• l’année dernière
Jeanne Balibar est une habituée de Cannes, depuis sa première fois, en 1995, pour accompagner La Croisade d’Anne Buridan. Le film de Judith Cahen était programmé par l’alors toute jeune ACID (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), et c’est dans cette même section parallèle que l’actrice, vingt-huit ans après, vient de présenter Laissez-moi, le premier long métrage très réussi du Suisse Maxime Rappaz. Entre-temps, Jeanne Balibar est régulièrement revenu sur la Croisette, à l’invitation de la Sélection officielle ou de la Quinzaine des Réalisateurs (devenue cette année la Quinzaine des Cinéastes). Elle a même été membre du jury, sous la présidence de Sean Penn, en 1988.

Quand on a préparé son album-photos du Festival de Cannes pour cette interview, il a donc fallu, abondance aidant, faire des choix cornéliens. Nous avons choisi de privilégier ses rôles dans des films en compétition – même si J’ai horreur de l’amour, le premier long métrage, sélectionné à la Quinzaine 1997, de la trop rare Laurence Ferreira Barbosa (un film et une réalisatrice qu’elle adore), aurait tout autant mérité d’y figurer.

#cannes #cannes2023
Transcription
00:00 Un souvenir affreusement douloureux, car Cannes est un lieu de douleur.
00:04 Des douleurs qui ne sont pas très graves pour l'humanité.
00:07 Une petite douleur pour moi et une toute petite pour l'humanité.
00:11 Ça, c'est comment je me suis disputée.
00:19 C'est mon premier festival de Cannes en sélection officielle.
00:23 Mais j'étais venue déjà avant parce qu'il y avait un film auquel j'avais participé comme étudiante.
00:27 C'était un film de Judith Kane qui s'appelait "La croisade d'Anne Buridan".
00:31 Et là, comment je me suis disputée, c'est un souvenir très dur.
00:37 Premier festival de Cannes, extrêmement dur.
00:42 L'accueil du film, je ne me souviens pas très bien, mais je crois qu'il était plutôt très bon.
00:47 Mais c'était de découvrir tout ça et la façon dont ça s'est passé.
00:53 C'était quelque chose de très choquant pour moi.
00:58 - En quel sens c'était choquant ?
01:00 - Je vais passer au film d'après.
01:02 Ça, c'est "Va savoir" de Rivette.
01:05 C'est un souvenir absolument extraordinaire.
01:07 Ce qui avait été absolument merveilleux, c'était d'aller avec Jacques Rivette et Martine Marignac
01:14 la veille au soir dans la salle lumière vide.
01:22 Faire les réglages sonores.
01:26 C'était incroyablement romantique d'être tous les trois dans cette énorme salle vide et d'écouter le son.
01:35 Moi, je raffole des salles vides.
01:38 Quand on est là avant le public, c'est quelque chose dont on a l'habitude au théâtre.
01:42 Parce qu'au théâtre, on est dans la salle vide avant que le public arrive.
01:46 Au cinéma, c'est très rare.
01:48 On ne va jamais faire des répétitions dans les salles de cinéma.
01:51 Cette grande répétition générale du son, c'était un moment d'une poésie inoubliable pour moi.
01:57 Surtout avec Rivette qui était lui-même d'une poésie inoubliable.
02:01 C'était aussi un moment comique.
02:03 Jacques avait un peu des problèmes de surdité.
02:06 On n'était jamais sûr qu'il avait raison de donner les indications qu'il donnait.
02:11 Il y avait une légère angoisse qui planait.
02:13 C'était un moment fabuleux.
02:15 Le moment de la montée des marges, de la projection du film, c'était extraordinaire.
02:22 Je crois me souvenir que beaucoup de journalistes avaient écrit que j'allais avoir le prix d'interprétation.
02:28 Et après, quand j'ai été dans le jury, j'ai pu constater que tout ce que je lisais
02:33 comme pronostic des journalistes ne correspondait strictement en rien aux délibérations et discussions qu'on avait.
02:40 Donc ça m'a bien fait marrer à postériori.
02:42 Je pense qu'il a dû jamais en être question.
02:44 Le jury, avec Sean Penn comme président du jury, c'était un mélange de tout.
02:48 C'était une expérience cinéphile absolument fantastique.
02:54 C'était un peu comme d'être à Paris au mois d'août et d'aller avec des copains voir trois films par jour.
02:58 Et ensuite d'aller au café et de parler des films.
03:01 Ça m'a ramenée à mon adolescence, en fait, de la cinéphilie la plus basique.
03:08 Sauf qu'évidemment, c'était au Palais des Festivals.
03:12 C'est-à-dire quand même dans cette salle extraordinaire.
03:16 La qualité de la manière dont on voit les films dans cette salle, c'est unique au monde.
03:23 Et c'est probablement la plus grande qualité de ce festival.
03:27 Les discussions étaient merveilleuses qu'on avait dans le jury.
03:31 Les discussions étaient fantastiques.
03:34 Et je me souviens, je vivais avec Philippe Catherine à l'époque.
03:38 Et je rentrais dans la chambre d'hôtel et je lui disais,
03:41 "Dis donc, tu sais Philippe, les Américains, c'est vraiment des gens très très intelligents."
03:47 Parce qu'ils ne sont pas intellectuels théoriciens comme les Français.
03:51 Mais ils ne sont pas naïfs et bêtas.
03:54 Ils ont une vraie réflexion très pointue.
03:58 Et il me disait, "Mais enfin, Jeanne, c'est maintenant que tu t'aperçois que les Américains, c'est des gens très très intelligents.
04:03 Ça fait juste 100 ans qu'en particulier dans le domaine du cinéma, ils font les trucs les plus forts."
04:07 Après, comme d'habitude, dans tous les jurys où je suis,
04:10 ce jury a accouché d'un palmarès avec lequel j'étais en désaccord à peu près sur tout.
04:17 Moi, quand je vote comme citoyenne, je peux être sûre que la personne pour qui je vote
04:21 est sûre de voir à peu près le score le plus bas au premier tour.
04:25 Et dans les jurys à Venise, à Cannes, à Deauville, je suis toujours à peu près la seule de mon avis.
04:32 Sauf là, entre les murs, la Palme, on avait donné le prix à l'unanimité.
04:39 Et je suis très mortifiée d'avoir jamais réussi à rallier le reste du jury à mon souhait
04:46 de donner le prix d'interprétation à Catherine Deneuve pour Conte de Noël,
04:50 qui est un film que je n'aime pas beaucoup, mais j'avais trouvé extraordinaire ce qu'elle faisait.
04:56 J'étais très très fâchée qu'on lui ait donné à la place un prix d'honneur.
05:02 Je trouve que quand on a une actrice de la stature extraordinaire de Catherine Deneuve,
05:07 on ne la fait pas venir pour honorer le festival.
05:10 Un prix d'honneur, ça honore le festival.
05:12 Un prix d'interprétation, c'est son travail et dans ce rôle-là, j'étais très fâchée.
05:17 Alors, Barbara, bon souvenir.
05:21 Après, c'est un film qui aurait dû être en compétition, à mon avis.
05:25 C'est d'ailleurs une année où, à la fin de la conférence de presse finale du festival,
05:31 Jessica Chastain s'était plaint qu'il n'y avait quasiment pas de films
05:36 où des actrices avaient un vrai rôle et ils n'avaient quasiment pas de choix
05:40 pour donner le prix d'interprétation féminine.
05:43 Je dis juste ça pour dire que c'était clairement une année où il n'y avait pas de rôle
05:48 pour les femmes dans la sélection officielle.
05:51 J'avais rencontré ensuite Maren Adder en Allemagne qui m'avait dit à quel point
05:56 ça avait été terrible pour le jury cette année-là.
05:58 Il y a un rapport à la prise de pouvoir dans les films qui sont en compétition,
06:05 qui est peut-être lié à cette idée de compétition,
06:09 mais qui exclut de fait un certain type de portrait de femme fait par un certain type d'homme.
06:16 Je crois que c'est dommage.
06:18 Alors ça c'est Memoria de Apichatpong Wirasettakul.
06:22 Un souvenir affreusement douloureux car Cannes est un lieu de douleur.
06:27 Des douleurs qui ne sont pas très graves pour l'humanité.
06:30 Une petite douleur pour moi et une douleur toute petite pour l'humanité.
06:35 Le film d'Apichatpong Wirasettakul, c'est une expérience étrange
06:42 parce qu'en fait j'ai tourné sept semaines en Colombie
06:47 et c'est un film qu'on avait préparé ensemble avec Wirasettakul
06:51 depuis qu'on avait été ensemble membre du jury au Festival de Cannes en 2008.
06:57 Il y avait toute une histoire d'amour entre Tilda et moi.
07:01 Quand il a fait le premier montage, le film faisait 9 heures.
07:04 Donc il a supprimé tout un tas d'arcs dramaturgiques du film, comme on dit.
07:11 Il m'avait prévenu et il m'avait dit que malheureusement j'ai sucré toute l'histoire d'amour.
07:17 C'était un choc d'avoir tourné sept semaines.
07:20 En plus, c'était un tournage qui était divin.
07:25 C'était divin ce tournage.
07:27 Quelque chose qui arrive peu dans une vie d'actrice ou d'acteur.
07:32 C'est-à-dire qu'on attend beaucoup d'un tournage et c'est encore plus.
07:37 Évidemment, quand je suis allée à la projection et qu'il reste trois scènes à moitié dans le noir
07:44 et quasiment en voix off, c'était vraiment très dur pour moi.
07:50 Très, très, très dur.
07:52 Après ça, à la fête qu'a suivie, j'ai dit à Joe, "T'as eu mais tellement tort.
08:00 T'as eu tort parce que ce qui est beau dans tes films, c'est les histoires d'amour.
08:05 Et dans tous les autres films, ce qui est beau, c'est le mélange entre ce qui fait d'étrange et d'abstrait
08:13 et le fait qu'il y ait à l'intérieur de ça une histoire d'amour, généralement homosexuelle, et très charnelle.
08:21 Et c'est dommage qu'il ait privé le film de ça, surtout que Tilda et moi, au lit, on s'est super bien entendues.
08:29 Dans le film.
08:33 Voilà "Laissez-moi" cette année que j'aime beaucoup.
09:00 C'est un personnage insaisissable.
09:04 Donc c'est difficile de le présenter.
09:07 Je pense que c'est une vraie victoire d'arriver à sortir des définitions pour tout le monde.
09:14 Pour les hommes comme pour les femmes.
09:17 Et c'est ça que j'ai eu à cœur, j'ai eu à cœur d'utiliser l'occasion de travailler ça.
09:24 Quelqu'un dont on ne sait pas, au fond, à chaque minute, chaque facette, pourrait raconter l'histoire de quelqu'un qu'on mettrait dans une catégorie différente.
09:35 Est-ce que c'est une séductrice ? Est-ce que c'est une femme emprisonnée ? Est-ce que c'est une femme libre ?
09:41 Est-ce que c'est une femme frigide ou au contraire archi ?
09:47 Il y a toujours cette oscillation qui, je pense, est entre chacun de nous.
09:54 C'est pour ça que ça m'a plu.
09:56 [Musique]

Recommandations