Un anniversaire au cyanure - Pierre Bellemare, Les Histoires Extraordinaires

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Un anniversaire au cyanure - Pierre Bellemare, Les Histoires Extraordinaires

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00:00 Extra-ordinaire.
00:02 On donne souvent à ce mot une signification inexacte.
00:06 On l'emploie pour désigner une chose merveilleuse, féérique ou fantastique.
00:11 Or, extra-ordinaire veut dire tout simplement hors du commun.
00:15 Des situations peuvent être hors du commun.
00:18 Des comportements humains peuvent également être hors du commun.
00:22 L'histoire que je vais vous raconter maintenant, et qui m'a tourmenté pendant des années,
00:27 est réellement extra-ordinaire.
00:30 Jugez-en plutôt.
00:32 Je me souviens que ce mois d'octobre-là était exceptionnellement doux.
00:37 À Sarrebourg, en Moselle, les organisateurs de la fête de la bière se réjouissent.
00:42 Des tables sont dressées sur les trottoirs, les langues se délient sous l'effet de l'alcool.
00:47 C'est l'occasion de faire de nouvelles rencontres.
00:50 Vers 2h du matin, une jeune femme, très discrète,
00:54 surveille du coin de l'œil les allées et venues des passants.
00:57 C'est Sophie Brune, récemment promue inspectrice de police.
01:01 Sophie est incapable de se douter, bien sûr, que dans un instant,
01:06 la fête va tourner au cauchemar.
01:09 C'est après cette histoire que j'ai quitté la province.
01:23 J'ai toujours détesté la fête de la bière.
01:25 J'y suis jamais allée d'ailleurs.
01:27 Mais ce soir-là, j'étais obligée de me mêler au braillard sous,
01:33 qui empestait l'alcool.
01:35 J'étais furieuse.
01:38 J'avais l'impression de perdre mon temps.
01:40 Et quand mon téléphone a sonné, je me suis dit, tiens,
01:44 encore une querelle d'ivrogne.
01:47 C'était la fête de la bière. Il y avait un monde fou dans la brasserie.
01:50 Et moi, mes consommateurs, je les soigne.
01:52 Et je fais ce que je peux pour surveiller parce que je veux pas de bagarres ici.
01:55 Pensez donc, c'est le moment de l'année où on fait le plus gros chiffre à l'affaire.
01:59 J'avais bien vu ce type-là, avec la tête posée entre ses bras.
02:02 Mais bon, comme à cet heure-ci, la moitié des gens sont ivres morts,
02:06 j'ai pas vraiment fait attention.
02:08 Et puis, j'ai vu un homme qui avait un petit peu de chance.
02:11 Il avait un petit peu de chance, mais il avait pas de chance.
02:14 J'ai pas vraiment fait attention.
02:16 Et puis, avec tout ce va-et-vient, on peut pas tout voir.
02:19 La voix au bout du fil était très pressante.
02:24 "Vite, venez vite, à la brasserie du coin, ça peut pas attendre."
02:29 Tout d'abord, j'ai cru que le clip en tenait une bonne.
02:32 Il bougeait pas d'un poil.
02:34 Mais quand quelqu'un l'a bousculé et qu'il a pas bronché,
02:36 alors là, là, j'ai commencé à me poser des questions.
02:39 Je me suis approché de lui et j'ai tenté de le secouer un peu.
02:42 Oh ! J'ai eu un sacré coup au cœur.
02:45 Il était mort !
02:47 Je me suis dit que, voilà, ça avait mal tourné pour un client.
02:54 Un mec qui avait trop bu, il avait roulé sous la table.
02:58 Je suis allé à la porte et j'ai attendu l'inspecteur avec un médecin qui était dans la salle.
03:03 Je tremblais, mon ami.
03:05 J'arrivais pas à aligner une phrase.
03:07 Faut dire, c'est quand même la première fois que j'ai eu un mort dans mon bar.
03:10 J'espère bien la dernière.
03:12 Heureusement.
03:13 Heureusement, le tout-bib était là pour expliquer la situation à la jeune inspectrice.
03:17 Le pauvre ! J'avais l'impression qu'il avait vu le diable.
03:20 Y avait un autre homme avec lui. Un médecin.
03:24 C'est lui qui m'a expliqué que le gamin était pas mort de cause naturelle.
03:28 Non, il avait les lèvres bleues et...
03:31 Il empestait la monde.
03:33 Cette odeur est caractéristique du cyanure, m'a dit le médecin.
03:37 Du poison.
03:38 Du poison qu'on avait certainement versé dans sa chope de bière.
03:42 Sophie Brunes attend à constater le décès d'un soifard.
03:53 Et elle se retrouve devant un homme foudroyé par une dose de cyanure.
03:58 La victime est un homme blond, encore jeune, habillé sobrement.
04:02 Un garçon bien mis.
04:04 Un de ceux qui n'attirent pas d'histoire.
04:06 L'inspectrice est perplexe.
04:08 Si cet homme a été empoisonné au cyanure, il s'agit de toute évidence d'un meurtre !
04:14 D'un meurtre commis avec préméditation !
04:17 Mais qu'est-ce qu'il avait bien pu faire ce jeune homme pour mériter une telle fin ?
04:21 C'est vrai, le patron du bar m'avait affirmé avoir rien remarqué d'anormal, mais enfin quand même.
04:26 Non, j'étais bien décidée à trouver un indice, une trace, un début de piste pour m'aider à éclaircir cette histoire.
04:33 J'avais à peine eu le temps de sortir mon calepin pour noter deux, trois trucs.
04:36 Un agent en uniforme m'a déboulé dans la salle, il m'a prise par le coude, il m'a poussée vers la porte.
04:42 Il m'a dit "Chef, je vous cherche partout, il y a eu un malheur à l'instant même à la brasserie d'en face."
04:48 J'ai eu une drôle d'intuition.
04:53 Je me suis demandé si le meurtrier avait pas frappé une seconde fois.
04:57 Non mais quand j'y repense ça a été assez impressionnant parce que ça aurait dû être moi la deuxième victime.
05:03 Et heureusement que j'ai refusé ce dernier.
05:05 Je sais pas pourquoi je l'ai refusé, surtout ce soir-là, à la fin de la nuit, on peut penser.
05:08 J'ai traversé la rue, tout était normal, les gens ne semblaient pas être au courant.
05:19 Dans l'arrière-salle derrière le bar, il y avait un jeune type allongé sur un matelas.
05:24 Il avait l'air d'avoir à peu près le même âge que le premier.
05:28 Lui aussi il avait les lèvres bleues et il dégageait cette odeur d'amande si particulière.
05:32 Je me suis vraiment demandé si la série allait s'arrêter là.
05:36 Elle était nerveuse la jeune inspectrice.
05:39 Elle m'a posé plein de questions et ça m'a mis très mal à l'aise.
05:42 Et quand j'y repense c'est dingue parce que moi j'avais vu l'assassin.
05:46 Je l'ai vu, il est venu me parler.
05:49 Et le comble, c'est qu'il est venu me proposer un verre.
05:51 Il arrive, très sympa en plus, voilà c'est mon anniversaire, c'est aujourd'hui.
05:55 J'ai 60 ans, ça me fait plaisir, je vous offre un verre.
05:58 Très con ensemble.
05:59 Et j'ai trouvé ça un peu louche quand même parce que moi je me méfie toujours un petit peu des gens.
06:03 Vous savez qui viennent vous accoster comme ça, très gentils.
06:06 Je trouvais ça un peu décalé quoi, surtout dans une fête de la bière, un pub.
06:09 Tout le monde était un peu arrosé.
06:11 Lui je le trouvais un peu intriguant.
06:13 Mais j'ai bien fait.
06:14 Heureusement il a pu me faire une description assez précise de l'assassin.
06:18 Très chic, genre grand bourgeois de province.
06:23 Le crâne un peu dégarni, les tempes grisonnantes.
06:26 Pas très grand.
06:27 D'après lui, c'était plutôt le genre d'homme qui parle politique dans un salon.
06:30 Pas vraiment le genre à boire dans une brasserie le soir de la fête de la bière.
06:34 Donc le type s'est retourné, il a interpellé un jeune homme un petit peu plus loin.
06:39 Même cinéma, il lui paye un verre.
06:42 Le jeune homme prend sa pinte, à la tienne, il trinque avec le vieux.
06:46 Et boum, le jeune tombe par terre.
06:49 J'ai tout de suite compris qu'il était mort.
06:52 Alors ensuite, j'ai essayé de rattraper le vieux bonhomme.
06:55 Mais bon, il y avait une espèce de panique générale, ça se bousculait, c'était un peu le chaos, tout le monde criait.
07:00 Et puis le vieux était plus rapide que moi.
07:02 Mais je me souviens qu'avant de partir, il a eu le temps de me faire un petit signe de la main pour me disparaître.
07:08 Des hommes de 60 ans, petits, avec le crâne dégarni.
07:11 Il y en avait à la pelle dans la ville.
07:13 Mais on avait plus.
07:15 Merci.
07:16 Son côté grand bourgeois de province.
07:19 Ah oui, qu'est-ce qu'il venait faire là ?
07:21 En tout cas, une chose était évidente.
07:23 Il frappait au hasard.
07:25 Ses victimes n'avaient pas été choisies à l'avance.
07:27 Alors j'ai tout de suite demandé qu'on surveille toutes les brasseries du quartier.
07:31 Et bah oui, il fallait qu'on soit sûrs de le coincer avant qu'il ne frappe à nouveau.
07:35 J'ai installé mon PC dans le premier café.
07:38 Mes hommes venaient toutes les heures me faire leur rapport.
07:41 Vraiment.
07:42 Je commençais sérieusement à me dire que le type s'était barré quand un policier est venu me dire qu'il y avait eu de nouveaux meurtres.
07:49 Sophie Brune s'assoit lourdement sur sa chaise.
07:51 La fête tourne au carnage.
07:53 La jeune inspectrice se sent responsable de la mort de quatre hommes innocents au cours de sa fuite.
07:58 L'assassin a frappé deux fois encore, choisissant pour cible ceux qui se trouvaient par hasard sur sa route.
08:03 Sophie réfléchit à toute vitesse.
08:06 Et une petite phrase énigmatique lui revient alors en mémoire.
08:10 Un propos rapporté par son témoin.
08:13 J'ai 60 ans aujourd'hui.
08:17 C'est le seul fil auquel elle peut encore se raccrocher.
08:21 Il fallait que j'aille consulter l'ordinateur central du commissariat.
08:26 Là j'ai établi la liste de tous les hommes de la région et un 3 octobre.
08:30 Oh, il n'y avait qu'une vingtaine de noms.
08:32 Euh, j'en connaissais certains mais il y a tout de suite un nom qui a attiré mon attention.
08:36 Ahmede Saint-Claire.
08:38 C'est le type le plus riche de la région.
08:40 Sa famille avait fait fortune dans les Assyries.
08:43 Et il possédait un château à quelques kilomètres de Sarrebourg.
08:46 Une grande bâtisse du 19ème siècle.
08:48 Monsieur Ahmede, ça a toujours été un original.
09:00 Je dirais même un excentrique.
09:04 Je me souviens quand il allait à des soirées mondaines, il mettait souvent une perruque à cause de son crâne dégarni.
09:10 Mais pas n'importe quelle perruque, non, non.
09:12 Une perruque Louis XV parce que il aimait bien se faire remarquer.
09:16 Par exemple, pour le cinquantième anniversaire de Madame, il lui offrait un dîner aux chandelles.
09:20 Avec du champagne.
09:22 Ben pas ici dans la salle à manger, non, non.
09:24 Là-haut. Dans une montgolfière, au-dessus du château.
09:27 Enfin tout ça pour vous dire que Monsieur Ahmede, quand il voulait s'offrir quelque chose, il se l'offrait tout de suite.
09:33 Et sans se soucier du candidaton.
09:35 Je me demandais vraiment comment aborder Ahmede Saint-Claire.
09:44 Simple visite de formalité ? Non.
09:47 Impossible. S'il était coupable, il cherchera la moindre occasion de se faire la malle.
09:52 Moi je pouvais pas non plus l'accuser sans preuve.
09:55 Il restait plus que l'interrogatoire de routine et il fallait que je sois assez maligne pour le faire avouer.
10:01 Quand je suis arrivée au château, son domestique m'attendait.
10:05 Ahmede Saint-Claire savait que j'allais venir.
10:09 Je commençais vraiment à me dire qu'il avait quelque chose à se reprocher.
10:13 Et là où il a commencé à avoir des drôles de manistes à la mort de sa femme.
10:16 Il s'est retrouvé tout seul le pauvre.
10:19 Leur fils unique était mort à la guerre, il n'y avait plus aucune famille.
10:23 Et un jour je suis passé devant son bureau et je l'ai surpris en grande conversation.
10:26 Je me suis dit "Tiens, Monsieur Ahmede a de la visite".
10:28 Alors j'ai jeté un coup d'œil discret.
10:30 Personne.
10:32 Ah mais je vous jure, personne.
10:33 Monsieur tenait le portrait de Madame dans une main, un verre de liqueur dans l'autre et il trinquait.
10:39 Alors là j'ai quand même commencé à me poser des questions.
10:43 Sophie Brune suit le domestique dans le salon du milliardaire.
10:47 Quand elle pénètre dans la pièce au mur couvert de portraits de sa femme et de son fils,
10:52 un médélatant sereinement assis dans un fauteuil, un verre de champagne à la main.
10:59 Le témoin ne s'est pas trompé.
11:02 L'homme de petite taille au crâne dégarni correspond exactement à cette description.
11:10 Alors là j'ai entendu "Monsieur, bienvenue inspecteur, je vous attendais.
11:15 Je me doutais bien que vous alliez me retrouver après l'imprudence que j'avais commise en parlant de mon 60e anniversaire,
11:20 mais bravo, vous avez été futé et rapide".
11:24 Sur le coup, je n'ai pas compris pourquoi il parlait comme ça à la jeune femme de la police.
11:31 Et après j'ai entendu la conversation qui a suivi.
11:34 Et bien là j'ai compris, Monsieur Ahmede, il avait commis la folie de trop.
11:40 Bien sûr, il n'avait pas la tête d'un assassin, on ne peut pas dire ça.
11:43 Non, plutôt bel homme et distingué, du genre à ouvrir la porte aux dames.
11:48 Et bien cet homme riche et respecté m'a avoué bien tranquillement ses meurtres.
11:54 Il m'a fait asseoir en face de lui et il m'a avoué que depuis qu'il était petit, on ne lui avait jamais rien refusé.
12:00 Alors pour son anniversaire, il avait décidé de s'offrir quelque chose de totalement inaccessible.
12:04 Un cadeau très spécial, un quadruple meurtre.
12:09 Cynique, désespéré ou fou, Ahmede et Sinclar ?
12:13 Sans doute les trois à la fois.
12:15 Sophie Brune frémit d'horreur devant cet homme qui dit avoir tué par plaisir.
12:21 Et quand il ajoute "Vous pensez vraiment que ces hommes abîmés de bière méritaient de vivre ?"
12:27 Sophie suffoque d'indignation.
12:30 Elle fait un pas vers l'homme pour le faire taire.
12:33 Mais Sinclar lève déjà son verre de champagne.
12:37 Et avant que l'inspectrice ait eu le temps de réagir, il porte la main à sa bouche et bascule dans son fauteuil.
12:45 Sophie se penche sur la dernière victime de la fête de la bière.
12:50 Une victime aux lèvres bleues, dans la pièce silencieuse, flotte une légère odeur d'amande si caractéristique.
13:01 !

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