe,
02:34 qui s'appelle Cynthia Fleury, qui a écrit un livre,
02:37 "Si j'y la mère", "Le rire du ressentiment",
02:39 qui est une monographie formidable de ce sentiment-là.
02:42 En le réutilisant dans mon titre, c'est montrer
02:45 qu'aussi loin montrent les cris d'émancipation,
02:49 il y a encore des liens d'interdépendance.
02:51 -D'interdépendance. -Il faut aller à la racine
02:54 de ce malaise-là. C'est pourquoi j'ai appelé mon livre
02:57 "Les bons ressentiments". -Pourquoi "bon" ?
02:59 -Oui, mais parce que l'époque cultive un ressentiment
03:03 en lui donnant une vertu, quasiment.
03:05 C'est ça. Et puis, dans le ressentiment,
03:08 il n'y a pas tout à jeter, parce que ce que dit la victime
03:12 de ce qu'elle a subi n'est pas quelque chose de contestable,
03:16 c'est ce qu'elle en fait qui est le problème.
03:18 On peut avoir de bons ressentiments,
03:20 qui sont parfaitement justifiés. -Lesquels ?
03:23 -Lesquels dire que la structure coloniale
03:26 et ses survivances, et sa manière de se pérenniser
03:31 par des biais un peu tordus,
03:33 par une certaine forme d'opacité, d'horizontalité,
03:36 existe encore, et qu'il faut repenser les échanges,
03:41 essayer d'en sortir, c'est parfaitement recevable.
03:44 Une pensée des coloniales réelles dans sa perspective ancienne,
03:47 qui ne tombe pas dans les mains d'un activisme rapide,
03:50 qui ne cherche que des ennemis, c'est quelque chose d'essentiel.
03:54 Je m'inscris plutôt dans cette mouvance-là,
03:56 d'une pensée des coloniales réelles,
03:58 pas dans son expression très panique,
04:01 accusatrice, que l'on voit en France,
04:03 qui me paraît problématique.
04:05 C'est pourquoi rechercher une vérité,
04:07 réparer les failles de l'histoire me paraît important,
04:10 et dans cette mesure-là, la notion de bon ressentiment
04:13 peut avoir des échos. -Est-ce que vous faites
04:16 un lien entre anticolonialisme et décolonialisme ?
04:20 -Ces sujets sont très techniques.
04:22 Anticolonialisme, ça a toujours existé.
04:25 Toute colonisation, produit, dès les origines,
04:28 sont rejets.
04:30 -Par définition. -Par définition.
04:32 Donc l'anticolonialisme a toujours existé.
04:34 Des penseurs qui ont été des acteurs majeurs
04:37 de la décolonisation n'ont jamais utilisé l'étiquette décoloniale.
04:40 Ce qui arrive récemment, c'est une pensée décoloniale
04:44 qui désancre ces perspectives historiques
04:46 avec son épistémologie, sa théorie,
04:48 avec des origines que l'on retrouve dans les pays sud-américains.
04:52 C'est cette pensée aussi qui voyage,
04:55 qui va aussi avoir des tonalités, des expressions
04:57 dans les universités américaines,
05:00 avec des termes parfois déprimant.
05:02 -C'est la woke culture, la cancel culture.
05:04 On reconstruit le passé, c'est ça ?
05:06 -On reconstruit. -Ou on l'épure, plutôt,
05:09 de tout ce qui gêne.
05:10 -Si on prend le parti
05:12 de ne partir que sur des slogans, des acceptions rapides,
05:16 oui, on épure.
05:17 Mais ces sujets sont infiniment complexes.
05:20 Il y a des choses qui sont parfaitement recevables
05:23 et des extrapolations.
05:24 Ces extrapolations sont très commodes
05:26 pour la poudrière des réseaux sociaux
05:28 ou pour la pensée facile de l'époque,
05:30 où très souvent, on parle de racisées,
05:32 de wokisme, de cancel culture, ainsi de suite.
05:35 Ces réalités ont des expressions réelles.
05:37 L'intérêt d'une pensée réelle, c'est d'aller les explorer,
05:41 les évaluer pour ce qu'elles sont,
05:43 de ne pas tomber dans l'anathème,
05:45 dans la disqualification facile
05:46 de termes qui ont des résonances par ailleurs.
05:49 Moi, je ne suis pas tout à fait pour, justement,
05:52 l'épuration, pour, justement, la propreté,
05:55 pour un hygiénisme moral.
05:57 Je ne pense pas que ce soit productif,
05:59 mais qu'on soit de la même manière
06:01 aussi sensibles aux quêtes,
06:04 à la recherche d'une inclusion réelle,
06:07 à une pluralité, à un universel
06:09 qui embrasse tous les horizons du monde.
06:12 Je pense que c'est quelque chose aussi
06:14 que je trouve essentiel.
06:15 Dans ce débat-là, il ne faut pas venir
06:17 un arbitre tranché de façon hémiplégique
06:20 avec des amnésies volontaires.
06:21 Il faut venir offrir la chance du dialogue,
06:25 de la complexité et de la nuance.
06:27 Il me semble que ce sont ces notions-là
06:30 qui sont écrasées par le débat.
06:31 -Dans "Les bons ressentiments",
06:33 vous avez une expression, une formule
06:35 qui est très intéressante, qui consiste à dire,
06:38 en gros, les jeunes générations
06:41 se voient tellement peu d'avenir
06:43 qu'elles se réfugient dans les remugles du passé.
06:45 Ca veut dire quoi ? Parce que ce passé,
06:48 c'est un passé qu'elles critiquent,
06:50 y compris celui de leurs aînés,
06:52 c'est-à-dire de ceux qui ont été les acteurs
06:55 de la décolonisation.
06:57 -Oui, la tentation nihiliste,
07:00 elle est bien présente dans la jeunesse africaine,
07:03 qui accable autant ses dirigeants que la structure coloniale.
07:06 Mais elle est présente dans cette logique
07:09 de destitution des idoles,
07:10 et dans le refus de se mettre sous la tutelle
07:13 de structures que l'on pense gangrénées
07:15 et condamnées pour de bon,
07:17 se réfugier dans un passé imaginaire,
07:19 dans l'illusion d'un âge d'or,
07:21 dans l'existence d'un parchemin qu'il suffirait
07:24 de dépoussiérer pour embrasser la prospérité,
07:26 c'est un autre mythe, c'est un fantasme
07:29 qui est entretenu, pour le coup,
07:30 par les ranchers d'une certaine forme
07:33 de décolonisation militante,
07:34 qui ne servent que les ranchers
07:36 et pas forcément l'ordre collectif.
07:38 Et ces jeunes, aussi, dans leur acte de destitution
07:41 de tout ce qui a préexisté,
07:43 attaquent les responsables gouvernants,
07:45 mais ils ne les attaquent pas pour leurs échecs,
07:48 ils les attaquent pour intelligents,
07:50 se supposer, avec l'ennemi occidental.
07:53 -Ils ont été des collaborateurs. -Oui.
07:55 C'est là où la dénégation de toute forme de responsabilité
07:58 de ces acteurs-là produit un monde, finalement,
08:01 où personne n'est responsable de rien,
08:03 où le coupable presque tout trouvait,
08:05 c'est la colonisation et sa matrice.
08:08 Il ne s'agit nullement d'exonérer la colonisation, justement,
08:11 de ce qu'elle a produit,
08:13 comme violence, comme humiliation,
08:15 comme survivance,
08:16 mais ne pas tout lui prêter ou tout lui imputer,
08:19 parce que, pour le coup, c'est oublier
08:21 que les Africains, de manière générale,
08:24 ne sont pas des acteurs passifs de l'histoire.
08:27 Toute modernité est une co-construction
08:29 et que désigner des victimes
08:31 ne doit pas aboutir
08:32 en quelque sorte à déresponsabiliser d'autres.
08:38 Et tenir les deux bouts dans ce registre-là
08:40 est très compliqué.
08:42 Et chez les jeunes Africains, très souvent,
08:45 ils se heurtent à une réalité, un manque d'horizon.
08:49 C'est-à-dire qu'ils ne sont pas absorbés
08:51 par le tissu économique et social.
08:54 Chez eux, tout est assez bouché.
08:56 Et au plus fort des discours sur la décolonisation,
08:59 qui ont comme fief la diaspora,
09:01 au même moment, les jeunes Africains ont envie,
09:03 pour beaucoup, de quitter le continent
09:06 pour aller parfois en Occident.
09:08 Voilà le paradoxe.
09:09 Voilà le paradoxe où nous mènent
09:11 toutes ces périodes-là,
09:14 qui n'ont jamais véritablement diagnostiqué
09:17 les choses très finement
09:18 et qui n'ont pas posé de paradigme émancipateur réel,
09:23 parce que les discours plaintifs
09:25 créent les conditions d'accusation d'un bourreau
09:30 auquel on reste encore liés.
09:32 C'est pourquoi, encore une fois,
09:34 j'utilisais le terme "les bons ressentiments".
09:37 -Comment on en sort de cette éternelle face-à-face
09:40 entre le colonisé
09:43 et celui qu'on accuse de tous les maux,
09:46 c'est-à-dire le colon ?
09:48 Comment on en sort ?
09:49 -Toutes ces choses-là touchent à des affects,
09:52 touchent à des blessures profondes.
09:54 Il me paraît important de ne pas les minimiser,
09:57 de les prendre en considération.
09:59 La dynamique d'empathie est, pour le coup, très importante,
10:02 mais il faut reprendre le sens de l'initiative,
10:05 de ne pas être, justement, à la remorque
10:08 pour n'être finalement bon que pour la réaction.
10:11 La réaction, c'est avaliser la suprématie de l'autre
10:15 dans son agenda, auquel on vient finalement répondre.
10:19 Et réparer cette histoire-là,
10:22 situer les responsables extérieurs et les responsables endogènes,
10:25 avoir une culture du débat beaucoup plus plurielle,
10:28 ne pas songer à une certaine forme d'existence,
10:31 d'îlot d'or ou d'identité pure,
10:33 comprendre que toutes les sociétés africaines
10:36 sont des mélanges, des juxtapositions,
10:38 des fédérations d'identité.
10:40 Comprendre cette dynamique et aller chercher partout
10:43 où le savoir peut être porteur d'échappées collectives,
10:46 il me paraît que c'est le chantier.
10:48 Et ce chantier-là, il faut qu'il s'affranchisse
10:51 de la flange, de la plainte perpétuelle
10:53 qui, elle, enferme dans le ressentiment.
10:56 Et donc, en sortir, c'est reprendre le discours sur son histoire,
10:59 pas par des narrations, comme on l'appelle, des narratifs.
11:03 -C'est le nouveau mot. -Les narratifs sont éloignés
11:06 du réel. Il faut oser affronter le réel
11:08 et l'enchanter par le rêve, l'espoir,
11:10 et surtout par une ingénierie économique et culturelle.
11:13 Il me semble que sur ces aspects-là, le bas blesse par moment.
11:17 -Alors qu'il y a tous les éléments.
11:19 Sur le plan culturel, on ne peut pas dire
11:21 que jamais l'Afrique a autant rayonné sur le plan culturel.
11:25 Il y a une confusion, aujourd'hui, de toutes les cultures,
11:28 de toutes les cultures africaines,
11:30 dans les goûts et les modes de vie
11:33 mondialisés, je dirais.
11:35 Alors, là, vous avez dit, voilà,
11:38 par l'innovation, par l'initiative,
11:41 les Afriques peuvent se sortir de ce ressentiment éternel,
11:46 mais il y a aussi, de l'autre côté,
11:48 notamment les pays anciennement colonisateurs,
11:50 qui peuvent aussi changer d'attitude.
11:53 Est-ce que vous estimez, par exemple,
11:55 qu'Emmanuel Macron a eu quelques initiatives,
11:58 notamment le sommet franco-africain de Montpellier,
12:01 où, pour la première fois, il n'a pas invité des chefs d'Etat,
12:04 mais ce qu'on appelle de la société civile,
12:07 qui était étroitement, quand même, sélectionné, on va dire.
12:10 Est-ce que ça a changé quelque chose ?
12:12 Est-ce que ça change quelque chose ?
12:14 Vous y étiez peut-être, à Montpellier ?
12:17 -Non, je n'y étais pas. Il y a quelque chose d'important
12:20 dans ce que vous avez dit sur l'existence
12:22 de cette société culturelle, qui n'a jamais disparu.
12:25 Elle a toujours été là. -Elle était moins connue.
12:28 -Elle a été niée,
12:29 qu'à la défaveur d'un récit très sombre sur l'Afrique,
12:34 qui a été longtemps la matrice dans beaucoup de médias,
12:37 ce qu'on a appelé l'afro-pessimisme, en quelque sorte,
12:40 où la tonalité était une tonalité très mortuaire.
12:43 Sur l'Afrique, on ne parlait que d'oraison.
12:45 Mais cette richesse-là, ce dynamisme-là,
12:48 que ce soit dans tous les thèmes que vous avez cités,
12:51 ça a toujours existé et continue d'exister.
12:53 Les richesses de société sont consubstantielles à leur vie.
12:56 Elles ne naissent pas comme ça du néant.
12:59 Ce sont des éléments qui sont semés,
13:02 qui sont arracinés et qui fleurissent
13:04 à la faveur de contextes plus porteurs.
13:06 Ca, ça a toujours existé.
13:08 C'est juste lutter contre ce différentialisme
13:11 qui a été un différentialisme raciste
13:13 et aussi lutter contre un différentialisme
13:16 qui a été particularisant,
13:18 qui est celui des anticoloniaux,
13:20 qui a été, à un moment ou un autre,
13:22 à travers des paradigmes qui ont été frelatés
13:24 comme le panafricanisme et ce qu'il est devenu par ailleurs.
13:28 Sur Emmanuel Macron,
13:29 moi, je suis toujours un peu embêté
13:32 par le manque de jonction entre le discours et les faits,
13:37 la prétention, l'extension et la réalité de ces relations-là.
13:41 Donc, il y a toujours une certaine forme de verticalité.
13:45 Et malgré les bonnes intentions, qui sont notables, que je salue,
13:48 convier toute une jeunesse africaine
13:50 qui ne cesse d'accabler Paris
13:53 aux frais de son bourreau
13:54 pour qu'elle demande des redditions de comptes
13:57 à des gouvernements qu'elle n'a pas élus,
14:00 c'est un nonsens complet.
14:01 Les jeunes africains ont élu des dirigeants africains.
14:04 C'est leurs interlocuteurs.
14:06 S'il y a quelque chose qui ne va pas chez eux,
14:09 ils s'intéressent à eux, ils le leur disent.
14:11 Mais considérer que Paris est encore le centre décisionnaire
14:15 du discours et du contre-discours,
14:17 un pouvoir décisionnaire sur les destins africains,
14:20 c'est un mythe.
14:21 C'est un mythe parce que la France n'est ni une solution en Afrique
14:25 ni un problème.
14:26 C'est très compliqué à entendre pour les ambitions empathiques
14:30 françaises, très compliqué à comprendre pour les Africains,
14:33 mais c'est aussi simple que cela.
14:35 Le rayonnement de la France en Afrique est en train de s'effondrer,
14:39 les parts de marché économique sont en train de s'effondrer.
14:43 La réalité, c'est qu'on est dans une recomposition totale
14:46 d'aujourd'hui, dont la perspective est très ancienne.
14:49 Les bonnes volontés doivent être suivies d'actes.
14:52 On ne peut pas encore, en tant que pays,
14:54 avoir une politique africaine. -Ca veut rien dire.
14:57 -C'est dur, c'est mal perçu.
14:59 Et puis, la prétention à aller faire le vie bien,
15:02 ça rappelle tristement les tonalités de Jules Ferry,
15:05 d'aller civiliser des gens.
15:07 Et donc, ces réminiscences de l'histoire
15:10 nourrissent encore des colères,
15:12 qui n'ont pas besoin d'ailleurs d'être nourries
15:15 parce que ce ressentiment de base existe.
15:17 Et donc, à ce problème structurel,
15:19 se rajoutent des problèmes conjonctuels.
15:21 Les problèmes conjonctuels, c'est ce qu'on voit soit en Ukraine,
15:25 dans le monde actuellement, ou d'autres puissances,
15:28 à l'affût, dans la prédation du continent,
15:31 se disent qu'il y a une place à prendre,
15:33 quitte à mordre les mollets de ceux qui avaient le précaré.
15:36 C'est ce qui se passe au Burkina Faso et au Mali.
15:39 -C'est ce que vous dites avec l'arrivée en masse,
15:42 parce qu'il ne faut pas l'oublier,
15:44 les Russes, qui étaient, jadis, ou naguères soviétiques,
15:47 avaient aussi une influence énorme sur le continent africain.
15:51 Donc là, vous êtes en train de parler des Russes
15:54 à travers les milices Wagner,
15:55 mais on peut parler des Chinois, des Turcs,
15:59 des Iraniens,
16:01 mais on peut parler des Israéliens aussi.
16:04 C'est une terre qui est extrêmement convoitée.
16:07 C'est le continent...
16:09 C'est en cela que c'est le continent du XXIe siècle.
16:12 C'est le continent du développement,
16:14 mais c'est le continent de la conquête.
16:16 C'est une espèce de "Far South".
16:19 -Mais c'est triste pour nos continents
16:22 d'être envisagés comme une proie.
16:26 Il y a un livre qui a été important pour...
16:30 pour ma formation intellectuelle,
16:32 "Le discours sur le colonialisme" d'Emme Césaire.
16:35 -C'est pas le seul, c'est pour beaucoup.
16:38 -Je crois aussi.
16:39 -Il était élu en Thillais.
16:41 -Il était élu en Thillais.
16:42 Et Emme Césaire disait que l'aventure coloniale
16:45 était une aventure aussi de prédation.
16:48 C'est des économies antagonistes
16:50 qui se trouvent à un moment obligées
16:52 d'exporter leur crèle dans des terres nouvelles.
16:55 Et c'est exactement ce qui se passe après, aujourd'hui.
16:58 C'est-à-dire des économies antagonistes en lutte
17:01 qui fondent comme des fauves sur le continent
17:04 parce que tout le récit capitaliste
17:06 est un récit opportuniste.
17:08 Toutes les projections démographiques
17:11 que moi, j'appelle du démographisme,
17:13 c'est-à-dire un récit porteur pour essayer uniquement de vendre,
17:17 c'est ce qui est en train de se passer sur le continent.
17:20 Au moment où la France est en train de reculer,
17:23 d'autres s'installent très confortablement.
17:25 Et la prise d'initiative, le récit sur soi,
17:30 avoir une certaine forme de souveraineté sur ces produits
17:33 est en train de disparaître.
17:35 Et là, pour le coup, la France est un ennemi commode
17:38 parce qu'elle change de discours,
17:40 sa verticalité est en train de la casser,
17:42 elle donne des gages, des bonnes volontés.
17:45 Mais vu qu'historiquement, elle a été l'ennemi,
17:48 elle a été justement la matrice intellectuelle
17:50 et que jusqu'à présent, elle reste le centre des décisions,
17:54 de l'édition, du lectorat,
17:55 du réseau institutionnel et culturel,
17:58 oui, ça crée les conditions de ressentiment.
18:00 À côté, il y a toute une force, justement,
18:03 prédatrice qui est en train d'aller sur le continent
18:07 sans état d'âme.
18:08 Et résultat des courses, aujourd'hui,
18:10 c'est-à-dire tout ce qui marche dans un pays comme le Sénégal,
18:14 n'est pas sénégalais.
18:16 Donc la richesse est expatriée, en quelque sorte.
18:19 -Et c'est une richesse qui vient beaucoup
18:21 des pays du Golfe arabique, notamment.
18:24 -Mais c'est un monde multipolaire,
18:26 il va partout, il va en Chine, comme vous l'avez dit,
18:29 il va en Russie très timidement,
18:31 parce que les Russes, historiquement,
18:33 n'ont pas eu de relation économique privilégiée,
18:36 et c'est souvent dans la donnée quelque chose d'essentiel.
18:39 Pendant la guerre froide, et même avant,
18:42 c'est-à-dire en plein développement du marxisme,
18:45 qui a élu des fiefs dans beaucoup de capitales africaines,
18:48 dont Dakar, beaucoup de dirigeants africains
18:51 ont été formés en URSS.
18:52 -Oui, à l'université Patrice Momba.
18:55 -Exactement. Et cette forme de force intellectuelle
18:58 a toujours tenu ce discours anticolonial,
19:01 et une fois au pouvoir, cet échec n'a pas été sondé ou évalué.
19:05 Donc on est dans des réminiscences de l'histoire
19:08 qui sont cruelles, des formes de répétition,
19:10 et vous connaissez sans doute la formule,
19:13 l'histoire se répète toujours deux fois,
19:15 la première fois en tragédie, la deuxième fois en farce.
19:18 La seule différence, c'est que la farce est aussi tragique.
19:22 Donc on est dans cette situation-là
19:24 où on ne s'embarrasse même plus de regarder les faits,
19:27 c'est-à-dire les faits deviennent embarrassants.
19:30 Il y a des discours, des idéologies, des postures,
19:33 des regards qui sont commodes, parce que taper sur l'Occident,
19:36 c'est la garantie de recruter des admirateurs faciles
19:39 sur le continent, alors que la réalité de la présence française
19:43 n'a rien à voir avec le temps de Fokard
19:45 et le temps des colonies.
19:47 -Jacques Fokard, qui était le conseiller afrique
19:50 du général de Gaulle et de Georges Pompidou.
19:52 Dans votre livre, vous avez cette formule
19:55 qui me paraît très intéressante.
19:58 Vous dites "l'islam,
20:00 "élément rassembleur
20:04 "de l'anticolonialisme".
20:07 Est-ce que vous estimez que cet islam qui part en droit,
20:11 et notamment dans le Sahel, s'est souvent transformé en islamisme,
20:15 eh bien, effectivement, ça a servi d'arme,
20:19 d'une certaine façon, intellectuelle, d'idéologie,
20:22 contre les anciens colonisateurs ?
20:26 -A tout le moins,
20:27 un argument fédérateur.
20:31 Quand on regarde, j'ai appelé dans mon livre le chapitre
20:34 "La généalogie du sentiment anti-français, anti-occidental",
20:38 en essayant de voir la donnée un peu multicausale de l'affaire.
20:42 J'en reviens un peu à l'islam.
20:44 Quand on regarde les interventions françaises
20:48 dans le temps long, en Afrique,
20:51 il y a des fiefs qui sont restés dans les mémoires.
20:54 Il y a l'Algérie.
20:55 Dans le récit de la contre-violence coloniale,
20:59 l'islam a joué un rôle fondateur,
21:01 parce qu'il a fédéré contre, justement,
21:03 il offrit une alternative, un autre récit,
21:06 un kit explicatif du monde et un kit politique
21:10 qui était pour beaucoup une forme d'identité ancrée.
21:13 Alors que même quand on regarde dans la perspective très ancienne,
21:16 cet islam-là n'a pas une simultanéité avec les populations,
21:21 forcément, qu'elle prétend défendre
21:24 ou à qui elle prétend offrir, justement, en horizon.
21:27 On regarde aussi ce qui se passe en Algérie dans les années 90.
21:31 -Oui, avec la guerre. -Avec la guerre.
21:33 -La guerre civile. -Ainsi de suite.
21:35 Vous regardez ce qui se passe au Sénégal, dans mon pays.
21:38 C'est-à-dire, il y a un livre de Moriba Magasuba,
21:42 qui est un journaliste qui a été à Genneafrique,
21:45 qui, dans les années 80, écrit un livre
21:47 qui s'appelle "Sénégal et demain, les molas".
21:50 Et quand vous regardez ça... -Déjà.
21:52 -Déjà. -Dans les années 80.
21:54 -Alors que pendant très longtemps, on a considéré
21:57 que le Sénégal, les pays africains...
21:59 -Un islam soufiste. -Exactement.
22:01 Un islam soufie était un rampart contre l'avancée du wahhabisme.
22:04 Et il y a eu des chocs aussi qui se sont produits.
22:07 Il y a eu la révolution iranienne,
22:10 qui a aussi eu sa déflagration, en quelque sorte, dans le monde.
22:15 Donc, l'islam est devenu une forme d'identité
22:18 pour des gens aussi qui voulaient contester l'ordre occidental.
22:21 Et donc, ça, ces expressions-là, ces ancrages-là existent.
22:25 Et pour contrer le discours occidental,
22:28 oui, on trouvait commodement,
22:30 commodément,
22:31 voilà, cette entité islamique
22:33 qui pouvait produire un contre-discours.
22:36 Et il faut pas oublier que toute colonisation
22:39 produit les conditions d'une forme de contre-violence
22:42 et de contre-récits.
22:43 Et ce récit-là, on le trouve partout.
22:45 On peut le trouver dans le marxisme,
22:47 dans l'anticolonialisme,
22:49 on peut le trouver aussi dans une version aussi de l'islam.
22:52 Mais on ne sait pas que même en Occident,
22:55 les trottkites anglais ont théorisé l'islamo-gauchisme
22:58 avant que le terme ne devienne dépréciatif
23:01 dans la bouche de beaucoup.
23:03 On entendait, à l'époque,
23:04 qu'il fallait faire une alliance avec l'islam,
23:07 que le front ne devait pas découvrir, en quelque sorte,
23:11 l'ennemi, l'ennemi qui était l'ennemi occidental,
23:14 sa matrice dans laquelle on mettait à la fois
23:17 le capitalisme et le libéralisme.
23:19 Et c'est ce que je raconte,
23:20 justement, l'usage d'un discours islamiste
23:23 a été aussi un argument fédérateur,
23:27 un argument de poids pour des populations
23:30 qui étaient émiettées,
23:31 qui n'avaient pas forcément les mêmes origines,
23:33 les mêmes ethnies,
23:34 ni même les mêmes ascendances spirituelles,
23:37 et auxquelles, justement,
23:38 la population à laquelle l'islam offrait un sceau commun,
23:41 un horizon, une dévise, une vision du monde,
23:45 qu'on peut appeler partiellement la "Houma".
23:48 Et dans la "Houma", une fois que l'unité
23:51 sera véritablement découverte dans sa fragilité,
23:55 on verra que c'était une alliance de circonstances.
23:58 Parce que cette donnée-là, on la voit aujourd'hui,
24:01 parce que dans tout ce récit très porteur de la "Houma",
24:05 il y a des zones d'ombres qui ont été très commodément mises
24:08 sur le tapis. -Donnez une définition
24:09 de la "Houma", c'est le rassemblement des...
24:12 -Les grandes familles musulmanes. -Exactement.
24:15 Et il y a un auteur sénégalais qui s'appelle Tidjan Yai,
24:18 qui a écrit, justement, sur la traite...
24:21 Voilà, transsaharienne,
24:25 et justement, sur un racisme très, très fort
24:28 qui existe dans les pays maghrébins,
24:31 jusqu'à la manifestation. -Vous vous souvenez
24:33 de Yambo Wologem ? -Oui.
24:35 -Un devoir de violence, c'est ce qu'il dénonce.
24:37 Il dit... Il parle de la traite orientale,
24:41 et il dit qu'elle a été sous-regardée,
24:44 sous-estimée par rapport à la traite occidentale.
24:47 -Il parle de l'empire du Naquem et de la dynastie des Saïf,
24:50 de devoirs de violence. Mais encore récemment,
24:53 exemple le plus sans doute parlant, on a eu
24:55 le président tunisien... -Oui.
24:58 -...Kaï Saïd,
25:01 qui a libéré les flots racistes en Tunisie
25:04 contre les populations... -Sud-sahariennes.
25:07 -Voilà, d'Afrique subsaharienne, ainsi de suite,
25:11 révélant par là, justement, un vieux fond
25:13 qui a toujours existé, que les luttes anti-occidentales
25:17 avaient jusqu'à présent assez maintenues
25:20 sous silence ou s'est scellée, je sais pas comment il faut dire,
25:24 mais en tout cas, voilà beaucoup de réalités, justement,
25:27 qui ont eu tendance à être occultées
25:30 parce que la récurrence du discours
25:32 devait uniquement focaliser l'attention
25:36 sur le bourreau occidental. Ca a été entretenu.
25:39 Entretenu aussi d'ailleurs par une partie de la gauche
25:42 anticoloniale, parce que cette rente décoloniale
25:45 était assez confortable, alors que plus la rente monte,
25:48 plus justement cette popularité existe,
25:50 plus les populations africaines étaient,
25:53 encore une fois, enfermées dans des logiques d'asservissement.
25:56 -Elgaz, quand vous dansez,
25:59 vous dansez sur quelle musique africaine ?
26:02 -Sur beaucoup. Alors, je danse sur Tesfa,
26:05 Mariam, Kidane, qui est européenne.
26:07 -Elles sont pas nécessairement dansantes,
26:10 mais elles sont africaines, évidemment.
26:12 -Mais on peut toujours danser.
26:14 ...
26:16 -Très jazzy. On va continuer à l'écouter.
26:19 En même temps, un auteur, un écrivain africain
26:23 que vous appréciez tout particulièrement.
26:25 -Celui qui m'a marqué, que j'ai découvert sur le tard,
26:28 c'est un écrivain guinéen qui s'appelle William Sassin.
26:32 William Sassin, parce qu'il a eu un destin un peu funeste,
26:35 des étoiles filantes, très talentueux,
26:38 mais qui a été un peu boudé par la reconnaissance
26:40 jusqu'à la fin de sa vie, et qui a écrit des bouquins
26:44 d'un humour dévastateur et d'une justesse remarquable.
26:48 -Merci, Elgaz. -Merci, Yves Tréard.
26:51 ...

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