• il y a 2 ans
- Pascal Blanchard et Éric Deroo
un document ARTE - (2002)

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00:00 Paris, la ville lumière, la capitale des libertés.
00:25 A l'heure où des milliers de visiteurs s'immortalisent sur la tour Eiffel, qui se souvient pourtant
00:32 qu'il y a à peine un siècle, ici même, se pressaient des millions de badauds pour
00:37 regarder d'autres hommes exhibés comme des objets de curiosité ?
00:40 De Lyon à Turin, de Londres en Bourg, de Bruxelles à Chicago, de Genève à Paris,
00:47 ce sont plus de 400 millions d'Occidentaux qui découvriront ce que l'on considérait
00:52 comme des sauvages dans de véritables zoos humains.
01:02 Ironie de l'histoire, les fondations du futur musée des arts dits premiers se creusent
01:16 aujourd'hui sur l'emplacement de l'une de ces exhibitions racistes.
01:32 Les toutes premières et rarissimes images d'Africains tournés en Europe nous dévoilent
01:53 une partie de cette histoire inavouable.
01:55 Le film, dont le titre original est "Baignade de nègres", a été enregistré par les
02:00 Frères Lumière au Jardin d'acclimatation de Paris en 1896.
02:05 L'année précédente, le spectacle se déroulait au pied de la Tour Eiffel.
02:11 Qu'est-ce que viennent faire des Noirs avec les femmes aux seins nus dehors à Paris ?
02:19 C'est le côté étrange.
02:20 On fait une baignade parce qu'on va mettre des enfants sur une pirogue et pour que le
02:25 jeu soit intéressant pour tout le monde, on jette des pièces de monnaie dans l'eau,
02:29 et les enfants plongent pour aller chercher ça.
02:32 Ça, c'est les premières photos que j'ai achetées du Champ de Mars.
02:35 C'est l'exposition "Ethnographie de l'Afrique occidentale" du Champ de Mars 95.
02:41 Et vous reconnaissez les immeubles du Cribranly.
02:46 Alors voilà encore, dans la même idée, c'est ce côté surréaliste extraordinaire
02:52 où vous êtes dans la savane et il y a la Tour Eiffel derrière.
02:55 Venez voyager sans bouger de chez vous.
02:58 La troupe vient chez vous.
02:59 Vous allez voir, c'est sauvage.
03:01 On a fait quelque chose sur les Daoméennes extraordinaire.
03:04 L'Amazone, ça fait rêver une Amazone, les Amazones Daoméennes.
03:08 Et elles ont des costumes qui n'existaient pas.
03:10 Ce sont des costumes de scène.
03:11 Mais les gens ne le savaient pas.
03:13 On n'a pas fait venir que des Noirs.
03:15 On a fait venir des Lapins.
03:17 Il y avait les Lilliputiens.
03:19 Il y avait les Noirs d'un côté, les Lilliputiens de l'autre.
03:23 Et puis il y avait la femme à barbe qui s'exhibait.
03:25 Il fallait étonner les gens.
03:28 Ils voyaient l'autre d'une façon extraordinaire.
03:31 Et en plus, ils se rinçaient l'œil parce que les filles avaient les seins dévêtus.
03:35 L'autre, l'autre est toujours monstrueux.
03:37 Regardez la beauté de ces personnages.
03:45 Ils sont tous souriants.
03:46 C'est une troupe de Hagenbeck, bien entendu.
03:48 Commercienne Rad, Karl Hagenbeck.
03:51 Hagenbeck est un importateur d'animaux.
03:53 Il fournit des animaux pour tous les eaux.
03:55 C'est la grande époque où les eaux françaises, anglaises et allemandes se créent.
04:00 Et puis finalement, il a été dépassé par son succès.
04:02 Plus exactement, il importait moins des animaux que des hommes.
04:07 Et il y a eu un succès fou.
04:08 Il y a eu des millions de personnes qui venaient.
04:10 Et ça a rapporté beaucoup d'argent.
04:12 Du milieu jusqu'à la fin du 19e siècle,
04:17 Saint-Paoli fut un quartier d'attraction avec un grand nombre de théâtres,
04:21 de cafés, de musées de figures de cire et de cabarets.
04:26 C'était le quartier d'attraction aux portes de Hambourg.
04:29 Aujourd'hui, c'est devenu le quartier chaud très connu.
04:32 Ce n'est pas un hasard si la société de Karl Hagenbeck avait son siège social
04:39 dans ce centre de divertissement et des boutiques de produits d'outre-mer.
04:43 D'ici se faisait le commerce d'animaux et la ménagerie de Hagenbeck qui avait bien sa place.
04:49 L'histoire de la maison Hagenbeck a commencé à Saint-Paoli, à Hambourg, en 1848.
04:57 Mon arrière-arrière-grand-père était poissonnier.
05:01 Et à côté, il faisait aussi du commerce d'animaux.
05:05 Un jour, il eut un grand transport de rennes de Laponie.
05:09 Et le peintre Heinrich Lütmann eut l'idée de demander à une famille de Lapons
05:13 d'accompagner ces rennes à Hambourg.
05:17 Quand les Lapons arrièrent avec leurs costumes traditionnels, ça fit un véritable tabac.
05:22 Ce fut le début des spectacles ethniques.
05:26 Sur la première carte de visite de la société Karl Hagenbeck, le public était très enthousiasmé.
05:35 Il appréciait surtout le côté naturel de la représentation, en tout cas ce qu'il considérait comme naturel.
05:41 On voulait montrer au public européen avec quelle méthode raffiner les gens chassés
05:45 et attraper les animaux sauvages, qui étaient ensuite livrés à l'aménagerie de Hagenbeck à Hambourg.
05:51 Derrière ce mur se trouve le terrain sur lequel donnait la cour du bâtiment du XIII Ferdermark.
06:02 Après le déménagement en 1874, l'esot de Karl Hagenbeck fut inauguré ici.
06:09 Et il faut imaginer le terrain plein de cages qui abritaient l'aménagerie commerciale.
06:15 Les premiers spectacles ethniques commencèrent ici.
06:19 C'est un groupe de Lapons qui fut le premier à être présenté sur ce terrain, planifié en 1874 et inauguré en 1875.
06:28 Là où des enfants jouent aujourd'hui, les exhibitions ethniques suivantes
06:34 prirent leur départ pour aller en tournée en Allemagne et même à travers toute l'Europe.
06:39 Sur les traces de l'américain Barnum, l'inventeur au cirque des exhibitions de Mons,
06:47 les spectacles anthropozoologiques, dira lui-même Karl Hagenbeck, vont connaître un succès immédiat et mondial.
06:54 Des dizaines d'impressarios courent le Pacifique, l'Asie, l'Amérique du Sud et surtout l'Afrique
07:00 à la recherche de populations de plus en plus exotiques, jugées sauvages ou spectaculaires.
07:05 Au total, ce seront des centaines de troupes, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants
07:10 qui seront acheminés vers l'Europe et les Etats-Unis pour être exhibés dans les zoos, les expositions, les foires, les cirques,
07:17 sur la scène des cabarets et les music-hall.
07:20 Transportés comme des animaux rares, ces hommes savaient-ils qu'ils allaient devenir malgré eux les acteurs des fantasmes de l'Occident ?
07:29 Un des premiers clients d'Hagenbeck est Geoffroy Saint-Hilaire, le directeur du Jardin d'Acclimatation de Paris.
07:35 Pendant le siège de la capitale, en 1870, les habitants ont dévoré tous les animaux du zoo
07:41 et il est en quête d'attractions nouvelles pour relancer ses affaires.
07:46 Le succès de cette exhibition ethnographique au Jardin zoologique d'Acclimatation se trouve à la conjonction de plusieurs phénomènes.
07:54 D'abord, le public est avide de spectacles, est avide de nouveautés et aussi avide de savoir.
08:00 Et le fait de venir ici, c'est un véritable souvenir.
08:03 C'est un souvenir de l'histoire de l'époque où les animaux étaient les plus nombreux.
08:07 Le public est avide de spectacles, est avide de nouveautés et aussi avide de savoir.
08:13 Et le fait de venir ici contempler la différence, c'est aussi quelque part faire œuvre d'éducation.
08:19 Les savantes ne s'y sont pas trompées.
08:21 Dès la première exhibition ethnographique, celle des Nubians en 1877,
08:25 les anthropologues, les membres de la Société d'Anthropologie de Paris, sont venus au Jardin d'Acclimatation pour mesurer les individus qu'ils avaient à disposition.
08:34 Le 19ème siècle est un grand mouvement de révolution de la pensée scientifique.
08:39 On est dans une période de positivisme, c'est-à-dire qu'on a besoin, on pense avoir besoin du maximum d'informations sur tout.
08:45 Et que l'information, à ce niveau-là, c'est le savoir, donc le pouvoir.
08:49 Et les anthropologues se lancent donc dans cette récolte d'informations gigantesques concernant les autres populations,
08:55 ce qu'ils appelaient à l'époque les autres races, d'abord pour enrichir le savoir,
09:00 et en plus pour avoir l'impression de pouvoir contrôler les autres.
09:05 Le paradoxe dans la démarche anthropologique, c'est qu'en voulant insituer des classifications une hiérarchie des races,
09:24 faisait que, dans la tête des anthropologues et surtout pour le public, le fait de voir des races "différentes" derrière des barreaux,
09:33 suffisait pour expliquer le sens de la hiérarchie.
09:37 Il n'y avait pas besoin de faire des grands discours.
09:39 Quand vous êtes d'un côté d'une cage et que vous regardez des gens qui sont enfermés dedans,
09:43 même si ce sont des barreaux symboliques, à défaut d'être matériels,
09:48 vous voyez tout de suite où se situe le pouvoir et où se situe le savoir.
09:52 Au milieu du XIXe siècle, apparaît évidemment le darwinisme, avec le concept de sélection.
09:58 Les plus aptes sont sélectionnés par la nature pour survivre, au détriment des plus faibles.
10:04 Et il est certain que la logique de classification qui est entreprise à l'époque vise à instituer une hiérarchie des races.
10:12 Comment passer du monde animal à l'homme ?
10:20 Il faut les fameux phénomènes manquants, parce que n'oublions pas qu'on est très gradualiste
10:24 et que l'évolution ne fait pas de sauts selon la maxime de Leibniz,
10:27 et que donc il faut trouver tous les intermédiaires, en particulier entre le singe et l'homme.
10:33 Et comme on n'a pas les fossiles, on va mettre les nègres.
10:42 Ce qui permet à la fois de les rabaisser à la condition dans laquelle l'esclavage les avait rabaissés sans culpabiliser,
10:50 et puis en même temps de justifier la théorie de l'évolution.
10:53 Il existerait donc, c'est ce qu'on pensait à l'époque, des races qui seraient plus à même à être civilisées
11:00 ou à assurer le développement de la civilisation chez les autres.
11:04 Et là on est vraiment dans une logique de développement d'une politique et d'une idéologie coloniale.
11:11 Désormais convaincu par les exhibitions et par les scientifiques que le sauvage existe,
11:16 le public est tout prêt à soutenir la course aux empires coloniaux.
11:20 S'appuyant sur cet engouement populaire, les grands états européens
11:24 intègrent progressivement les eaux humains à leur discours colonial.
11:28 Point d'orgue de cette propagande, les grandes expositions nationales et coloniales
11:33 peuvent se succéder sans interruption à partir de 1890 à Lyon, Glasgow, Barcelone, Berlin ou encore Genève.
11:41 Celle qui se tient à Bruxelles en 1897 est l'une des plus emblématiques.
11:46 Nous sommes exactement sur le site où il y a 105 ans, en 1897,
12:00 ont été édifiés des villages congolais dans le cadre de l'exposition congolaise de Thervuren.
12:06 D'une part il fallait démontrer à l'opinion publique belge que le Congo était rentable.
12:10 Il ne faut pas oublier qu'il y avait seulement 12 ans qu'avait été créé l'état indépendant du Congo
12:14 à l'initiative de Léopold II.
12:16 Il fallait donc convaincre, alors exposition d'objets, exposition de matières premières,
12:21 exposition de tout ce que le Congo pourrait apporter plus tard,
12:24 d'abord au monarque lui-même et à la Belgique ensuite,
12:27 et également montrer qui étaient les populations qui peuplaient cette partie de l'Afrique
12:32 qu'on ne connaissait absolument pas ici.
12:34 Si l'on fait venir autant de gens, c'est pour une raison évidemment,
12:52 une fonction idéologique. Sur les 267 personnes congolaises venues à cette époque,
12:59 il y en a à peu près la moitié qui sont des soldats, la force publique.
13:02 Il s'agit de montrer à l'opinion belge et internationale
13:05 qu'il y a déjà des oeuvres accomplies par les Belges.
13:07 Par ailleurs, il y a qui sont ces habitants de ce pays lointain, etc.
13:12 Alors deux groupes seront représentés fortement,
13:15 ce sont majoritairement des gens du fleuve, ce qu'on appelle les Bangalas,
13:19 qui représentent à l'époque un peuple réputé parfois pour sa cruauté,
13:25 mais surtout pour son habileté nautique.
13:28 Les Bangalas qui viendront feront des démonstrations de leur talent de piroguier,
13:33 mais aussi le reste du temps, ils seront devant les habitations qui ont été reconstituées
13:38 pour vaquer à leur vie quotidienne, protégés d'ailleurs du public par un grillage.
13:44 Il y a aussi ce qu'on appelait les Pygmées, des nains, comme on disait à l'époque.
13:48 À côté de ces gens qui sont vêtus, mais vêtus sommairement,
13:52 qui incarnent peut-être l'idée qu'on se faisait du sauvage,
13:56 parallèlement, toujours sur le même site, il y a un village qui est animé par un peu de la nature,
14:02 qui est un peu comme un village de la nature, mais qui est un peu plus civilisable,
14:07 dans le cadre d'un village d'un type différent, qui ne serait pas authentique, primitif.
14:12 Il montre des jeunes enfants, garçons et fillettes,
14:16 qui sont en train de se faire enchaîner dans un village qui est un peu plus civilisable,
14:21 et qui sont en train de se faire enchaîner dans un village qui est un peu plus civilisable.
14:26 Il montre des jeunes enfants, garçons et fillettes,
14:30 qui ont été élevés chrétiennement, qui sont habillés à l'occidental,
14:34 qui sont des exemples de réussite d'acculturation.
14:38 On sait seulement par des récits que certains d'entre eux étaient malades,
14:42 le climat avait été absolument infecte,
14:45 et donc sept des Congolais qui sont venus l'intervenir sont morts.
14:49 Et cela a provoqué, bien entendu, dans la presse, des réactions assez vives.
14:54 Et cela a sans doute joué, dans l'opinion,
14:58 les expôts coloniales qui suivront, 1910 par exemple,
15:02 mais n'apportera plus de Congolais à montrer.
15:06 Sur les grillages qui entouraient ces villages,
15:10 il y avait, nous disent les journaux de l'époque, des écriteaux qui mentionnaient
15:14 "défense de donner à manger aux indigènes, ils sont nourris",
15:18 ce qui indique d'une part un comportement typique de ce qu'on appelait le zoo,
15:23 mais les organisateurs de l'expo, s'ils ont bénéficié de l'immense succès de notre action,
15:28 n'avaient sans doute pas en tête cette idée de foire,
15:32 cette idée foraine qu'on retrouve ailleurs dans des villages commerciaux.
15:36 Simplement, on est à la jonction de deux mondes,
15:40 un monde qui fait de l'autre, du sauvage, une curiosité à montrer,
15:44 et pour gagner de l'argent bien entendu,
15:47 et un autre monde qui est un monde officiel, un monde politique, un monde religieux,
15:52 qui veut convaincre son opinion publique que son action coloniale est légitime et bénéfique.
15:59 Autre temps fort de cette fin du 19e siècle,
16:11 les expositions universelles, dont Paris se fait une spécialité.
16:15 En 1889, sur le Champ de Mars, on a construit la Tour Eiffel,
16:18 pour célébrer le centenaire de la Révolution.
16:21 Et en 1900, pour entrer dans le siècle,
16:24 la France et ses colonies invitent le reste du monde
16:27 à participer à une gigantesque mise en scène du progrès.
16:31 Parfaitement rodées, les spectacles ethniques d'Algériens,
16:39 de Daoméens, de Galibis, de Saint-Galais ou de Peau-Rouge,
16:42 entre le Jardin d'acclimatation, le Champ de Mars et les Folies Bergères,
16:46 font aussi du Paris de la Belle Époque celui des eaux humaines.
16:50 Le tournant du siècle est à la fois un tournant majeur des empires coloniaux,
16:54 c'est un fait, ils sont installés, ils sont en place,
16:57 mais aussi un tournant majeur dans la lente évolution de ces eaux humaines.
17:01 Ils n'ont plus la même fonction, ils n'ont plus les mêmes objectifs,
17:04 et surtout, ils ne se structurent pas de la même manière
17:06 ou d'une même façon que les autres.
17:08 C'est un fait, c'est une réalité.
17:10 C'est un fait, c'est une réalité.
17:12 C'est un fait, c'est une réalité.
17:14 C'est un fait, c'est une réalité.
17:16 C'est un fait, c'est une réalité.
17:18 Surtout, ils ne se structurent pas de la même manière au niveau du mental.
17:21 Les visiteurs d'abord sont habitués par ces eaux humaines.
17:23 Ils tiennent maintenant un discours idéologique, bien au-delà du simple discours racial.
17:27 On est rentré dans le temps où l'exhibition de l'autre concourt à la fois
17:30 à un discours sur soi-même, un discours sur les conquêtes,
17:32 mais aussi à un discours sur l'organisation du monde souhaité.
17:35 Le meilleur exemple est l'endroit où nous nous trouvons, au pied de la tour Eiffel.
17:43 Les villages n'étaient plus posés comme au Jardin d'acclimatation,
17:46 pour être vus dans une vision ludique et uniquement spectaculaire.
17:49 Il y a une sorte d'organisation du monde.
17:51 D'ailleurs, 1900 est une date aussi symbolique à un autre niveau.
17:54 C'est la plus grande exposition que connaîtra Paris, 50 millions de visiteurs.
17:58 Là, on tient un discours de masse.
18:00 [Musique]
18:18 Avec les magazines illustrés, la carte postale et le film,
18:22 ici un village achanti tourné par les Frères Lumière à Lyon en 1897,
18:26 l'image devient un instrument de vulgarisation idéal.
18:30 À peine alphabétisée, une immense majorité d'Occidentaux
18:34 découvrent des mondes totalement réinventés et scénarisés.
18:38 Pour satisfaire une clientèle de plus en plus exigeante,
18:41 on est passé peu à peu du spécimen à la troupe,
18:44 et maintenant, à de véritables villages itinérants
18:47 avec hommes, femmes, enfants et animaux.
18:50 [Musique]
19:00 Dans les allées du jardin tropical de Nogent, au lysière du bois de Vincennes,
19:04 se dégradent lentement les vestiges de l'exposition coloniale de 1907.
19:09 [Musique]
19:13 C'est ici que la perception du sauvage s'est modifiée
19:16 et qu'il est maintenant devenu un indigène au service de l'Empire colonial.
19:21 [Bourdonnement]
19:25 Le temps des conquêtes est fini.
19:27 En grande partie, l'Empire est à ce moment-là constitué.
19:30 Et se tient tout un discours économique aussi sur la mise en valeur de cet Empire.
19:33 D'où la présence dans la plupart des pavillons qui sont ici,
19:36 des bois coloniaux, par exemple, des plantes tropicales, du riz, du cacao, du café,
19:40 pour montrer qu'à côté des âmes, qui sont maintenant placées sous l'égide de la France,
19:43 protectrices, il y a aussi toute une richesse qui va être mise en valeur et exploitée.
19:48 [Bourdonnement]
19:53 On a en fait deux types de muséographies présentes sur le même lieu.
19:56 D'un côté, les bâtiments fabriqués, construits à l'occasion,
19:59 et de l'autre côté, on a l'égé, les huttes, les habitations, les tentes,
20:02 par exemple, des populations sahariennes.
20:04 [Bourdonnement]
20:20 Le visiteur, passant d'un pavillon à l'autre, passant d'une population à l'autre,
20:23 doit avoir ce sentiment que d'un côté, la France protège,
20:26 et ses bâtiments symbolisent cette protection,
20:28 et que de l'autre, sous ces braves petites huttes, ils ne sont plus à protéger.
20:31 Ce sont les Touaregs pour le Sahara et l'Afrique du Nord,
20:34 ce sont les Congolais pour l'Afrique noire,
20:36 ce sont bien sûr les Kanaks pour la Nouvelle-Calédonie,
20:39 les Hindous pour les comptoirs d'Inde,
20:41 les populations Indochinoises et Laotiennes pour la partie asiatique.
20:45 D'une certaine manière, on a un empire en miniature qui est reconstitué en 1907 à nos jambes.
20:50 [Bourdonnement]
21:15 Il n'y a plus l'enclos, il n'y a plus la barrière,
21:17 il n'y a plus la distanciation qui existait aux Jardins de l'Acclimatation,
21:20 ou chez Hagenbeck, entre le visiteur et le visité.
21:23 On montre moins l'enfermement, on donne un sentiment de liberté,
21:27 comme si cette fois-ci on emmenait le visiteur là-bas.
21:29 [Bourdonnement]
21:31 Le visiteur ne sait presque pas qu'il est lui-même maintenant dans le zoo.
21:33 [Bourdonnement]
21:42 Ces expositions n'étaient pas seulement des affaires officielles.
21:46 Parfois, elles étaient organisées par des commissions gouvernementales,
21:50 mais le plus souvent, c'était des entreprises privées qu'ils faisaient.
21:55 Il y avait en Grande-Bretagne un homme très connu qui s'appelait Imre Kiralfi,
22:00 originaire de l'Europe de l'Est,
22:02 il vint en Angleterre où il fit fortune en organisant des exhibitions.
22:07 Il commença au début des années 1890 et poursuivit jusqu'à la Première Guerre Mondiale.
22:13 Il organisa des expositions à Londres, à l'Olympia et à Earl's Court.
22:18 À partir de 1908, il mit en place une série d'expositions extraordinaires
22:23 qui se tenaient dans un lieu qu'il avait appelé la "Ville Blanche".
22:27 D'autres entrepreneurs se rendaient en Afrique
22:30 d'où ils ramenaient des troupes itinérantes de divertissement,
22:33 comme on les a appelés par la suite.
22:36 Les Français se sont révélés extrêmement bons à ce sujet,
22:39 et en effet, beaucoup de ces troupes venaient du Sénégal et du Dahomey
22:44 et étaient exhibées en Grande-Bretagne et en Europe.
22:47 Il faisait également des tournées dans les villes bannéaires.
22:51 Quinze jours ou trois semaines avant, la presse informe les habitants de telle ou telle localité
23:03 dans quinze jours un village de la Grande-Bretagne,
23:06 les habitants de telle ou telle localité, dans quinze jours un village noir arrive dans notre ville.
23:11 Les affiches couvrent les murs du village ou de la ville,
23:14 et des alentours à 30-40 kilomètres, des petites brochures sont distribuées.
23:17 Les choses qui sont rares ce sont des éphéméras,
23:20 c'est-à-dire des petits programmes qu'on vendait à 15 centimes
23:25 où on montre tous les personnages, où vous saviez déjà ce qu'on allait voir.
23:30 On a mis une fatou qui est très jolie,
23:32 la petite fatou que nous allons revoir par la suite est une petite ravissante.
23:36 Souvent on mettait en scène des événements importants,
23:43 parfois en relation avec une conquête récente.
23:46 Par exemple, s'il y avait eu une guerre, au cours de laquelle un peuple avait été réellement conquis,
23:52 elle était montée en spectacle dans les exhibitions.
23:56 Et c'est bien tristement que ces populations devaient rejouer
23:59 ce qui leur était arrivé dans la réalité.
24:02 Il existait aussi un sentiment d'urgence de la part du public,
24:10 il fallait absolument aller voir ça, car c'était le spectacle du moment, c'était éphémère.
24:16 En fait, ces exhibitions ne duraient pas, car elles étaient seulement montées pour quelques mois,
24:22 et donc, si on n'y allait pas, on les ratait.
24:28 Non seulement on ratait l'exhibition, mais on pouvait aussi rater ces populations,
24:33 car selon les exigences de la politique impériale,
24:37 la nouvelle civilisation qu'on leur imposait les condamnait à disparaître, tout du moins culturellement.
24:43 Ça devient l'événement du mois.
24:47 Demain, nous allons voir les Africains, les Soudanais, les Nubiens, les Autantaux,
24:51 les fiers ou dangereux hindous qui vont être dans notre municipalité.
24:55 Et on y vient de loin pour les voir, car la promotion, la rentabilité du village est quand même le moteur.
25:01 N'oublions pas une chose, c'est que ces imprésariaux sont des privés.
25:04 Ils montent leur troupe, ils vont en Afrique, ils ont d'ailleurs très souvent un intermédiaire local
25:08 avec qui on rassemble une centaine d'individus, femmes, enfants, adultes, vieillards.
25:14 Toute une troupe est recrutée, et des fois elle part pour 5 ans, 10 ans, 15 ans, 20 ans en Europe.
25:19 On montre des femmes à plateau.
25:21 Mais comment elles sont venues ces femmes à plateau ?
25:24 Vous les voyez là sur le bateau, habillées.
25:27 Quand on faisait venir une troupe, on prenait bien soin de mettre une femme à peine enceinte.
25:37 Et la troupe venait en France, et quand il y avait la naissance, on marquait à l'entrée du village,
25:44 "Une naissance au village", on augmentait les prix et tout le monde était content.
25:50 Avant, pour sa publicité, Hagenbeck faisait le tour de la ville avec les nouveaux participants arrivés à la gare.
25:56 Comme on peut le voir sur cette photo, il les emmenait au restaurant ou au café.
26:01 Il les conduisait en calèche ouverte aux eaux.
26:04 Pour les derniers spectacles ethniques, tout cela ne se faisait plus,
26:09 car les gens arrivaient désormais habillés à l'européenne.
26:13 Il n'y avait plus d'effet publicitaire et ce n'était plus une attraction dans les rues de la ville.
26:19 Ces troupes ethnographiques circulaient en toute l'Europe au gré des contrats réalisés par leurs impressariaux.
26:29 Ces troupes étaient nombreuses, bien qu'elles comportaient en général peu d'individus.
26:33 Et ces individus avaient évidemment beaucoup de valeur dans la vie des gens.
26:38 Tout ceci pour vous dire que finalement, ils étaient plutôt choyés et protégés.
26:43 On s'intéressait à eux, on les soignait.
26:45 Dès que l'un d'entre eux était malade, tout de suite on les éméniait à leur docteur.
26:49 Bien entendu, il y a des exemples très connus des années 1870-80-90
26:57 où on a découvert, comme les Indiens-Galibis par exemple,
26:59 ou des Lapons qui ont été exhibés contre leur grève,
27:01 et qui ont été portés en prison.
27:03 D'ailleurs, certains sont morts en exhibition, comme à Paris ou à Amsterdam,
27:06 soit de la variole, soit de froid.
27:08 Mais pour la plupart des cas, ils étaient sous contrat,
27:11 ils étaient rémunérés.
27:13 Mais attention !
27:14 Replaçons-nous dans le contexte colonial de l'époque.
27:17 Les notions de contrat sont rarement à caractère individuel.
27:21 C'est bien souvent plutôt à travers un intermédiaire ou un chef de village.
27:23 La notion de rémunération est à mettre entre guillemets,
27:26 puisqu'on constate que c'était des rémunérations qui étaient faites par des gens qui étaient en colère.
27:30 C'est à mettre entre guillemets, puisqu'on constate que c'était des rémunérations,
27:33 on va dire, de nourriture, d'hébergement,
27:36 et que les conditions de travail, par exemple,
27:39 étaient très souvent sujettes à débat.
27:41 Dans la société à Gambeck,
27:46 le logement, le ravitaillement et l'assistance médicale
27:49 des participants aux exhibitions étaient réglés par contrat.
27:52 Si possible, ils étaient logés dans des habitations indigènes,
27:57 où ils devaient aussi se produire, si la météo le permettait.
28:00 C'était simple quand il s'agissait de logements mobiles,
28:04 comme les yurts des y centrales,
28:06 sinon d'essayer d'emmener les matériaux pour reconstruire des logements
28:10 sur le lieu de la représentation.
28:12 Les troupes sont payées,
28:16 les gens se battent au portillon pour venir en France.
28:19 Sur le contrat, ils étaient payés.
28:23 Est-ce qu'ils ont été payés ?
28:24 Ça, c'est autre chose.
28:26 Ils ont accepté qu'ils jouent la comédie.
28:28 L'exemple le plus extraordinaire, c'est en Suisse, vers 1915 à peu près,
28:33 les exilbés se mettent en grève.
28:36 Parce qu'ils ne sont pas payés, ils ne veulent plus jouer les méchants.
28:40 Alors ça discute,
28:43 et l'impressario perdait beaucoup d'argent.
28:47 Alors il a accepté de les payer, et ils ont rejoué les méchants.
28:55 Certains parlaient un français impeccable,
28:58 mais devant les gens, ils parlaient petit nègre,
29:01 parce que tout le monde comprenait.
29:03 Nouvelle preuve de ces manipulations,
29:10 le nom des troupes et des villages change selon les pays où on les produit.
29:14 Actualité coloniale, mode, demande des visiteurs, budget des impressarios,
29:19 transforment ici et là un groupe de Sénégalais en Togolais,
29:22 ou de Birmans en Javanais.
29:24 On va même jusqu'à inventer de toutes pièces une population,
29:27 les bientôt célèbres "Niam Niam".
29:30 Puis en traversant l'Atlantique, ces mises en scène vont obéir à d'autres objectifs.
29:39 La jeune nation américaine est en pleine construction,
29:42 et entre 1876 et 1915, dans toutes les expositions qu'elle organise,
29:47 des sauvages sont présents,
29:49 en particulier pour assigner une place à ses propres Noirs et Indiens.
29:52 Des mesures américaines obligent,
29:54 l'exposition de Chicago de 1893 fera des centaines de victimes
29:59 parmi les milliers d'exhibés.
30:01 Une des exhibitions les plus marquantes
30:12 fut celle qui mettait en scène, dans un seul spectacle,
30:15 des Américains blancs, des Indiens américains,
30:18 ainsi que des représentants du monde entier.
30:22 Je pense ici au spectacle de l'Ouest sauvage,
30:25 lors de sa tournée en Europe.
30:27 Il est essentiel de le prendre en considération,
30:30 car c'était une entreprise réellement privée,
30:33 qui a essayé de représenter la nation américaine
30:36 avec ses diverses composantes raciales.
30:39 Ce spectacle, ainsi que le but de cette exhibition,
30:46 participait à la création d'un état-nation moderne,
30:49 et c'est une donnée incontournable.
30:52 Ce sujet requiert toute notre réflexion,
30:58 et la chronologie aux Etats-Unis prend ici toute son importance.
31:01 Rappelez-vous l'histoire américaine.
31:04 La guerre civile, en 1865.
31:09 L'exposition de Chicago, en 1893.
31:15 Même si d'autres foires ont eu lieu avant Chicago,
31:20 celle-ci a été un élément vital dans la formation de l'état-nation américain.
31:25 Je ne suis pas un spécialiste de l'histoire européenne,
31:29 mais je devine que cette chronologie est également importante
31:34 pour penser à la manière dont nous représentons les autres
31:37 quand il s'agit de la création de l'État.
31:40 L'état-nation, c'est la création d'une communauté nationale,
31:50 par définition, beaucoup plus large,
31:53 qui doit prendre des référents identitaires communs
31:56 à toutes les fractions, à la fois sociales, culturelles et communautaires,
32:00 qui composaient cette nation auparavant.
32:03 On voit bien que dans la dénonciation,
32:06 entre guillemets, en tout cas dans la monstration d'une espèce de barbarie africaine,
32:10 si je prends cet exemple-là, si je prends l'exemple des populations d'Afrique noire,
32:13 il est bien évident que ces populations sont très fortement dénigrées
32:17 et vont servir de référents négatifs dans l'identité collective en formation
32:21 pour les Européens et pour la France en particulier.
32:25 Il est intéressant de noter que ces exhibitions ne montraient pas uniquement
32:32 des villages venus d'outre-mer, d'Afrique ou d'Asie,
32:35 mais également d'Europe, voire même du pays où se tenait l'exhibition.
32:39 Par exemple, en Grande-Bretagne, il était possible de voir un village irlandais,
32:45 ou plus particulièrement, un village des Highlands écossais.
32:49 En France, on pouvait voir des villages corses ou suisses.
32:53 Par conséquent, ces villages étaient élaborés afin de montrer
32:56 de quelle manière ils étient passés à un nouveau monde,
32:59 c'est-à-dire à celui de l'industrialisation
33:02 et à ce qu'on pensait être la civilisation.
33:06 Mais à la suite de cela, des exhibitions sont aussi apparues dans beaucoup d'autres pays,
33:13 en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud, en Canada et même en Inde.
33:19 Elles étaient devenues en quelque sorte des rites de passage vers le monde moderne.
33:24 Elles montraient comment les lieux où elles se tenaient,
33:28 souvent dominés par la colonisation blanche,
33:31 avaient rejoint le système mondial et international de la modernité.
33:35 Une culture coloniale de masse, les zoohumains, ce n'est pas un phénomène anecdotique.
33:43 Ce sont des dizaines de millions de visiteurs dans toute l'Europe et aux États-Unis.
33:47 C'est donc bien un phénomène majeur dans la construction des mentalités.
33:51 Il faut bien comprendre que les zoohumains, c'est pratiquement la seule rencontre avec l'autre
33:57 que les Européens peuvent faire à ce moment-là.
33:59 Très rares sont ceux qui partent en voyage dans les pays exotiques.
34:03 Donc cette culture coloniale va se construire sur ce premier contact bien souvent.
34:09 Mais cette construction d'un regard va être fondamentale dans la transformation d'un racisme
34:14 qui jusque-là est resté dans les scénarios scientifiques, à un racisme populaire.
34:24 Nous sommes à Wembley, dans le nord de Londres,
34:27 là où l'exposition universelle eut lieu de 1924 à 1925.
34:32 Ce stade avait été construit l'année précédente pour la finale de la Coupe de football.
34:37 C'est également ici que prit place la grande reconstitution historique de l'Empire.
34:43 Les exhibitions attiraient des millions de gens,
34:47 dont le nombre dépassait toujours celui des habitants de la ville où elle se déroulait.
34:51 Par exemple, ici à Wembley en 1924, il y eut 27 millions de visiteurs.
34:58 On a effectivement une transformation des eaux humaines à travers les expositions coloniales.
35:09 Cette transformation me paraît très importante à partir des années 1920.
35:13 On a une sorte d'humanisation du dispositif.
35:16 On a dans le village nègre les différents métiers qui sont représentés.
35:20 On peut même parfois avoir des contacts avec les exposants.
35:24 On peut leur parler, on peut moneiller des objets, etc.
35:29 Deuxième raison de cette transformation dans les années 1920,
35:33 c'est bien sûr la transformation aussi de la politique coloniale.
35:36 Une fois la conquête achevée, le fait de montrer des indigènes cannibales, sauvages, barbares, etc.
35:45 a finalement d'une certaine manière avoué l'échec de ce qu'on a présenté comme une mission civilisatrice.
35:50 Or, ce discours ne peut plus passer dans l'entre-deux-guerres.
35:54 Il faut qu'on montre au contraire que les indigènes, on est en train de les éduquer,
35:58 qu'ils vont à l'école, qu'on construit des routes, des ponts, que la santé s'améliore.
36:02 Bref, le zoo humain, à la fin des années 1920, commence à faire tâche, si je puis m'exprimer ainsi.
36:09 Il commence à faire tâche parce qu'il montre que finalement la mission civilisatrice ne remplit pas son rôle.
36:13 Et c'est pour ça que le pouvoir colonial va interdire purement et simplement l'exhibition des zoos humains.
36:38 Malgré la volonté affichée par les officiels de ne plus stigmatiser les indigènes,
36:43 les chansons populaires et surtout la mésaventure survenue à un groupe de canaques
36:47 prouvent que le public reste avide de stéréotypes dégradants.
36:51 Convaincus de participer à l'exposition pour représenter la Nouvelle-Calédonie,
36:56 une centaine de canaques se retrouvent en fait déguisés et obligés de jouer les cannibales au jardin d'acclimatation de Paris.
37:02 À court d'argent, l'impressario qui les a bernés décide ensuite d'en louer quelques-uns
37:07 pour une des dernières exhibitions humaines montées par les Hagenbeck à Cologne et à Hambourg.
37:12 Ce sera un échec commercial.
37:14 Ultime avatar du zoo à la française, il faudra encore des mois pour que ces hommes,
37:19 parmi lesquels l'aïeul du footballeur Christian Carambeux, parviennent à rentrer au pays.
37:24 Ici au musée des arts d'Afrique et de CNI, on voit bien cette transformation.
37:30 Je crois qu'on la saisit vraiment dans son essence.
37:33 C'est un vestige de l'exposition de 1931, la plus grande exposition du siècle.
37:37 8 millions de visiteurs, 32 millions de tickets vendus,
37:40 ce qui montre un peu la puissance d'attraction de la culture coloniale en France, mais aussi partout en Europe.
37:48 À travers ce bâtiment, on saisit bien finalement qu'on n'est plus dans la monstration raciale de l'autre.
37:55 On est dans une démonstration de force, finalement, de la plus grande France.
38:00 Alors, ça ne veut pas dire que notre regard se transforme pour autant.
38:08 Ce regard ne va pas disparaître parce qu'il y a la transformation de la forme de la représentation.
38:13 La structure du regard, qui est donc articulée quand même de manière fondamentale sur une inégalité,
38:19 finalement, entre les Européens et les populations coloniales,
38:22 elle va se transmettre par d'autres formes.
38:25 Les expositions coloniales, le théâtre, le cinéma,
38:28 toutes formes de médias qui vont pérenniser sous des formes, je dirais, adoucies, moins brutales,
38:33 ces rapports inégalitaires.
38:36 Finalement, les métropolitains, qui n'ont jamais quitté leur terre,
38:43 auront une image du Congo uniquement par le truchement de symboles,
38:47 uniquement par des formes.
38:49 Et le musée de Terre Vérune va certainement jouer un très grand rôle dans la création de cet imaginaire.
38:54 Quand on s'aperçoit qu'il y a très peu de Congolais qui viennent en Belgique,
38:57 c'est parce que d'une part on le veut politiquement,
38:59 mais d'autre part, c'est qu'on n'a peut-être plus besoin d'eux pour défendre des thèses.
39:03 Le cinéma, la photographie dans toutes ses évolutions, tout cela va remplacer la personne réelle.
39:09 Et le côté imaginaire mythologique va s'exprimer sous forme de statues, de dessins, etc.
39:17 Et il est intéressant de remarquer que ces phénomènes se sont transmis dans les nouveaux médias comme le cinéma.
39:27 Il est indéniable que les premiers films hollywoodiens
39:32 se sont inspirés de ces spectacles indigènes et de leurs villages reconstitués.
39:38 Pendant la période de l'entre-deux-guerres,
39:42 il y a une véritable tradition du cinéma d'Aventure Outre-mer.
39:47 Il s'agissait en quelque sorte de "Western Colonial".
39:51 Après la première guerre mondiale, les spectacles ethniques reprenaient tout doucement,
39:58 mais plus jamais ils n'atteindront leur prospérité passée.
40:01 Je crois que ceci est lié en grande partie au cinéma, qui leur faisait de la concurrence.
40:06 Donc d'un côté, c'est le film qui marqua la fin des spectacles.
40:20 De l'autre côté, et c'est indiqué par la date de 1932,
40:24 le début du régime nazi semble aussi y avoir participé.
40:27 Cela ne correspondait pas à leur vision raciste du monde,
40:33 mais surtout par rapport au contact qui se crée entre le public et les participants des exhibitions.
40:39 Soyons clairs, ce que l'on montrait dans ces villages, c'était aussi des corps, des corps humains.
40:55 On les montrait vêtus de costumes traditionnels, ou bien dans un état de quasi-nudité.
41:02 Cela était à mon avis très ambivalent.
41:07 D'une part, ces corps représentaient l'état sauvage et primitif,
41:12 mais d'autre part ils représentaient également la beauté et un érotisme des plus troublants.
41:23 Les femmes indigènes étaient d'excellentes danseuses, et de plus très séduisantes.
41:29 Leurs poitrines étaient souvent dénudées, ce qui était interdit dans la culture occidentale,
41:35 et donc les hommes qui allaient les voir éprouvaient des sensations érotiques.
41:41 Cependant, ce qui était peut-être encore plus troublant,
41:49 étaient les effets que cela avait sur les femmes blanches.
41:52 Beaucoup des individus exposés étaient des hommes, souvent présentés dans des scènes de lutte,
41:59 et dans un état de quasi-nudité pour la plupart.
42:02 Les Zoulous d'Afrique du Sud, par exemple, étaient renommés pour leurs corps magnifiques.
42:08 De ces hommes se dégageait, pour ainsi dire, un trouble d'ordre sexuel.
42:16 Les femmes blanches observaient ces hommes qui remettaient peut-être leur sexualité en cause,
42:21 et dans une certaine mesure, elles pouvaient même ressentir un certain manque sexuel.
42:27 Il y avait un côté qui faisait frissonner le bourgeois, c'est que les filles étaient dénudées.
42:32 Ce qui était terrible, c'est qu'on les forçait à se dénuder.
42:36 Les petites jeunes filles qu'on voit habillées ici, comme vous voyez,
42:42 et puis exactement le même groupe, les filles sont nues, avec le même numéro dans la carte postale,
42:47 ce qui prouve donc que c'était interchangeable.
42:51 À chaque fois, on retrouve le corps, mais un corps qui est mis dans des postures différentes.
42:55 Le matin, ils étaient au jardin d'acclimatation.
42:57 Les anthropologues venaient les mesurer.
42:59 L'après-midi, le public venait les regarder.
43:02 Et le soir, leurs impréciariaux signaient des contrats avec des cabarets,
43:06 comme les Folies Bergères, qui exhibaient des troupes d'Africains sur scène.
43:14 Jusqu'à la fin du XIXe siècle, en dehors de quelques rares exceptions,
43:19 les acteurs noirs n'existaient pas.
43:22 Voilà qu'avec l'arrivée des démonstrations zoologiques, des exhibitions,
43:27 on va avoir une réalité du corps noir,
43:29 et tout d'un coup, évidemment, une autorisation à la fascination et au plaisir du regard.
43:35 Il se trouve soudain que les spectateurs ont donc tout loisir de pouvoir s'abîmer,
43:40 et de toute certaine manière, dans l'altérité, dans cette image différente de soi.
43:44 Seulement, on s'aperçoit que, bon, évidemment, on ne les considère pas véritablement comme des hommes,
43:49 tout au moins, on justifie ce regard voyeur en se disant
43:53 "mais ce ne sont pas des êtres comme nous, pleinement humains".
43:56 Ce qui est étonnant, c'est que nous sommes ici en présence d'une sorte de paradis perdu.
44:06 Avec l'image d'une noble sauvage et d'un Eden tropical peuplé de gens superbes.
44:12 Mais en même temps, tout cela reste lié à des sentiments de peur et de gêne.
44:19 Sauvagerie et érotisme forment ainsi un mélange puissant.
44:26 Josephine Bakker arrive en 1925 avec la Revue nègre.
44:35 Nous sommes au Music Hall des Champs-Elysées.
44:37 Et finalement, cette arrivée qui sera vraiment étonnante,
44:41 qui va emballer le public parisien, a été préparée par tous ces spectacles
44:46 qui, dans les années 1920, évoquent l'Afrique, montrent des acteurs dansants,
44:50 donc Abbe Beglia ou Aïcha.
44:51 Et Josephine Bakker apporte une plastique tout à fait nouvelle, mais aussi une gestuelle nouvelle.
44:56 C'est très important de parler aussi de la gestuelle nègre,
45:00 parce que ce que l'on découvre dans le Music Hall à l'époque,
45:04 c'est non seulement une liberté du corps parce qu'il est nu,
45:07 mais une liberté aussi des mouvements.
45:09 Dans la presse de l'époque, dans les comptes rendus du spectacle,
45:12 on insiste énormément sur les gesticulations, le trémoussement de Josephine,
45:17 le fait qu'elle fait des grimaces.
45:19 Certains s'en indignent. Elle fait trop de grimaces.
45:22 Comment elle ose bouger pareillement ?
45:24 On insiste sur sa souplesse. Elle est très souple. On parle de liane.
45:32 Dans ce que certains appellent, je crois, la fascination du corps sauvage,
45:36 que l'on présente parfois encore avec des traces de ce regard colonial, raciste,
45:44 imbibé d'une hiérarchie, je crois qu'il y a une double fascination.
45:51 Il y a d'abord la peur.
45:53 Je crois que les racistes sont d'abord des gens qui ont peur des autres.
45:58 Le corps sauvage, après tout, il est beaucoup plus costaud que moi.
46:02 Alors, je le regarde. Bien entendu, il me fait peur avec ses grandes dents.
46:06 Il va me mordre. Mais en même temps, si seulement j'avais des biceps comme lui.
46:10 En rasant les monuments élevés à la gloire du rêve colonial
46:17 pour l'exposition de 1931 au Bois-de-Vincennes,
46:20 c'est plus qu'un décor de carton-pattes qu'on fait disparaître.
46:23 C'est un décor qui est un peu plus que la vie.
46:26 C'est un décor qui est un peu plus que la vie.
46:29 C'est un décor qui est un peu plus que la vie.
46:32 C'est un décor qui est un peu plus que la vie.
46:35 C'est un décor qui est un peu plus que la vie.
46:38 C'est un décor qui est un peu plus que la vie.
46:41 C'est un décor qui est un peu plus que la vie.
46:44 C'est un décor qui est un peu plus que la vie.
46:47 C'est un décor qui est un peu plus que la vie.
46:50 Ce qu'il y a dans les collections anciennes,
46:53 c'est qu'il y a dans ces collections,
46:56 que ce soit des collections artistiques ou scientifiques,
46:59 des objets d'origine scandaleuse.
47:02 Dans les collections biologiques, anatomiques,
47:05 il y a des pièces humaines
47:08 qui ont été récupérées dans des conditions parfaitement inhumaines,
47:11 contraires à notre éthique et à notre morale actuelle.
47:14 contraires à notre éthique et à notre morale actuelle.
47:17 Ce qui, par exemple, interdit tous les tournages dans les réserves
47:20 du laboratoire d'anthropologie du Musée de l'Homme,
47:23 parce que c'est un endroit à sensation,
47:26 parce que c'est un endroit où l'accumulation de squelettes
47:29 quand on ouvre les portes des armoires
47:32 fait un décor très étrange, très inhabituel.
47:35 C'est une sorte de train fantôme.
47:38 Je crois que peut-être ce serait avoir une des raisons
47:43 Je crois que peut-être ce serait avoir une des raisons
47:46 pour lesquelles les conservateurs dans les musées
47:49 ont porté tout leur intérêt sur les objets
47:52 en les détachant le plus possible des individus
47:55 qui les avaient créés, des artistes ou des artisans
47:58 et des personnes qui les employaient.
48:01 Et peut-être que les objets ne répondaient pas.
48:04 Et si on veut placer ça dans une relation de continuité
48:07 avec les expositions coloniales
48:10 où on exhibait des Congolais,
48:13 on peut imaginer que l'objet ou le masque,
48:16 l'objet d'art africain vient substituer le sauvage dans la collection.
48:19 l objet ou le masque, l objet d'art africain vient substituer le sauvage dans la collection.
48:22 Il est bien évidemment plus facile de collectionner des statuettes
48:25 que des objets coloniaux.
48:28 [Musique]
48:46 En plus de ça, je trouve extrêmement bien
48:49 que le musée du Quai Vendrie
48:52 soit sur la place d'un village colonial du passé
48:55 parce qu'on pourra déjà voir dans ce musée
48:58 que les habitants ont disparu.
49:01 [Musique]
49:19 Serait-ce pour faire oublier leur origine douteuse
49:22 qu'on s'empresse maintenant de rendre quelques corps
49:25 parmi lesquels le plus symbolique, celui de la Vénus au Tantot,
49:28 de son vrai nom, Saji Bartman.
49:31 Son odyssée préfigure celle des eaux humaines.
49:34 Exhibé entre Londres et Paris au début du 19e siècle,
49:37 son anatomie fascinera les savants après son décès en 1815.
49:40 son anatomie fascinera les savants après son décès en 1815.
49:43 Trophée de la science, le moulage de ses formes
49:46 trônera dans le hall du musée de l'Homme jusqu'à 1970.
49:49 Et ce n'est qu'en 2002 que la France restituera sa dépouille
49:52 Et ce n'est qu'en 2002 que la France restituera sa dépouille
49:55 à l'Afrique du Sud, qui avec le président Thabongbeki
49:58 lui rendra un hommage solennel et national.
50:01 (Chanson)
50:30 (Chanson)
50:59 (Chanson)
51:28 ...

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