L'interview d'actualité - Delphine Horvilleur

  • l’année dernière
Chroniqueuse : Maya Lauqué 




Tantôt essayiste, maman, épouse, parisienne, ancienne étudiante en médecine et rabbin, Delphine Horvilleur est la parfaite illustration des identités plurielles. Selon un sondage IFOP commandé par l’Union des étudiants juifs de France, 91% des universitaires de confession juive disent avoir été victimes d’actes antisémites allant de la blague jusqu’à l’agression physique. Sur le plateau de Télématin, cette philosophe évoque les problèmes identitaires de ces jeunes confrontés à l’antisémitisme, toujours aussi présent en France.
Transcript
00:00 Il est 8h10, place à l'invité d'actualité.
00:02 Maya, vous recevez ce matin Delphine Horvilleur, philosophe et rabbin.
00:05 Bonjour Delphine Horvilleur.
00:06 Bonjour, bonjour à vous.
00:07 Merci d'être avec nous ce matin.
00:08 On pourrait aussi dire maman, épouse, essayiste, parisienne,
00:12 ancienne étudiante en médecine,
00:13 car nos identités sont plurielles et en mouvement, dites-vous,
00:16 et notamment dans le texte "Il n'y a pas de hajar"
00:19 qui est joué actuellement sur scène.
00:21 On va en parler tout à l'heure,
00:23 mais il sera question d'identité dans cette interview,
00:25 d'identité juive notamment,
00:27 attaquée au quotidien à l'université.
00:29 C'est ce que révèle un sondage IFOP
00:31 commandé par l'Union des étudiants juifs de France.
00:33 91% des étudiants juifs disent avoir été victimes d'un acte antisémite
00:38 allant de la blague à l'agression physique.
00:40 Ce chiffre vous étonne-t-il ?
00:42 En fait, non, pas vraiment.
00:44 En fait, il est étonnant parce que d'une certaine manière,
00:46 on pourrait se dire "comment on en est encore là ?"
00:48 Mais il n'est pas étonnant parce que j'ai l'impression que
00:51 c'est une constante, on pourrait dire c'est une constante de l'histoire,
00:53 c'est une constante de ces dernières années.
00:55 On est atterré d'année en année de constater
00:58 que les statistiques ne baissent pas.
01:01 Là, le dernier sondage en date concerne des étudiants,
01:05 suggère qu'ils ont été victimes
01:06 ou alors qu'ils ont été témoins aussi d'un langage antisémite.
01:10 Et donc, ça pose la question pas juste des agressions antisémites,
01:12 mais de la façon dont ce langage-là est présent dans notre société.
01:16 Avec à travers un autre chiffre également,
01:18 77% des étudiants de confession aux cultures juives
01:22 trouvent que l'antisémitisme est la discrimination la plus répandue,
01:25 alors qu'ils sont 28% sur l'ensemble des étudiants.
01:28 Est-ce que ça veut dire qu'il y aurait, qu'il y a un antisémitisme à bas bruit
01:32 qui est ancré dans la société et que beaucoup n'entendraient même plus ?
01:36 Oui, c'est pour ça que je parle volontairement de langage.
01:38 Il y a beaucoup de gens qui sont persuadés,
01:39 et d'ailleurs à juste titre, qui se disent "je ne suis pas antisémite".
01:42 C'est le cas de beaucoup de gens qui jamais ne se définiraient qu'en antisémite.
01:45 Mais c'est intéressant de se poser la question de parfois
01:48 une langue que l'on parle, des petits mots, des petites raisonnances.
01:52 Je vais vous donner un exemple, voilà quand par exemple,
01:54 on se pose la question de "à qui la faute ?"
01:56 quand tout à coup, il y a un discours de déresponsabilité
01:59 qui fait que subrepticement, on va tout doucement faire porter aux Juifs,
02:02 c'est une grande constante de l'histoire,
02:04 la responsabilité de ce qui nous arrive.
02:06 Vous savez, on a reproché aux Juifs d'être tantôt trop riches, trop pauvres,
02:09 d'incarner le système, de menacer le système,
02:12 d'être trop féministes ou trop patriarcaux, d'être révolutionnaires
02:16 ou au contraire de renforcer le système.
02:18 On leur a toujours reproché tout et son contraire
02:20 parce que dans des contextes différents,
02:22 c'est eux qu'on accuse très souvent pour se défausser de notre responsabilité.
02:26 Donc je pense que chacun doit se poser la question,
02:29 même quand bien entendu jamais il ne se définirait comme antisémite,
02:32 de la manière dont parfois par des petites phrases,
02:34 des petites blagues ou des sous-entendus,
02:36 on nourrit quelque chose qui est comme une petite musique ambiante.
02:40 Le fait que ces actes antisémites,
02:42 ou que ce langage soit prononcé dans les universités,
02:46 lieu de, a priori, de culture, de connaissances, d'échanges,
02:50 ça dit quoi de notre société ?
02:52 Ça dit que vraiment c'est présent absolument partout,
02:55 que dans ces lieux où aujourd'hui on devrait plus que jamais
02:58 apprendre l'écoute critique, la parole critique,
03:02 il y a quelque chose qui est autorisé,
03:06 et qui n'est pas sans lien avec une accusation actuelle
03:09 contre les Juifs d'appartenir à un groupe privilégié.
03:13 Parce que c'est ça la rhétorique la plus commune aujourd'hui,
03:16 elle a été présente dans l'histoire.
03:17 Vous savez, comme je le disais il y a un instant,
03:19 on a accusé les Juifs de tout et de son contraire,
03:22 mais aujourd'hui, je dirais la petite musique de fond la plus présente,
03:26 c'est cette idée que les Juifs auraient un peu plus de chance que les autres,
03:30 un peu plus d'argent, un peu plus de bénédiction,
03:32 et que sais-je, tout ça c'est un fantasme collectif.
03:34 Et on a beau, à l'appui de chiffres,
03:36 démontrer que ce n'est pas vrai,
03:37 que la pauvreté touche tout le monde de la même manière, etc.
03:40 Il y a quand même un résidu très fort de cette idée
03:44 que les Juifs auraient un privilège particulier.
03:46 C'est très dur de lutter contre ça,
03:48 parce que par définition, c'est un fantasme.
03:50 Lorsqu'on les interroge, ces étudiants juifs
03:52 disent aussi davantage craindre aujourd'hui les actions violentes
03:56 de la part de l'extrême gauche que de l'extrême droite.
03:58 Donc ça veut dire quoi ?
03:59 Qu'avant les Juifs de France avaient peur du parti de Marine Le Pen,
04:02 et aujourd'hui ils craignent celui de Jean-Luc Mélenchon ?
04:04 Je crois que l'antisémitisme peut venir de partout,
04:06 et on le sait, dans l'histoire, il est venu de partout.
04:09 Mais précisément, vous voyez, par exemple,
04:11 la rhétorique traditionnelle de l'extrême droite a été pendant longtemps
04:14 que les Juifs n'étaient pas vraiment des éléments de la nation,
04:17 qu'ils étaient comme étrangers,
04:18 comme s'ils étaient des outsiders qu'on n'aurait pas pu complètement intégrer.
04:22 C'est une forme de xénophobie contre les Juifs.
04:24 Aujourd'hui, se développe beaucoup plus un discours
04:27 qui malheureusement est fréquent dans une certaine extrême gauche,
04:29 qui consiste à dire que non seulement les Juifs sont des insiders,
04:32 mais ils le sont un peu plus que nous.
04:34 Ils ont accès au pouvoir, ils ont accès aux élites ou que sais-je encore.
04:37 Beaucoup de gens connaissent ces fantasmes,
04:39 ils sont tellement véhiculés.
04:40 Et c'est vrai qu'aujourd'hui, certains à l'extrême gauche
04:43 construisent et contribuent à construire ce discours.
04:46 Et encore une fois, j'y reviens,
04:48 ça ne veut pas dire que les gens qui incitent à ce discours sont antisémites.
04:51 Mais ils ouvrent la boîte de Pandore d'un antisémitisme
04:54 qui n'attend que cela pour se nourrir.
04:57 L'antisémitisme, il s'exprime dans les facs, disent les étudiants,
05:00 il s'exprime aussi dans les stades.
05:01 On a entendu ces dernières semaines, Deschamps, antisémite et homophobe.
05:05 C'est le cas aussi en Allemagne, en Italie.
05:07 Faut-il sanctionner ? Faut-il éduquer ? Ou les deux ?
05:11 Sans doute les deux.
05:13 Mais la chose la plus urgente à faire, c'est évidemment d'éduquer,
05:17 c'est-à-dire de pointer, à chaque fois que les gens sont témoins,
05:19 sans s'en rendre compte, pointer du danger.
05:22 Parce que souvent, les gens, la façon dont s'exprime chez eux
05:25 une forme de langage antisémite, c'est sur le mode de la blague.
05:28 Alors, dès qu'ils disent que ce ne serait pas très grave,
05:29 vous voyez, à titre personnel,
05:30 moi, j'ai été témoin des milliers de fois dans ma vie de petites blagues
05:34 que les gens ne jugent pas graves,
05:35 ou d'expressions qui sont des résidus forts d'antisémitisme,
05:38 des expressions populaires.
05:39 Combien de fois, des amis à moi ont témoigné qu'ils entendaient au quotidien
05:43 des gens qui disent "arrête de faire ton juif",
05:45 "de manger en juif", vous savez, toutes ces petites expressions
05:48 qui sont des résidus, dans notre société, d'un antisémitisme profond.
05:51 Mais souvent, les gens, quand ils les énoncent ou les prononcent,
05:54 n'ont pas l'impression de faire quelque chose de très grave.
05:56 Et je pense que c'est pour ça qu'il y a une remise en question collective
05:59 qui passe par l'éducation, mais aussi une sorte d'autocritique
06:03 sur ce qu'on véhicule dans notre attitude, notre langage,
06:06 y compris dans des lieux quotidiens, comme les stades,
06:10 avec en plus la force de la foule.
06:12 On sait à quel point la psychologie de la foule est propice à encourager ça.
06:16 On a beaucoup parlé ces derniers jours également
06:19 du harcèlement scolaire, de sexisme,
06:21 de ces acteurs, actrices, homosexuels qui ne trouvent pas de boulot,
06:25 même de la Corse qui va vers son autonomie,
06:27 alors ce sont des sujets très différents à chaque fois et certains dramatiques,
06:30 mais on a le sentiment que tout se touche plus ou moins à la question de l'identité.
06:34 Oui, c'est l'obsession du moment, pour le meilleur et pour le pire.
06:37 On vit ces dernières années dans un temps où chacun est invité à,
06:42 ou choisit de, se définir comme n'étant que quelque chose.
06:45 Moi, j'ai remarqué ces dernières années que de plus en plus souvent,
06:48 on me demande de parler que en tant que juive,
06:51 où les gens vont se définir uniquement en tant qu'homosexuel,
06:55 en tant que chrétien, en tant que végane, etc.
06:59 Et c'est assez fou quand on y réfléchit parce qu'aucune de nos identités n'est monolithique.
07:04 On est tous des identités composites, mille feuilles.
07:07 Moi, effectivement, je pourrais me définir de bien des manières pour raconter qui je suis.
07:11 C'est pour ça que vous dites dans ce texte,
07:13 "Il n'y a pas de hajar, monologue contre l'identité",
07:15 que l'identité, c'est de la merde, c'est une saloperie.
07:18 Mais alors c'est le personnage qui l'est, c'est pas moi.
07:19 Bien entendu, le personnage que j'ai inventé va très loin dans sa colère
07:23 et dans sa rage contre l'identité.
07:25 Mais je pense que si je devais utiliser à mon compte cette expression,
07:28 je dirais que l'identité est de la merde ou problématique
07:31 quand elle nous fait croire qu'on est rien d'autre qu'un élément de soi,
07:35 qu'on est rien d'autre qu'un appauvrissement de soi,
07:37 un petit bout un peu ridicule parmi toutes nos définitions possibles.
07:43 Quand il s'agit d'une assignation identitaire à résidence,
07:47 quand on n'a pas la possibilité d'aller ailleurs, alors on est foutu.
07:50 Pour terminer, je voulais juste...
07:51 On parle d'identité, on parle de genre aussi.
07:53 Je vais vous montrer la une de Elle cette semaine.
07:56 On y voit la drag queen Keïona, qui a remporté fin août Drag Rave France.
08:00 Keïona qui bouscule le mot "elle" dans cette couverture.
08:04 Qu'est-ce que ça vous inspire ?
08:05 C'est extraordinaire aujourd'hui de penser qu'on peut se réinventer.
08:11 En fait, aujourd'hui, ça illustre très, très bien
08:13 le fait qu'on a une possibilité de se réinventer,
08:16 mais dans une certaine limite.
08:17 Et c'est tout le débat passionnant aujourd'hui.
08:18 C'est que, en fait, notre identité,
08:20 c'est ni notre naissance et une assignation à domicile,
08:23 ni non plus complètement notre fantasme, notre désir.
08:27 Moi, je dis toujours que pour moi, l'identité,
08:28 c'est une façon de faire quelque chose de sa naissance,
08:31 d'emmener ce qu'on a été vers un ailleurs.
08:34 Et voilà, cette une, sans doute, nous invite à réfléchir à nos possibles à nous.
08:38 Qu'est-ce qu'on fait avec notre naissance ?
08:40 Merci beaucoup, Delphine Orvilleur.
08:42 Je rappelle que l'adaptation de votre livre "Il n'y a pas de Ajard"
08:45 sera à découvrir sur les scènes de France
08:47 et avec sur scène la comédienne Johanna Nizar.
08:50 Merci beaucoup. Merci à vous.
08:51 Merci à toutes les deux.

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