Yves Thréard reçoit David Diop enseignant-chercheur spécialiste de la littérature du XVIIIème siècle et écrivain.
Comment raconter l'Afrique ? C'est la question fondamentale de cet entretien dans lequel l'écrivain David Diop tente de répondre à travers son parcours personnel. Son métissage, la littérature, la forme romanesque, le français sa langue maternelle et sa « langue d'écrivain » ; c'est avec ces thèmes qu'il créer des ponts entre ses deux origines, sénégalaise et française. L'auteur de « Frère d'âme » considère le mélange des cultures comme une richesse qui lui a ouvert l'esprit et qu'il nourrit grâce à la littérature. C'est en effet en s'appropriant la langue française qu'il a choisi d'écrire ses romans. Selon lui, « Senghor a travaillé à faire de la langue française une langue africaine », il souhaite à son tour travailler le français afin de l'enrichir « pour y faire entrer un autre horizon culturel ». Sans volonté de didactisme, il décrit sa littérature comme un moyen de « donner des éléments au lecteur pour qu'à partir de sa propre imagination il se fasse une idée du monde dans lequel je veux le plonger ». Même si ses romans abordent des sujets parfois sombres et difficiles, il n'en reste pas moins optimiste pour l'avenir de l'Afrique.
Soixante ans après la vague des indépendances, l'Afrique, berceau de l'humanité, est présentée aujourd'hui comme celui de l'avenir, le continent du XXIème siècle. Pourquoi cet engouement soudain, souvent motivé par des motifs économiques ? Dans un contexte international en perpétuel mouvement, Yves Thréard s'intéresse à l'influence grandissante de l'Afrique sous tous ses aspects, en donnant à la parole à Calixthe Beyala, Oswalde Lewat, Alain Mabanckou, Boualem Sansal et Lionel Zinsou, pour des « Souvenirs et avenir d'Afrique ».
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Comment raconter l'Afrique ? C'est la question fondamentale de cet entretien dans lequel l'écrivain David Diop tente de répondre à travers son parcours personnel. Son métissage, la littérature, la forme romanesque, le français sa langue maternelle et sa « langue d'écrivain » ; c'est avec ces thèmes qu'il créer des ponts entre ses deux origines, sénégalaise et française. L'auteur de « Frère d'âme » considère le mélange des cultures comme une richesse qui lui a ouvert l'esprit et qu'il nourrit grâce à la littérature. C'est en effet en s'appropriant la langue française qu'il a choisi d'écrire ses romans. Selon lui, « Senghor a travaillé à faire de la langue française une langue africaine », il souhaite à son tour travailler le français afin de l'enrichir « pour y faire entrer un autre horizon culturel ». Sans volonté de didactisme, il décrit sa littérature comme un moyen de « donner des éléments au lecteur pour qu'à partir de sa propre imagination il se fasse une idée du monde dans lequel je veux le plonger ». Même si ses romans abordent des sujets parfois sombres et difficiles, il n'en reste pas moins optimiste pour l'avenir de l'Afrique.
Soixante ans après la vague des indépendances, l'Afrique, berceau de l'humanité, est présentée aujourd'hui comme celui de l'avenir, le continent du XXIème siècle. Pourquoi cet engouement soudain, souvent motivé par des motifs économiques ? Dans un contexte international en perpétuel mouvement, Yves Thréard s'intéresse à l'influence grandissante de l'Afrique sous tous ses aspects, en donnant à la parole à Calixthe Beyala, Oswalde Lewat, Alain Mabanckou, Boualem Sansal et Lionel Zinsou, pour des « Souvenirs et avenir d'Afrique ».
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NewsTranscription
00:00 "Uncatchable", Alexandr Zhelanov
00:02 ...
00:26 -David Diop,
00:27 est-ce que ce sont les écrivains qui racontent le mieux l'Afrique ?
00:31 -Alors...
00:32 L'Afrique peut être racontée par tous ceux qui y vivent,
00:36 je pense, pas simplement les écrivains.
00:38 Et puis, la raconter à qui,
00:41 ça aussi, c'est une question.
00:44 Peut-être que moi, je raconte l'Afrique
00:46 à des gens qui n'y ont jamais été,
00:48 mais c'est pas toute l'Afrique, c'est mon Afrique.
00:51 -C'est votre Afrique à vous.
00:53 -Et chacun a une expérience vraiment personnelle de l'Afrique,
00:57 moi, elle est liée à mon enfance,
01:00 à mon père, ma mère...
01:01 -Ironie, vous êtes franco-sénégalais.
01:04 -Voilà, donc...
01:05 Et puis, elle est liée aussi à une époque,
01:08 parce que ma jeunesse, que j'y ai passée,
01:10 eh bien, elle s'éloigne.
01:12 -Vous avez fait toutes vos études là-bas,
01:15 les premières études, quoi, l'école primaire...
01:18 -L'école primaire, le collège, le lycée.
01:21 -Le lycée. -Oui.
01:23 -Y a-t-il un paradoxe, aujourd'hui,
01:25 parce qu'on dit que l'Afrique, c'est le continent de l'oralité,
01:28 le Sénégal, singulièrement, celui des griots,
01:31 et y a de plus en plus d'écrivains qui racontent l'Afrique,
01:34 justement, pas uniquement au Sénégal, bien sûr, mais partout.
01:38 Y a une foison d'écrivains, aujourd'hui.
01:41 -Oui, oui, dans chaque pays, après, l'Afrique est très grande,
01:44 mais dans chaque pays africain,
01:46 y a des écrivains qui...
01:48 écrivent l'Afrique,
01:53 qui la racontent, comme vous l'avez dit tout à l'heure,
01:55 mais contrairement à ce qu'on pense,
01:58 l'écrit, en tout cas en Afrique de l'Ouest,
02:01 existe depuis très longtemps.
02:03 On a retrouvé des textes et des manuscrits...
02:06 -Les manuscrits de Tombouctou, notamment, au Mali.
02:09 -Au Mali.
02:10 Et on sait qu'au Sénégal, par exemple,
02:13 y avait des transcriptions du Wolof,
02:15 mais avec l'alphabet arabe.
02:17 -Le Wolof, c'est la langue la plus usitée au Sénégal.
02:22 -Oui, c'est une langue verticulaire.
02:24 Et donc, l'écrit est fort ancien en Afrique.
02:28 Après, la pratique de la littérature,
02:31 de l'écriture, elle est arrivée
02:34 sous la forme écrite, évidemment,
02:37 au moment de la colonisation.
02:39 Mais je sais, mon père me le racontait,
02:42 qu'il y avait des joutes de poètes
02:44 et des improvisations poétiques
02:47 qui ne relevaient pas simplement
02:51 du griottisme, qui n'appartenait pas simplement aux griots,
02:54 et il y avait un goût pour la langue et pour la littérature,
02:58 la poésie, qui existait avant l'écriture,
03:01 à côté de l'écriture.
03:03 Et donc, ensuite, les formes prises par le roman, par exemple,
03:08 c'est une façon de raconter une histoire
03:11 qui appartient à l'Occident.
03:13 Eh bien, cette forme-là a été introduite
03:17 au moment de la colonisation.
03:19 -Aujourd'hui, il y a des écrivains
03:21 qui écrivent exclusivement en langue vernaculaire,
03:24 notamment en Wolof, au Sénégal ?
03:26 -Pas exclusivement. J'ai en tête un écrivain
03:29 qui s'appelle Boubacar Boris Diop.
03:31 -Votre homonyme ?
03:33 -On partage le même nom,
03:35 mais on n'est pas de la même famille.
03:37 -Tous de la même famille.
03:38 -Lui s'illustre par cette possibilité
03:42 qu'il s'est donné à lui-même d'écrire en français.
03:45 C'est un très bon écrivain en français,
03:48 mais aussi, également, en Wolof.
03:50 Il traduit lui-même ses livres,
03:53 parfois ses romans, du français en Wolof.
03:57 -La forme romanesque, vous dites, c'est le colon qu'il a apporté.
04:00 C'est une forme, je dirais, occidentale,
04:05 d'une certaine façon.
04:06 Vous, c'est votre principale façon de raconter,
04:11 et vous racontez en français.
04:12 Vous êtes en langue française.
04:14 Est-ce que c'est votre univers, la francophonie ?
04:17 Vous vous en revendiquez, ou au contraire,
04:20 est-ce que c'est quelque chose
04:23 que vous voulez arranger à votre façon ?
04:26 -En fait, la francophonie, c'est une institution.
04:32 Ma langue maternelle, c'est le français.
04:34 Ma mère est française, et ce que je fais avec le français,
04:38 c'est que j'en fais ma langue d'écrivain.
04:41 Et comme j'ai deux sensibilités culturelles,
04:45 eh bien, je travaille le français
04:47 pour y faire entrer un autre horizon culturel.
04:51 Et donc, c'est un travail sur la langue.
04:55 C'est un travail, finalement, d'enrichissement du français
04:59 par un contexte, des univers culturels
05:04 qui sont très différents
05:06 de l'univers culturel des Français de métropole.
05:10 Et ça, je l'appelle pas la francophonie.
05:14 Pour moi, c'est naturel, en fait.
05:16 C'est ma langue d'écrivain.
05:18 Il y a un écrivain que vous connaissez
05:21 qui s'appelle Amado Kuruma. -Amado Kuruma, bien sûr.
05:24 -Amado Kuruma, pour moi... -Il est ivoirien, lui.
05:27 -Lui, il est ivoirien, et c'est un des premiers écrivains
05:30 d'expression française qui s'est approprié le français.
05:34 C'est-à-dire que dans les années 60-70,
05:37 il a vu son premier manuscrit refusé
05:39 parce qu'on considérait que, d'un point de vue académique,
05:43 sa langue française, sa langue d'écrivain,
05:45 n'était pas correcte.
05:47 Il a adapté le français, il en a fait sa langue d'écrivain
05:50 pour faire rentrer son univers culturel dans cette langue.
05:54 C'est le premier, à la différence des anglophones,
05:57 qui sont beaucoup plus libéraux, de ce point de vue.
06:00 C'est le premier à avoir travaillé la langue française
06:03 sans avoir peur d'être pris pour quelqu'un
06:05 qui ne la maîtrisait pas.
06:07 -Kuruma, c'est un des plus grands écrivains africains,
06:10 d'origine ivoirienne, qui a écrit notamment
06:13 "Allah n'est pas obligé",
06:14 qui a écrit un livre qui a eu énormément de...
06:17 -Oui, "Les soleils des indépendances".
06:19 -Vous êtes d'un pays où il y avait une figure tutélaire
06:23 des lettres, qui s'appelait Léopold Sédar Sangor,
06:25 et dans un livre qui a eu le prix Goncourt,
06:28 vous avez eu le prix Goncourt des lycéens,
06:30 on va en parler, mais qui a eu le prix Goncourt récemment,
06:34 c'est Mohamed Bougharsar.
06:35 Mohamed Bougharsar parle de Sangor en disant
06:38 que c'est un héritage encombrant.
06:41 Est-ce que c'est votre opinion aussi ?
06:43 -Euh...
06:44 Alors, non, c'est pas du tout...
06:47 -C'est Mohamed Bougharsar qu'on voit en photo,
06:50 qui est un jeune et brillant écrivain.
06:52 -Oui, un excellent écrivain. -Oui, oui.
06:55 -Euh... La figure tutélaire, vous avez dit,
06:58 de Sangor... -Sangor, oui.
07:00 -Euh... Non, elle n'est pas encombrante,
07:03 pour moi. C'est-à-dire que,
07:06 comme toute littérature, il y a une histoire
07:09 qu'on peut faire commencer avant Sangor
07:12 et, évidemment, faire prolonger après lui.
07:16 Mais c'est quand même un écrivain, un poète,
07:19 qui est extrêmement profond
07:22 et qui a...
07:24 travaillé, lui aussi,
07:27 à faire de la langue française une langue africaine.
07:31 -Alors, je disais tout à l'heure en introduction
07:34 que vos livres sont des livres qui se promènent
07:37 dans l'histoire de l'Afrique, de votre pays, du Sénégal.
07:41 Euh...
07:42 Et il y a un président de la République,
07:45 il y a une quinzaine d'années, qui a dit
07:47 que l'Afrique n'était pas rentrée dans l'histoire.
07:50 C'est Nicolas Sarkozy, c'était un discours
07:53 qu'il a prononcé en 2007 à Dakar.
07:55 Vous avez été heurté par ce discours
07:58 ou... Qu'est-ce que vous en avez pensé ?
08:00 -Alors, je suis enseignant de littérature du XVIIIe siècle...
08:05 -A l'université de Paux. -Oui,
08:07 et je travaille sur des récits de voyages
08:09 qui ont été écrits par...
08:12 des voyageurs du XVIIe ou XVIIIe siècle français,
08:16 mais européens. -Oui.
08:17 -C'était une époque où, en effet,
08:19 on disait que l'histoire n'avait pas d'Afrique.
08:22 Quand j'ai entendu ce discours, j'ai cru entendre
08:25 des choses qui ont été dites il y a très longtemps...
08:28 -Ah, d'accord. -Et sur lesquelles...
08:30 -Sarkozy ne fait que répéter ce qui se disait
08:33 de la part des explorateurs. -Peut-être qu'il a été inspiré
08:36 par son conseiller de l'époque. -Henri Guénot.
08:39 -Oui, mais de quelle histoire parle-t-on,
08:42 si entrée dans l'histoire ?
08:43 L'Afrique a une histoire millénaire.
08:46 Et donc, je trouvais que c'était extrêmement maladroit.
08:49 D'ailleurs, à l'université de Champ-Antonio,
08:52 il y a des universitaires qui assistaient à ce discours
08:55 et qui, ayant entendu ces phrases, se sont levés...
08:58 -On quittait la salle.
09:00 -Vous, vous avez eu, je le disais tout à l'heure,
09:02 le prix Goncourt des lycéens.
09:04 C'était en 2018, avec un livre qui a un titre magnifique.
09:07 Vous avez le don des titres, d'ailleurs.
09:10 "Frères d'âme",
09:11 et c'est une plongée dans l'univers des tirailleurs sénégalais.
09:15 Ce que je crois savoir, c'est qu'en fait,
09:18 c'est pas la rencontre de tirailleurs sénégalais
09:22 qui vous a inspiré ce livre.
09:24 Pas du tout.
09:25 C'est votre arrière-grand-père maternel,
09:28 qui lui est landais et qui avait fait la guerre de 14-18.
09:31 -Oui, oui.
09:32 Alors, je ne l'ai pas compris immédiatement.
09:36 C'est-à-dire qu'après la parution de "Frères d'âme",
09:39 j'ai eu à répondre à des interviews comme aujourd'hui,
09:43 et petit à petit, je me suis rendu compte
09:45 qu'il fallait que je réfléchisse sur les raisons
09:48 pour lesquelles j'avais choisi d'écrire un livre
09:51 mettant en scène un combattant de la Première Guerre mondiale.
09:54 Et je me suis rappelé
09:57 que ma mère disait que mon arrière-grand-père,
10:00 donc qui était landais,
10:02 eh bien, était parti à la guerre
10:05 et était revenu, avait été blessé assez gravement,
10:08 parce qu'il a été gazé à l'hypérite,
10:10 et n'avait jamais rien dit sur ce qu'il avait vécu.
10:14 Et je pense que je me suis intéressé
10:16 à cette Première Guerre mondiale
10:18 grâce ou à cause de lui.
10:21 Et quand j'ai pensé écrire un roman
10:25 mettant en scène un tirailleur sénégalais,
10:27 en fait, dans le fond, peut-être, j'essayais de combler ce silence.
10:31 Et je me suis demandé, depuis,
10:33 s'il avait rencontré des tirailleurs sénégalais.
10:36 C'est possible. Mais comme j'ai deux sensibilités culturelles,
10:40 il y a eu un pont qui s'est fait entre cet homme-là
10:42 et ce tirailleur sénégalais de fiction que j'ai inventé.
10:46 -Il faut le dire, c'est un livre absolument terrible, tragique.
10:50 Un des deux tirailleurs sénégalais dont vous parlez
10:53 qui "défouraillent", comme on dirait aujourd'hui.
10:56 Comme quoi, quand on parle de l'Afrique,
10:58 souvent, on a l'impression que ça ne peut être que tragique.
11:01 Vous avez fait un autre livre, vous en avez fait plusieurs,
11:05 mais vous avez fait un autre livre récemment,
11:07 qui a beaucoup de succès, "La porte du voyage sans retour".
11:11 Et là, on plonge dans une autre histoire qui est tragique,
11:14 qui est l'histoire de Gorée, de l'île de Gorée,
11:17 qui est en face de Dakar, et d'où partaient
11:20 des bateaux remplis d'esclaves
11:23 qui prenaient le chemin de l'autre côté de l'Atlantique.
11:26 -Alors, c'est tragique, peut-être, en effet,
11:30 parce que je situe mes romans, pour l'instant,
11:34 dans une période coloniale.
11:36 C'est-à-dire que la colonisation est toujours violente.
11:40 Et elle violente les peuples,
11:43 mais elle violente aussi les individus
11:45 qui s'inscrivent dans une histoire tragique,
11:50 une histoire personnelle tragique,
11:52 une grande histoire avec un grand H
11:55 qui les opprime.
11:57 Mais donc, ça peut changer.
12:01 Pour l'instant, ce qui m'intéresse,
12:03 c'est de, finalement,
12:06 placer des personnages dans un contexte historique difficile
12:10 et essayer, par la force de l'écriture
12:13 ou de la fiction, de comprendre
12:16 comment ils ont pu échapper à des contradictions
12:20 ou, au contraire, tomber dans des contradictions
12:23 dans une vie qui n'était pas simple.
12:26 -Si vous me permettez, la tragédie continue.
12:29 Quand on voit le drame que vivent tous ces exilés
12:32 qui prennent la route de l'Europe ou des Etats-Unis
12:36 avec des moyens de fortune, qui meurent dans la Méditerranée
12:40 et, après, dans la Manche, quand ils vont vers l'Angleterre,
12:43 ça continue, ce drame, finalement, de l'exil ?
12:48 -Oui, oui, c'est un drame universel.
12:51 -Ca pourrait vous inspirer, ça ?
12:53 -Ca a inspiré beaucoup de romans, déjà,
12:56 et le sujet est peut-être tellement grave
12:59 et tellement douloureux qu'il est très difficile,
13:02 en tout cas pour moi,
13:04 de travailler sur ces sujets-là sans qu'il y ait une distance.
13:09 Pour "Frère d'âme", autant que pour "La porte du voyage sans retour",
13:13 j'ai l'histoire, justement, qui fait distance,
13:17 c'est-à-dire qui me permet, finalement,
13:20 de me retourner et de réfléchir au sens propre du terme,
13:24 tandis que l'actualité brûlante,
13:26 elle est extrêmement douloureuse,
13:29 elle est très proche et elle ne me laisse pas le temps,
13:33 en fait, d'y revenir pour en tirer quelque chose
13:36 qui ne serait pas de l'ordre du témoignage,
13:39 mais de la création littéraire aussi, de la fiction.
13:42 Quand vous lisez les témoignages de ces gens qui partent
13:45 et qui traversent la Méditerranée, qui arrivent à la traverser,
13:49 eh bien, ce sont des témoignages, mais qui dépassent l'imagination.
13:54 Là, vraiment, la réalité dépasse la fiction dans l'horreur.
13:59 Et donc, je n'ai rien à ajouter à cela,
14:02 si ce n'est déplorer, dans le fond,
14:05 cette nouvelle souffrance,
14:06 cette souffrance infinie.
14:09 -Aujourd'hui, l'Afrique est peuplée d'environ 1,2 ou 300 millions
14:13 d'habitants. On dit que d'ici 25 ans,
14:16 il y en aura 2 milliards.
14:18 Est-ce que les Africains sont condamnés à l'exil ?
14:22 -Non. -Non.
14:24 Vous n'êtes pas pessimiste à ce point-là ?
14:27 -Alors, il faut peut-être aller au-delà de cette antithèse
14:31 entre l'optimisme et le pessimisme.
14:33 C'est-à-dire qu'on ne peut pas prévoir
14:37 de quoi l'avenir sera fait.
14:40 On peut avoir des évolutions absolument inimaginables.
14:45 Et donc, moi, je me garderais bien de faire de la prospective.
14:49 Je sais que l'Afrique est tellement diverse,
14:53 il y a tellement de situations différentes.
14:56 Il y a aussi une force qui appartient à l'Afrique,
14:59 c'est qu'elle, comme vous venez de le dire,
15:02 a une jeunesse qui explose et qui est extrêmement dynamique.
15:05 Donc, je ne peux pas dire si je suis optimiste ou pessimiste.
15:09 Je peux simplement dire qu'il faut avoir l'espoir
15:12 que les choses s'arrangent.
15:14 -Vous partagez pas cette phrase,
15:16 que je trouve assez extraordinaire,
15:18 d'Alain Mabancou, qui dit que le danger
15:21 pour l'écrivain noir est de s'enfermer
15:23 dans sa noirceur. Vous la connaissez,
15:25 cette expression, bien sûr.
15:27 -Oui, alors, c'est peut-être un danger,
15:29 mais c'est-à-dire que pour ressentir
15:31 ou avoir le sentiment qu'il y a danger,
15:33 il faut affronter ce danger ou le rencontrer.
15:36 Moi, j'ai pas l'impression
15:38 de devoir éviter des écueils, dans le fond.
15:42 Je me sens très tranquille par rapport à l'écriture,
15:45 très tranquille par rapport aux choix que je pourrais faire.
15:49 Je suis pas dans une démarche
15:51 où je serais aliéné par mes sujets.
15:54 -Parce que Mabancou dit aussi qu'il faut en finir
15:57 avec les sanglots de l'homme noir,
15:59 comme Bruckner disait, les sanglots de l'homme blanc.
16:02 Vous êtes d'accord avec ça ?
16:04 Il faut cette espèce de plainte ?
16:06 -Peut-être que, dans mes romans, en tout cas,
16:08 mes personnages ne se plaignent pas.
16:11 Ils vivent leur vie fictive, en fait.
16:14 Et ce qui, moi, m'intéresse,
16:18 en tout cas dans ma façon d'aborder la littérature,
16:21 c'est, dans le fond, de donner des éléments au lecteur
16:25 pour qu'il se fasse, à partir de sa propre imagination,
16:29 une idée du monde dans lequel je veux le plonger.
16:32 -C'est ça.
16:33 -J'ai pas de message particulier.
16:36 -Vous n'êtes pas un romancier engagé,
16:39 vous n'avez pas de message à faire passer, précisément.
16:42 -Non. Si ce n'est pour déplorer, comme beaucoup d'autres,
16:46 comme on le disait tout à l'heure, par exemple,
16:49 les pays que vivent ces migrants
16:50 qui traversent la Méditerranée centrale
16:53 et au sujet desquels on m'a demandé
16:55 de faire un article dans le New York Times ou dans le Monde,
16:58 là, je me suis senti obligé, d'une certaine façon,
17:01 de témoigner de ce que...
17:04 Cette situation était horrible.
17:07 Mais la littérature, pour moi,
17:10 elle a plusieurs façons, peut-être, d'aborder
17:14 des thématiques universelles, pas nécessairement africaines,
17:17 mais qui peuvent toucher le lecteur, l'émouvoir,
17:20 sans qu'il soit dit qu'il faille faire du didactisme
17:24 et un enseignement qui serait asséné comme cela au lecteur.
17:28 Voltaire a dit, dans son dictionnaire philosophique,
17:31 que selon lui, les livres les plus utiles
17:33 sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié.
17:37 -C'est très joli, ça.
17:38 Et donc, vous avez beaucoup de distance
17:40 par rapport au wokisme, à la cancel culture,
17:43 c'est pas du tout votre sujet, ça.
17:45 Vous condamnez ça, d'ailleurs,
17:47 cette remise en question de l'histoire ?
17:50 -Alors, moi, je condamne ce que je connais.
17:54 C'est-à-dire que je ne sais pas exactement
17:57 ce qu'est le wokisme.
17:59 J'entends de ci, de là,
18:01 qu'il y a beaucoup de définitions qui sont données.
18:04 Ce que je trouve quand même appréciable,
18:07 peut-être, dans ce qu'on appelle le wokisme,
18:10 mais qui peut-être s'appelait autrement avant,
18:13 c'est cette capacité qu'on peut s'offrir à soi-même
18:18 de réfléchir sur ce qui est présenté
18:21 comme étant dogmatique,
18:23 c'est-à-dire une représentation, on va dire,
18:26 de l'histoire du monde,
18:28 qui peut, en effet, être construite en Europe
18:31 et peut-être déconstruite ailleurs.
18:33 Il y a un penseur qui est vraiment très important en France,
18:37 Michel Foucault, qui a construit des outils d'analyse
18:41 de certaines périodes de l'histoire des idées,
18:44 notamment le régime de véridiction.
18:48 Il explique que chaque période historique en Europe,
18:53 eh bien, se construit un régime de pensée
18:58 dans lequel on admet, à un moment donné,
19:01 que telle chose est vraie et que telle chose est fausse.
19:04 J'aime beaucoup cette façon d'aborder les moments de l'histoire.
19:08 Il est possible qu'en ce moment,
19:10 on change de régime de véridiction
19:12 par rapport à des choses qu'on pensait...
19:14 -Véridiction. -Voilà.
19:16 Véridiction, un régime de véridiction.
19:18 -Vous êtes métisse,
19:19 puisque votre mère est française,
19:22 votre père est sénégalais.
19:24 Quelque part, vous avez écrit que le métissage,
19:27 c'est une conciliation.
19:29 Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
19:31 -C'est-à-dire que, en tout cas, moi, je l'ai vécu comme ça,
19:34 et mon frère et ma soeur aussi, je pense.
19:37 On est dans une famille
19:39 où on a la chance de recevoir l'affection
19:42 autant des parents de ma mère que ceux de mon père.
19:46 C'est une chance.
19:48 C'est pas applicable ou généralisable,
19:50 mais c'est dans mon histoire personnelle.
19:52 -Ce sont deux cultures qui se sont rencontrées
19:55 et qui ont vécu en osmose.
19:57 -En osmose, c'est-à-dire où il n'y a pas eu d'antagonisme.
20:02 -Ce qui est rare, non ?
20:04 -Je n'en sais rien.
20:05 Je ne parle que de mon expérience personnelle.
20:08 C'est pour ça que j'ai dit qu'il y a conciliation.
20:11 C'est pour éviter de dire que le métissage,
20:13 nécessairement, peut surgir d'un antagonisme.
20:16 Il n'y a pas eu d'antagonisme.
20:18 J'ai reçu de l'affection au Sénégal et en France,
20:21 et donc c'est un cas personnel.
20:23 -Vous avez une très belle dédicace, d'ailleurs,
20:26 dans "Frères d'âme". Vous dites
20:28 "À mes parents, passeurs de vie métis".
20:30 C'est magnifique, ça, comme hommage.
20:32 -Oui.
20:34 Je trouve qu'on a eu un univers
20:38 dans lequel on a finalement fait se rencontrer
20:42 deux cultures différentes,
20:46 avec beaucoup d'aménité,
20:48 beaucoup d'ouverture d'esprit.
20:50 En fait, en effet, ils nous ont appris,
20:53 nos parents, autant mon père que ma mère,
20:56 à nous ouvrir à d'autres réalités.
21:00 Et ça, je trouve que c'est un très grand cadeau
21:02 qu'ils nous ont fait.
21:04 -C'est pour ça que vous enseignez beaucoup
21:06 le XVIIIe siècle à l'université de Pau.
21:09 Tout le monde sait que le XVIIIe siècle,
21:11 c'est le siècle de l'universel.
21:13 Ca peut s'expliquer aussi par vos origines ?
21:15 -Peut-être.
21:16 Peut-être. Moi, ce que j'aime dans Voltaire,
21:20 c'est son côté insolent.
21:21 Et je vais citer Voltaire, mais il n'y a pas que Voltaire.
21:25 La littérature du XVIIIe siècle, c'est une littérature
21:28 qu'il faut replacer dans un contexte précis
21:31 où, en effet, il y avait une oppression
21:34 contre laquelle les philosophes ont lutté,
21:37 et une oppression qui a conduit à l'expression
21:41 de grandes idées autour des droits de l'homme,
21:44 et donc on leur doit beaucoup.
21:46 Mais c'est le siècle aussi, le XVIIIe siècle,
21:49 du pic de l'esclavage transatlantique.
21:51 -Oui, c'est le commerce triangulaire,
21:53 ce que dénonçait Montesquieu,
21:56 la Bérennale, Diderot... -Exactement.
21:59 Celui qui, je pense, le dénonçait le plus clairement,
22:02 c'était Diderot.
22:03 Mais bon, ceci dit, ce qui m'a plu dans ce siècle,
22:07 c'est son côté contestataire,
22:09 cette remise en cause des idées reçues.
22:12 Et puis, ce qui me plaît aussi dans la littérature du XVIIIe siècle,
22:16 c'est que c'est une littérature qui a su s'adapter
22:20 à ce que nous ne connaissons peut-être pas aujourd'hui encore
22:24 ou qui apparaît sous d'autres formes, à la censure.
22:27 C'est une littérature qui tire aussi sa grandeur
22:30 des stratégies, le contournement de la censure
22:33 qu'elle a opérées.
22:35 -Alors, je voudrais vous soumettre une phrase de Senghor
22:38 qui a fait couler beaucoup d'encre.
22:40 "L'émotion est nègre et la raison est hélène."
22:44 Qu'en pensez-vous ? "Hélène" est grec,
22:46 puisqu'il était passionné de langues anciennes.
22:50 -Oui, oui. Alors, c'est une phrase
22:52 qui a suscité, évidemment, beaucoup de réactions,
22:55 parce que ça, elle était considérée,
22:59 et puis, on peut le dire d'une certaine manière,
23:01 à juste titre, comme étant un peu une caricature
23:05 de la négritude
23:08 par rapport à l'énigmité
23:11 ou le monde gréco-romain.
23:13 Moi, je replace cette phrase
23:15 dans un contexte à la fois politique et littéraire.
23:19 Senghor écrit cela au moment du mouvement de la négritude.
23:24 Il essaye de trouver ce qui fait,
23:28 justement, cette négritude.
23:30 Et donc, il travaille, il réfléchit
23:33 sur la façon d'exprimer cette idée-là.
23:37 Mais c'est une phrase
23:39 qui a suscité beaucoup de réactions.
23:42 J'ai entendu Suleymane Bachir Diagne, ici même,
23:46 expliquer, et je rejoins son point de vue,
23:49 qu'il faut replacer cette phrase
23:52 dans la connaissance qu'avait Senghor
23:55 du philosophe... -De Bergson ?
23:58 -De Bergson, voilà, qu'il fallait la lire de cette façon-là.
24:02 Mais d'une manière générale,
24:04 tous les marxistes-léninistes
24:06 des années...
24:08 De ces années-là, africains,
24:10 ont considéré que c'était une phrase
24:14 qui était absolument détestable
24:17 et que c'était la manifestation
24:20 de l'esprit bourgeois de Senghor
24:23 à la négritude,
24:25 quoique Mekrumah l'a dit très clairement.
24:27 -Mekrumah, le président du Ghana.
24:29 -Le président du Ghana, marxiste-léniniste,
24:32 a rejeté absolument cette phrase-là.
24:35 -David Diop,
24:36 est-ce que vous avez une musique africaine
24:39 que vous préférez,
24:40 qui est votre élue du coeur ?
24:44 -Oui, j'aime bien la musique sénégalaise,
24:47 dans mon ensemble, le mbalakh.
24:49 -Le mbalakh. -Oui.
24:51 Et puis j'aime bien les morceaux anciens
24:53 que j'entendais pendant ma jeunesse,
24:56 notamment celui-là, de l'orchestre au baobab.
25:00 "De mou ol",
25:01 ce qui veut dire "la mort est certaine", en fait.
25:04 C'est pas très gai. -C'est pas très gai.
25:06 -Mais elle me fait penser à des moments
25:08 à la fois tristes et heureux.
25:11 C'est la définition même de la nostalgie.
25:13 -Vous êtes nostalgique ? -Oui, je suis très nostalgique.
25:17 -Et vous êtes nostalgique de vos années sénégalaises,
25:20 de vos petits-enfants à l'école ? -Voilà, c'est ça.
25:23 C'est-à-dire à la fois nostalgique d'une époque
25:26 qui sera absolument révolue.
25:28 Quand je pense à mes parents, je les vois jeunes,
25:31 en entendant cette musique.
25:32 Mais c'est pas une nostalgie irrémédiable,
25:36 qui me plongerait dans une sorte de désespoir aujourd'hui.
25:40 -Vous êtes optimiste pour le Sénégal et l'Afrique ?
25:43 -Oui. -Merci, David Guiop.
25:44 -Je vous en prie.
25:45 Musique jazz
25:48 ...