C'était il y a plus de vingt ans. Je dirigeais alors une startup et l'un de mes clients était une grande entreprise qui avait un ambitieux projet de rupture. Ce projet avait démarré dans des conditions acrobatiques, sans structure, avec une petite équipe et un mandat simple : créer et lancer un service très novateur en quelques semaines. [...]
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00:00 C'était il y a plus de 20 ans.
00:09 Je dirigeais alors une start-up et l'un de mes clients était une grande entreprise
00:14 qui avait un ambitieux projet de rupture.
00:17 Ce projet avait démarré dans des conditions acrobatiques, sans structure, avec une petite
00:22 équipe et un mandat simple, créé et lancé un service très novateur en quelques semaines.
00:28 Un vrai défi mais le service fut lancé dans les temps et inaugurait en grande pompe
00:33 par le PDG.
00:34 Puis sont arrivés les managers.
00:36 Je me souviens en particulier de l'un d'entre eux, Jean-François, qui a repris la direction
00:42 de notre projet.
00:43 Enfin, pris et non pas repris, car il n'y avait personne avant.
00:47 Donc Jean-François me convoque un jour et m'explique que c'en est fini du chaos
00:52 du projet.
00:53 « Il faut mettre plus de process » me dit-il, « et de s'y appliquer, avec force PowerPoint,
00:59 diagrammes, anglicismes et feuilles Excel. »
01:01 Et pourtant, après beaucoup de slides, beaucoup de réunions et beaucoup de travail sur les
01:07 process, Jean-François a disparu discrètement moins de six mois après son arrivée, au
01:13 grand soulagement de tous les acteurs du projet qui ont enfin pu se remettre à travailler.
01:17 Jean-François était sincèrement convaincu qu'il allait apporter beaucoup au projet.
01:24 Mais son problème était qu'il se trompait sur ce qu'est un processus.
01:28 Il voyait l'organisation comme une mécanique qu'il faut bien concevoir et bien huiler.
01:34 Il était obsédé par l'idée de simplifier, car la complexité lui répugnait.
01:40 Il y voyait du désordre et du gaspillage.
01:44 Pour lui, un processus était comme une recette de cuisine.
01:48 Or, ce n'est pas ça du tout.
01:52 Dans l'histoire d'une organisation, les processus émergent comme une façon formalisée
01:58 de résoudre les problèmes rencontrés.
02:00 Cette formalisation permet à l'entreprise de grandir.
02:04 Les nouveaux employés n'ont plus à redécouvrir une solution par eux-mêmes.
02:09 Ils appliquent les solutions trouvées par leurs prédécesseurs, dont le savoir est
02:14 encapsulé dans ces processus.
02:17 Les processus, loin d'être des recettes abstraites et génériques, sont donc au contraire
02:24 l'expression de l'identité de l'organisation et de ses modèles.
02:28 Ils traduisent les choix qui ont été faits pour répondre de façon originale aux défis
02:35 uniques que cette organisation a rencontrés.
02:37 C'est pour cela qu'un processus chez Peugeot n'a rien à voir avec un processus
02:43 chez Tesla ou Renault, même si les trois fabriquent des voitures.
02:47 Alors quand Jean-François arrive avec ses recettes de cuisine, il attaque frontalement
02:54 cette identité, ce qui ne manque pas d'entraîner une réaction immunitaire.
02:58 Étant attaqué, le système cherche à se protéger et éjecte Jean-François, ou du
03:05 moins il essaye.
03:06 Alors cela ne signifie pas qu'une organisation doive rester figée dans son modèle, ni qu'elle
03:12 ne doive pas développer de formalisation de son fonctionnement.
03:15 Cela signifie qu'un effort de formalisation, indispensable à la croissance, doit se faire
03:22 en respectant l'identité de l'organisation.
03:25 Or il est caractéristique des Jean-François de ce monde qu'ils ne sont absolument pas
03:31 intéressés par cet aspect.
03:33 Ils veulent refonder le projet sur des bases nouvelles, et c'est leur plus grande erreur.
03:39 Leur conception du processus ahistorique, asocial et simplifiante tente en effet à
03:46 ne considérer que ce qui se voit et qui est mesurable.
03:50 En somme, Jean-François nie la réalité pour plaquer sur elle un modèle abstrait,
03:56 au lieu de partir de cette réalité pour la faire évoluer.
03:59 Il est toujours fascinant d'observer les Jean-François, et j'en ai vu un paquet dans
04:04 ma vie.
04:05 Ils se voient comme des pragmatiques, mais sont en fait des dogmatiques.
04:09 Si le système n'arrive pas à les éjecter, ils finissent par étouffer la capacité créative
04:16 de l'organisation, et menacent donc directement son existence.
04:21 Préserver sa capacité créative tout en formalisant sa façon de travailler n'a
04:27 rien de simple, c'est un peu la quête du Graal des organisations.
04:31 La tension entre formalisation et créativité n'est jamais résolue, elle est un exercice
04:37 déquilibriste toujours renouvelé.
04:39 La seule façon de la rendre possible est de concevoir les processus à partir de l'identité
04:46 de l'organisation, et non contre elle.
04:50 [Musique]
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