Xerfi Canal a reçu Alain Bauer, professeur de criminologie du Conservatoire National des Arts et métiers (CNAM), pour parler des renseignements, de l'espionnage et des conflits à l'heure du cyber. Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
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00:00 Bonjour Alain Bauer.
00:09 Bonjour.
00:10 Alain Bauer, professeur au Conservatoire national des arts et métiers.
00:13 Alain Bauer, au commencement était la guerre, édition Fayard, absolument passionnant.
00:17 Je vous cite, page 367.
00:20 "La cyberguerre a déjà commencé, sans instruments contondants, sans missiles ni
00:25 chars, par la création d'un désœuvrement volontaire, d'un désarmement voulu, d'un
00:30 asservissement programmé."
00:31 Et vous évoquez notamment la tiktokisation du monde.
00:35 Alain Bauer, si on traite renseignement, espionnage, conflit, aujourd'hui, à l'heure
00:42 cyber, qu'est-ce que nous donnent tous ces mots ?
00:43 Alors en fait, il y a un événement plutôt classique, l'espionnage.
00:47 Tout moyen d'espionner quelqu'un est toujours utilisé par des services de renseignement.
00:51 On ouvrait le courrier, on décachetait les envois, on devait probablement lire les papyrus
00:59 et détourner les porteurs de plaquettes gravées dans le marbre.
01:04 Donc on a toujours espionné le téléphone, les câbles, les liaisons de communication,
01:09 etc.
01:10 Et donc ce sujet était assez répandu et donc dès lors qu'on ouvre un nouveau moyen
01:13 de communication, un nouveau média, qu'on interconnecte des tas d'outils dessus et
01:18 que ça donne accès à à peu près tout et n'importe quoi, il n'y a aucune raison
01:21 qu'on s'en prie.
01:22 Ce qui est nouveau, c'est que désormais, il est plus facile de demander et de commander
01:31 à un opérateur privé des éléments d'information que les services publics n'ont pas les moyens
01:36 ni les capacités d'aller récupérer.
01:39 C'est-à-dire que c'est plus facile de demander à Google, Facebook, TikTok et autres
01:43 des données individuelles en respectant toutes les lois, puisqu'eux ne les respectent pas
01:49 parce qu'ils n'ont pas l'obligation de les respecter et que nous n'en avons imposé
01:52 aucune jusqu'au début de commencement de RGPD qui s'est installé poussivement dans
01:59 la relation franco-américaine.
02:01 En fait, la protection des données individuelles, la propriété de la donnée est un élément
02:04 que nous avons totalement zappé, comme le reste d'ailleurs.
02:07 Quand on construit des voitures qui font 300 km/h, on ne construit pas la limitation de
02:11 vitesse tout de suite.
02:12 On le fait tardivement.
02:14 Nous sommes toujours en retard sur l'événement parce qu'on considère que la main invisible
02:19 du marché va régler la question naturellement.
02:23 On n'a pas besoin de policiers, on n'a pas besoin de feux rouges, on n'a pas besoin
02:25 de ceintures de sécurité, on n'a pas besoin de passages piétons.
02:27 Et en fait, on n'a pas de code de la route du cyber-monde qui n'est pas seulement de
02:31 la sécurité informatique, la protection des données, mais c'est surtout la manière
02:35 dont on gère la propriété de la donnée, l'identité numérique, sujet que nous n'avons
02:39 toujours pas résolu, de la même manière que nous n'avons pas compris l'importance
02:44 que les réseaux sociaux allaient avoir sur la construction de la vérité.
02:48 Avant, la vérité, c'était facile.
02:50 Elle était divine ou légale ou politique ou administrative.
02:55 Elle était surtout scientifique.
02:57 Depuis l'affaire du Covid, nos estimés collègues ont liquidé la question de la
03:01 vérité scientifique en direct sur les chaînes de divertissement en continu que d'autres
03:05 appels d'information en continu.
03:07 On a eu l'occasion de faire une série d'émissions sur le sujet, je ne vais pas
03:10 y revenir.
03:11 Mais sur la question essentielle de la vérité, aujourd'hui, nous avons la vérité relative,
03:15 la vérité alternative, la fake news, chacun décidant de la vérité qui lui plaît, non
03:22 obstant l'existence éventuelle d'un espace commun qui s'appellerait la vérité tout
03:27 court.
03:28 Et cette question-là, elle a totalement bouleversé la manière dont le renseignement fonctionnait
03:32 sur la question de manipulation.
03:34 Ce n'est pas la première fois, la dépêche d'Aims ne date pas d'hier.
03:37 Des tentatives de désinformation, ça fait partie des traditions dans tout conflit.
03:43 Sauf que là, l'autoproduction du renseignement désinformatif est devenu un élément qui
03:50 n'est même plus maîtrisé par les États.
03:52 Ils le découvrent parfois de manière assez stupéfiante.
03:55 Souvent, en ayant générant à leur propre sein un opérateur qui n'appartient pas
03:59 à un service étranger mais qui a ses propres objectifs.
04:02 Alors, on a eu M. Snowden qui, lui, était un lanceur d'alerte en disant que les Américains
04:06 surveillaient tout et tout le monde, leurs alliés, leurs citoyens.
04:08 Ils n'ont jamais demandé l'autorisation à personne.
04:10 Et donc, au nom des valeurs de la démocratie américaine, je me réfugie ensuite à Moscou.
04:15 Entre-temps, il a partagé beaucoup des équipements qui ont permis à la NSA de fabriquer son
04:23 renseignement et d'espionner tout le monde.
04:25 Et ça s'est répandu.
04:26 Et aujourd'hui, vous avez toute une série d'opérateurs privés, de mercenaires, de
04:30 demi-criminels, demi-hackers qui font leur miel de tout cela, parfois au nom d'États
04:37 étrangers, parfois pour leurs propres intérêts.
04:40 Et puis, vous avez eu le Snowden II, jeune homme de 20 ans, qui est en fait un joueur,
04:48 un gamer, recruté sur le site des gamers et qui avait les compétences techniques et
04:53 technologiques qui devaient effarer un bon vieux général à 13 étoiles incapable d'utiliser
04:58 son ordinateur et qui en a donné accès à l'intégralité des synthèses des secrets
05:02 américains.
05:03 Alors, ce n'est pas l'intégralité des secrets, c'est les synthèses.
05:05 Mais dans les synthèses, il y a beaucoup de choses, car le renseignement, c'est fait
05:09 de source.
05:10 Et quand on protège sa source, on est flou.
05:12 Plus on est précis, plus on la met en danger.
05:15 Or, les 300 documents qui ont été diffusés depuis des semaines, avant que les Américains
05:21 s'en rendent compte, montrent une capacité d'abord à la diffusion de secrets qui est
05:27 invraisemblable.
05:28 En France, on a encore un dispositif où, pour accéder à un secret, il faut avoir
05:32 besoin d'en connaître.
05:33 Il faut dire « pour telle raison, j'ai besoin de voir ce truc ». Là, c'est libre-service,
05:40 supermarché, tu as accès à tout.
05:43 Et donc, le gamin a commencé par recopier les trucs pour se faire mousser auprès de
05:48 ses potes.
05:49 Il le dit lui-même, depuis le début.
05:51 Les copies des échanges sur le groupe Discord sont impressionnants de naïveté.
05:57 C'est un ado qui joue.
06:00 Il a sa Game Boy, son joystick, et il pense que c'est un jeu.
06:04 Il est entré dans un univers virtuel.
06:06 Et la grande révolution du renseignement, c'est la virtualisation.
06:10 C'est-à-dire le fait que plus personne n'est dans le monde réel, dans les jeunes
06:14 opérateurs.
06:15 Ils ne comprennent pas ni ce qu'ils font, ni l'importance de ce qu'ils font, ni
06:19 le danger de ce qu'ils font.
06:21 Et en fait, ils sont catégorisés comme aux États-Unis.
06:23 Tu aimes les armes, tu es pro-républicain ou pro-Trump.
06:29 Tu es donc un vrai nationaliste qui défend le pays.
06:33 Dans tous les autres cas, tu es un woke dangereux et gauchiste et antifa.
06:38 Et donc, cette classification a intégré y compris la culture américaine, la culture
06:44 des armées.
06:45 Et donc, de ce point de vue-là, comme il était très rouge, couleur des républicains,
06:50 et pas très bleu, couleur des démocrates, on lui faisait plus confiance qu'aux autres
06:56 qui, eux, avaient sans doute un agenda caché de wokisation des valeurs de l'Amérique.
07:02 Et ceci, à lui tout seul, a permis à un gamin qui avait envie de se faire mousser
07:05 chez ses copains de diffuser des centaines de documents jusqu'au jour où l'un des
07:09 copains a décidé de se faire mousser chez d'autres et a commencé à les diffuser.
07:13 Et tout d'un coup, le gouvernement américain a découvert l'ampleur des fuites qui révèlent
07:18 quoi ? D'abord, ce qu'on sait, l'état de la guerre chaque jour.
07:23 Il suffit des organismes publics ou de recherches qui font ça très bien.
07:28 Ensuite, ce qu'on sait moins, le niveau d'information des Américains sur ce qui
07:32 se passe chez l'adversaire qui met en danger les sources américaines.
07:36 Mais surtout, le niveau d'information, de renseignement et d'espionnage des Américains
07:40 sur leurs propres alliés, pour de bonnes raisons.
07:42 Ceux à qui ils ne font pas confiance, y compris des pays un peu surprenants qui disent en
07:46 même temps qu'ils vont fournir des munitions aux Russes, mais il ne faut pas le dire aux
07:50 Américains, qui laissent des traces de leurs activités un peu partout.
07:55 Et puis, du fait que le renseignement aujourd'hui, c'est des centaines de milliers d'éléments
08:02 de sources qui sont gérés par des opérateurs privés auxquels les grandes agences publiques
08:07 achètent des éléments qui leur permettent de compléter, de diversifier, d'identifier,
08:12 de resserrer ou d'élargir leur capacité de renseignement.
08:17 Et ceci bouleverse le monde du renseignement avec un élément nouveau, l'OSINT, l'Open
08:22 Source Intelligence, qu'aucun service de renseignement ne voulait prendre en considération
08:25 parce que, non, pas nous, jusqu'au moment où un groupe comme Bellingcat, un groupe
08:30 anglais, a montré qu'on pouvait identifier des agents étrangers, remonter à des tentatives
08:37 d'enlèvement, d'empoisonnement ou d'assassinat montées par les services russes, d'identifier
08:42 les responsables d'une batterie qui abat un avion civil par erreur, bref, de découvrir
08:50 toute une série d'éléments dont les services eux-mêmes ne se rendaient pas compte de ce
08:54 qu'ils pouvaient obtenir par les sources ouvertes.
08:57 Et ceci est le troisième grand bouleversement, je crois, du moment.
09:02 Donc tout est à repenser en matière de renseignement et notamment la gestion du flux, car en fait
09:08 nous sommes submergés par les informations et nous n'avons plus les moyens d'analyse
09:13 nécessaires.
09:14 Heureusement, il paraît que ChatGPT est arrivé et peut-être que ce sera la nouvelle source
09:19 du renseignement, le renseignement sans agent.
09:21 Ces crypto-monnaies que vous qualifiez d'immenses montagnes de ponzi où les profits ont été
09:27 totalement privatisés et où on essaye de mutualiser un peu les pertes.
09:30 Quand il y en a.
09:31 Comme ça vient d'avoir lieu dans la quasi-crise qui a secoué la Silicon Valley.
09:37 D'ailleurs, ce n'est pas par hasard.
09:39 Merci Alain Bauer.
09:40 Merci.
09:40 Merci.
09:41 Merci.
09:42 Merci.
09:43 Merci.
09:43 [Musique]