Françoise Vergès : "L’État veut contrôler le ventre des femmes" l Speech

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"Vous ne voulez pas vous faire ligaturer les trompes ? Vous faites trop d’enfants."
C’est ce que des médecins suggèrent en 2023 à des femmes racisées en France métropolitaine et à Mayotte, dans un silence médiatique quasi complet. Françoise Vergès tire le signal d’alarme et rappelle que le contrôle du "ventre des femmes" par l’État français a déjà conduit des milliers de femmes réunionnaises à se faire avorter et stériliser de force, sans consentement.
Transcript
00:00 En 2023, c'est quand même une annonce extrêmement violente, brutale,
00:04 qui rappelle les politiques coloniales racistes envers les femmes.
00:09 Il y a deux mois, à Mayotte, qui a été un territoire arraché par la France au Comore
00:14 et qui a voulu rester département français,
00:16 le directeur de l'Agence régionale de la santé déclarait que toutes les femmes
00:20 qui viendraient à l'hôpital public, on leur offrirait d'être stérilisées.
00:25 Et cette offre a été faite sans aucun commentaire,
00:28 elle a été faite comme si elle était tout à fait légitime et justifiée
00:31 et n'a en fait entraîné aucune réaction réelle,
00:34 ni du gouvernement, ni du ministère de la Santé.
00:37 On n'a pas vu des députés se lever à l'Assemblée nationale,
00:40 des députés présentés comme féministes en parler,
00:43 ni même des élus de l'île.
00:45 Or, si c'était l'Agence régionale de la santé d'Île-de-France
00:50 qui avait fait cette annonce, je pense qu'aussitôt,
00:52 on aurait eu des choses en première page des journaux,
00:55 des interventions à la télévision, des débats sans fin, des pours et des contres.
00:59 Enfin, je veux dire, ça aurait constitué vraiment un débat,
01:03 ça aurait fait du buzz, comme on dit.
01:05 Quand je dis France, je parle de la France métropolitaine,
01:07 mais j'utilise toujours ce terme de France
01:09 parce que finalement, Mayotte est un département français,
01:12 appartient à la République, mais on ne peut pas dire que c'est la France.
01:14 Il n'y a aucune égalité avec aucun département français.
01:17 On sait que le RSA n'est pas du tout,
01:19 et le tiers de celui qui est en France, il n'y a pas du tout les mêmes droits.
01:22 Donc, il faut faire attention quand on dit la France
01:25 parce qu'on aurait l'impression que la population est à égalité.
01:28 Elle ne l'est pas du tout, mais du tout.
01:30 Il n'est pas non plus négligeable que ça se fasse au moment
01:33 où était aussi annoncée l'opération Wambushu,
01:35 qui était quand même cette opération,
01:37 où l'armée, la police, enfin la police armée,
01:39 était envoyée à Mayotte pour faire une rafle massive
01:42 et d'expulser les personnes et de détruire leur habitat.
01:45 Et je me disais, mais comment en France, ça ne résonne pas.
01:49 Le terme "police" envoyé pour expulser des personnes de leur habitat
01:53 et détruire leur habitat, je trouve que ça devrait réveiller quand même des échos.
01:57 En France, une politique totalement raciste,
01:59 où toute une population est absolument stigmatisée.
02:02 Ce qui se joue, on peut dire, dans la société,
02:05 entre toujours, enfin, d'embêter les femmes, vraiment,
02:08 pour employer un terme encore poli,
02:10 c'est-à-dire vraiment de contrôler le ventre des femmes.
02:13 C'est-à-dire que les femmes n'ont pas le droit d'avoir des décisions.
02:16 Elles n'ont pas le droit non plus de se dire
02:18 "mais si je veux un enfant, je veux de vrais soins prénataux,
02:21 je veux de vrais soins post-nataux, je veux des vraies crèches,
02:24 je ne veux pas courir, avoir trois journées dans la même journée",
02:27 en fait, ce dont les femmes parlent tout le temps.
02:30 Ou "celles qui ne veulent pas d'enfants,
02:33 alors mais pourquoi vous n'en voulez pas ?"
02:35 Donc toute la question, c'est le contrôle de l'État.
02:37 L'État doit contrôler le ventre des femmes.
02:40 Alors, les femmes noires et racisées seront beaucoup plus contrôlées.
02:45 Mais ça ne veut pas dire que chez les femmes blanches,
02:47 il n'y aura pas de contrôle.
02:49 Mais on voit même aujourd'hui, si vous voulez, même en France,
02:51 on le sait, c'est très peu étudié,
02:53 mais il y a des femmes dans les hôpitaux,
02:55 en France même, en France donc métropolitaine,
02:58 qui arrivent, par exemple des femmes maghrébines,
03:01 ou des femmes de l'Afrique subsaharienne,
03:03 ou des femmes roms, qui ont eu déjà deux ou trois enfants,
03:06 et à qui le médecin propose automatiquement, spontanément,
03:09 "vous ne voulez pas vous faire ligaturer les trompes,
03:11 vous en faites trop."
03:13 Si une femme blanche, par exemple, qui voudrait avoir un enfant,
03:15 bourgeoise, elle va pouvoir être aidée,
03:18 aussi hétéro, évidemment, hétérosexuelle, cis, tout ça,
03:21 l'essentiel étant que l'État garde le contrôle.
03:24 Quand j'ai lu "Le Poste" à propos de Mayotte,
03:27 et cette déclaration, évidemment ça a fait écho
03:29 à ce que j'avais écrit dans ce livre
03:31 qui s'appelle "Le ventre des femmes, race, capitale, féminisme",
03:35 sur ces avortements et stérilisations forcées
03:39 qui ont eu lieu à l'île de la Réunion,
03:41 ça avait éclaté en 1970,
03:43 et qui a été fait par des médecins hommes, blancs,
03:47 venus de France, sur des femmes créolophones,
03:49 noires ou de classe populaire,
03:51 au nom, de nouveau, d'une surpopulation,
03:53 d'une démographie galopante.
03:55 Tout ça a été dirigé aussi par Michel Debré,
03:58 qui pendant ce temps-là était un avocat contre l'avortement,
04:01 mais un avocat de la natalité,
04:03 un misogyne, un patriarche profond.
04:07 Et ce que je voulais montrer, c'est que ce n'est pas une politique contradictoire,
04:10 que la même personne pouvait criminaliser,
04:13 mais durement, les femmes, les infirmières,
04:16 les médecins qui opéraient l'avortement,
04:19 et encourager, à l'île de la Réunion,
04:21 des milliers d'avortements et de stérilisations par an.
04:25 Quand ce scandale éclate,
04:27 et selon des journaux, ces avortements avaient déjà lieu
04:30 depuis la moitié des années 60,
04:32 donc pendant 5 ans au moins,
04:34 on en compte jusqu'à 5 à 6 000 femmes par an,
04:37 dans une seule clinique.
04:39 La clinique a fait disparaître les registres.
04:41 Et ce qui est important,
04:43 c'est une politique tout à fait encouragée,
04:45 d'ailleurs les médecins, qui sont tous blancs,
04:47 dont un seul était d'origine marocaine,
04:49 c'est le seul qui aura quand même quelques mois de prison,
04:51 ils disent qu'ils font tout simplement
04:53 les choses tout à fait autorisées.
04:55 Les femmes sont envoyées par des assistants sociaux,
04:57 par le planning familial, par leurs médecins.
05:00 C'est-à-dire qu'il y a une complicité générale.
05:02 Elles sont envoyées là sous prétexte d'une petite opération,
05:06 et il faut une anesthésie générale.
05:08 Donc je prends une appendicite ou autre chose.
05:10 Les femmes, elles ont confiance.
05:12 Elles, alors anesthésie générale,
05:14 elles se réveillent le matin,
05:16 elles ont été avortées, et beaucoup d'entre elles stérilisées.
05:18 On ne leur dit pas.
05:20 Elles comprennent évidemment qu'elles ont perdu leurs enfants.
05:22 Certaines étaient enceintes de 3 mois.
05:24 Et les fœtus disparaissent les uns après les autres.
05:27 Sont ditons brûlés, enfin je veux dire,
05:29 c'est un scandale énorme.
05:31 Et les médecins déclarent des opérations
05:34 qui étaient autorisées.
05:36 Et se font rembourser de ces opérations autorisées.
05:39 Parce qu'ils ne peuvent pas déclarer avortement
05:41 puisque c'est toujours un crime.
05:43 Et donc vont s'enrichir, certains vont devenir millionnaires.
05:45 Vraiment, en millions ça se compte.
05:47 Et la plainte qui sera portée à la Sécurité sociale
05:50 pour qu'il y ait remboursement
05:52 ne sera jamais, jamais entendue.
05:54 Donc il y a plusieurs niveaux de scandale.
05:56 Vraiment, le ventre des femmes,
05:59 noires et racisées, pauvres,
06:01 à La Réunion devient une source de capital aussi.
06:05 Ça a provoqué des traumatismes dans les familles.
06:08 Une femme est enceinte, les enfants étaient désirés,
06:10 elle revient à la maison, elle est avortée,
06:13 son mari peut soupçonner qu'elle l'a voulu.
06:15 Elle ne sait pas expliquer ce qu'il s'est passé.
06:18 Il faut qu'on mesure la brutalité
06:21 et la violence sexuelle, sociale, raciale
06:24 qui s'exerce avec ces avortements et ces stérilisations.
06:28 À l'île de La Réunion, les femmes,
06:30 quand le scandale éclate,
06:32 elles sont soutenues beaucoup par le Parti communiste réunionnais
06:34 et les femmes de La Réunion,
06:35 et 30 porteront plainte.
06:37 Elles viennent dans un tribunal d'hommes,
06:39 d'hommes blancs, magistrats, avocats.
06:42 Ces femmes ont le courage de se porter témoin.
06:45 Aucune, aucune ne recevra réparation.
06:48 Aucune.
06:49 Il faut toujours étudier ce que c'est que la politique de l'État
06:52 face au ventre des femmes.
06:54 À l'époque, l'avortement est vraiment criminalisé.
06:57 Les médecins sont envoyés en prison,
06:59 les femmes sont envoyées en prison.
07:00 Donc, criminalisation en France, soutien de la natalité énorme
07:05 et qui, évidemment, il faut le souligner,
07:08 s'accompagne aussi de soutien.
07:10 C'est-à-dire, il y a des allocations familiales,
07:12 il y a des crèches, il y a des congés de maternité
07:15 qui ne sont pas appliqués dans les territoires d'outre-mer.
07:18 Dans ces territoires d'outre-mer, la France, l'État français,
07:21 avait décidé après la guerre qu'il n'y aurait pas de développement
07:25 et que la solution qui serait apportée au non-développement
07:29 serait l'émigration et le contrôle des naissances.
07:31 D'une certaine manière, apparaît déjà cette notion de grand remplacement
07:36 qu'on voit arriver ensuite chez les fascistes, racistes en France.
07:40 Cette idée qu'il y en a trop, il y a trop de personnes,
07:44 mais essentiellement dans le sud global.
07:46 Et que c'est une menace pour le monde,
07:50 le monde développé, d'y développer.
07:53 On pourrait faire un parallèle avec aujourd'hui,
07:56 de nouveau, qui a accès beaucoup plus à l'APMA,
08:00 à l'adoption, au fait de ne pas vouloir d'enfant,
08:04 ou de vouloir d'enfant.
08:05 Comme on le rappelait, à Mayotte aujourd'hui,
08:07 l'Agence régionale de la santé,
08:09 donc ce qu'il faut prendre, c'est vraiment un organisme de l'État,
08:12 déclare ça.
08:13 Et alors qu'en France, comme on le rappelait,
08:16 des femmes qui veulent avoir une ligature des trompes
08:20 parce qu'elles ne veulent pas d'enfant,
08:22 vont se retrouver, elles, face à un patriarcat qui va leur dire
08:24 "mais votre rôle en tant que femme, c'est de devenir mère".
08:27 Ce que je voudrais dire, c'est que si nous continuons en France,
08:31 dans la France dite métropolitaine,
08:33 à rester indifférentes et indifférentes
08:37 à ce qui se passe dans ce qu'on appelle les Outre-mer,
08:40 il y a des choses qu'on continuera à ne pas comprendre.
08:42 Vraiment.
08:43 C'est-à-dire que même les injustices qui se passent en France,
08:46 les inégalités, en quoi elles font écho à ce qui se passe là-bas ?
08:51 En quoi elles viennent aussi de là-bas ?
08:53 Mayotte, nous en avons beaucoup parlé,
08:55 le droit du sol est en train d'être révisé là-bas.
08:58 Et Darmanin, le ministre de l'Intérieur, a promis qu'il serait vraiment
09:01 complètement révisé.
09:03 Mais faisons attention.
09:04 Si nous ne faisons pas attention en France métropolitaine
09:07 à ce qui est en train de se jouer, par exemple à Mayotte,
09:09 ou ce qui pourrait se jouer dans un autre territoire,
09:11 cette révision du droit du sol pourrait arriver à tout moment en France.
09:16 De la même manière, la loi sur l'immigration qui va être discutée,
09:20 qui est en train d'être poussée vers ses extrêmes,
09:23 hier, elle s'est déjà expérimentée dans la Guyane française, à Mayotte.
09:28 À celles et ceux qui veulent continuer à contrôler le corps des femmes,
09:32 le corps des trans, le corps des queers,
09:35 le corps des travailleuses du sexe, des travailleurs du sexe,
09:37 le corps des personnes par leur loi patriarcale, raciste, sexiste,
09:44 le combat va continuer et nous vous ferons reculer.
09:48 Nous vous ferons reculer comme nous nous avons fait reculer déjà.
09:51 Nous ne resterons pas passifs.
09:54 Aucun de nous ne restera passif.
09:58 [Générique]

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