L’historien Arnaud Teyssier était l’invité des Visiteurs Du Soir ce dimanche 1er octobre sur CNEWS. Il s’est exprimé au sujet de la question de la démocratie en France : «Il y a au cœur de la démocratie une frustration originelle»
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00:00 gouverner une démocratie de 70 millions d'habitants,
00:03 ça ne peut pas se faire à la manière de la démocratie grecque,
00:06 qui par ailleurs présente des caractéristiques assez peu démocratiques.
00:10 Mais enfin, ce n'est pas le débat du jour.
00:12 Je crois qu'il y a au cœur,
00:13 ça a été très bien expliqué dans un ouvrage récent
00:15 par un grand politologue qui est Yves Mény,
00:17 il y a au cœur de la démocratie une frustration originelle,
00:21 qui est qu'elle repose sur la souveraineté du peuple
00:23 et que le peuple est presque immédiatement,
00:26 se voit presque immédiatement confisquer cette souveraineté
00:28 parce que pour l'exercer concrètement,
00:29 il faut qu'il la délègue.
00:31 D'où la démocratie représentative avec différentes formes.
00:35 Alors la France, sur le plan constitutionnel,
00:37 la révolution, ça a été plutôt un désastre, il faut bien le dire.
00:40 Et il a fallu le passage par la moulinette consulaire et impériale
00:43 pour remettre les choses un peu en ordre
00:45 et ensuite on a expérimenté à peu près tous les régimes.
00:47 Il faut bien voir que la construction de la démocratie en France
00:49 a été longue, difficile
00:51 et qu'on a vraiment tout expérimenté,
00:53 toutes les formes d'empires, de monarchies constitutionnelles,
00:55 toutes les formes de républiques.
00:57 Donc c'est difficile la démocratie par nature
00:59 parce que le peuple, effectivement,
01:01 il y a une frustration d'origine
01:03 qui s'atténue lorsque la démocratie montre
01:05 qu'elle est synonyme de progrès.
01:07 Et à partir du moment où elle apporte du progrès et du bien-être
01:10 et une certaine justice sociale,
01:12 évidemment imparfaite,
01:14 mais on a bien vu comment la Troisième République
01:16 et la Quatrième République
01:17 et puis la Cinquième République
01:18 ont mis en avant la question sociale
01:20 parce qu'il est évident qu'il y a une dimension sociale dans la démocratie.
01:23 Ce n'est pas seulement des libertés politiques,
01:25 c'est une dimension sociale.
01:27 Donc il a fallu beaucoup de temps pour arriver au modèle de la Ve République
01:30 qui n'est pas un modèle parfait de démocratie représentative.
01:34 On cumule sous la Ve,
01:35 la démocratie représentative et la démocratie directe.
01:38 L'article 3 de la Constitution dit
01:40 "le peuple est souverain",
01:42 il exerce sa souveraineté par deux voies
01:43 qui sont mises sur le même plan,
01:45 l'élection de ses représentants et le référendum.
01:49 – Oui mais il n'a pas l'initiative du référendum.
01:50 – Voilà, bien sûr, mais quand même.
01:53 Et l'élection du président de la République
01:54 au suffrage universel est passée en 1962.
01:56 Donc il y a un équilibre dans la Ve République
01:59 qui est assez judicieux puisqu'il tire les leçons
02:01 de deux siècles laborieux d'échecs et de recherches démocratiques
02:06 pour essayer d'atténuer cet effet de frustration démocratique
02:08 dont De Gaulle était très conscient.
02:10 C'est lui qui avait remis à l'honneur le référendum en 1945,
02:13 en même temps d'ailleurs qu'il donnait le droit de vote aux femmes,
02:15 parce qu'il ne faut pas oublier que le droit de vote des femmes
02:18 est quelque chose d'assez récent en France.
02:20 – Et n'existait pas dans la démocratie athénienne non plus.
02:22 – Qui n'existait nulle part, je tiens à le rappeler.
02:25 – Ni sous la Révolution française.
02:27 Donc l'idée de De Gaulle et de la Constitution de 1958,
02:29 et pas seulement de De Gaulle, des constituants,
02:31 c'était d'avoir une sorte d'équilibre.
02:32 Alors je crois qu'aujourd'hui il y a une frustration démocratique,
02:35 ce qui est certain, qui ne vient pas des défauts inhérents
02:38 à la démocratie représentative ni à la démocratie directe,
02:40 mais qui vient de trois phénomènes.
02:42 Le premier phénomène c'est le climat lié à la mondialisation
02:45 et ce sentiment qu'ont les citoyens dans les démocraties occidentales
02:50 que finalement on ne leur promet plus du bien-être,
02:52 qu'on leur dit simplement, et là je rejoins votre propos,
02:57 on leur dit simplement de s'adapter à un monde,
02:59 à s'adapter à la mondialisation,
03:00 donc c'est une première source de frustration.
03:02 La contrepartie qui est à la base du contrat démocratique n'existe plus,
03:06 puisqu'on ne vous propose plus du progrès,
03:09 mais la transition écologique, un horizon assez sombre,
03:14 et tout cela évidemment est une source de frustration.
03:16 Et puis il y a une deuxième source de frustration,
03:18 c'est que les institutions de la Ve République ne marchent plus
03:21 de la manière dont elles ont été conçues,
03:23 c'est-à-dire qu'il n'y a plus de référendum,
03:25 on a élargi le champ du référendum en 1995,
03:28 mais les gouvernants ont peur de s'en servir,
03:30 surtout depuis la suite 2005,
03:32 puisque la réponse n'était pas celle qui était attendue ou espérée.
03:35 Donc là on voit bien quand même que le peuple s'exprime,
03:37 même si il s'exprime de manière collective,
03:39 il s'exprime, il dit quelque chose qui ne correspond pas
03:41 à ce qui est attendu par le pouvoir en place,
03:43 donc il va contourner, comme l'a fait Nicolas Sarkozy,
03:45 il va passer par d'autres voies,
03:47 et donc le référendum tombe en désuétude.
03:49 Donc ce mélange, je trouve, assez original,
03:53 et qui est le fruit encore une fois de deux siècles
03:55 de laborieuses constructions démocratiques.
03:58 Cette construction originale, qui est la Ve République justement,
04:00 cette combination de démocratie directe
04:03 et de démocratie représentative,
04:05 elle ne marche plus à cause de ce phénomène,
04:07 de cette appréhension de la mondialisation,
04:09 c'est pas propre à la France,
04:10 à cause aussi de ce déséquilibre,
04:11 c'est comme si les institutions marchaient sur une seule jambe.
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