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Nietzsche philosophait "à coups de marteau". Qu’est-ce à dire ? Que visait-il, ou qui ? Imprécateur et prophète, le solitaire de Sils-Maria a posé le diagnostic le plus juste qui soit sur notre époque en la qualifiant de nihiliste. "Dieu est mort", certes, mais est-ce une chance ou un risque ? Compte tenu de ce que nous sommes devenus, c’est un drame et une tragédie. Capitalisme, communisme, massification, rejet des esprits libres, règne du troupeau : Nietzsche a perçu avant tous les autres l’ampleur de notre déréliction.
Pour en parler, Philippe Granarolo, philosophe, spécialiste de Nietzsche, auquel il a consacré sa thèse de doctorat et de nombreux ouvrages dont "L'individu éternel - L'expérience nietzschéenne de l'éternité", Pierre Le Vigan, essayiste ("Achever le nihilisme", "Avez-vous compris les philosophes ?") et François-Régis Ribes, neuropsychologue ("Les cartes de la transcendance - Héritage du kantisme").
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00:43 Bienvenue dans cette nouvelle émission des "Idées à l'endroit"
00:47 consacrée aujourd'hui à une grande figure de la philosophie "moderne"
00:52 disons, avec beaucoup de guillemets.
00:54 Il s'agit de Friedrich Nietzsche, philosophe à certains égards déconcertant
00:59 d'un point de vue stylistique.
01:01 Ce n'est pas un homme de l'abstraction conceptuelle,
01:04 ce n'est pas un homme qui veille à élaborer un système philosophique
01:08 comme d'autres, comme Hegel par exemple, de manière un peu paradigmatique.
01:12 C'est un homme qui considère que la pensée ne procède pas tant du cerveau,
01:17 de l'esprit que du corps, et donc des pulsions et des instincts.
01:22 Cette manière de concevoir la sagesse est évidemment très différente
01:28 de la façon dont la tradition philosophique occidentale,
01:32 en particulier à partir du moment Socrate-Platon, l'envisage.
01:37 Alors on va essayer d'expliciter sa pensée, de mieux la saisir, de mieux l'approcher.
01:42 Il faut toujours être prudent avec Nietzsche, ce n'est jamais très simple
01:46 de procéder avec lui, de procéder presque au sens pédestre,
01:49 de marcher avec lui, c'était un grand marcheur.
01:52 Et nous allons donc cheminer avec lui, avec trois invités.
01:57 Vous, Philippe Granarolo, vous êtes philosophe, agrégé de philosophie,
02:02 docteur d'État, vous avez enseigné cette discipline en classe préparatoire
02:05 aux grandes écoles, vous avez consacré votre thèse de doctorat d'État à Nietzsche.
02:09 – Absolument. – Vous êtes un spécialiste de Nietzsche, à qui ?
02:11 – J'espère l'être. – Je crois que les téléspectateurs
02:14 vont s'en apercevoir, à qui vous avez consacré un grand nombre d'essais.
02:18 Alors parmi eux, je signale "L'individu éternel",
02:22 – C'est le premier. – "L'expérience nietzchéenne de l'éternité",
02:25 c'est aux éditions Vrin. – Réédité en 2019.
02:29 – "Nietzsche, cinq scénarios pour le futur", c'est aux éditions Ancre Marine,
02:33 les belles lettres. "Nietzsche et les voies du surhumain"
02:38 et également "En chemin avec Nietzsche", aux éditions L'Armatant.
02:42 Vous avez également consacré à Nietzsche un très grand nombre d'articles,
02:45 évidemment, dans un grand nombre de revues, dont la revue "Nouvelle École".
02:49 – Absolument. – Avec nous également, Pierre Le Vigan,
02:52 familier des téléspectateurs de TV Liberté, j'avais eu le plaisir de vous recevoir
02:57 lors de la précédente émission qui était consacrée à Georges Sorel.
03:00 Vous êtes urbaniste de formation, essayiste, philosophe.
03:04 Vous avez consacré plusieurs volumes à l'histoire de la philosophie
03:07 et des philosophes. "Avez-vous compris les philosophes ?"
03:10 en cinq volumes et également en deux volumes aux éditions du Alpha,
03:14 "La planète des philosophes" et vous avez évidemment consacré
03:18 un fort chapitre à Nietzsche. J'ajoute, dans le même ordre d'idées,
03:22 c'est absolument essentiel, que vous avez publié un essai
03:25 qui s'intitule "Achever le nihilisme". Le nihilisme est une notion très importante,
03:30 évidemment, dans la pensée de Nietzsche et c'est dans lequel Nietzsche
03:34 et Heidegger sont fortement sollicités.
03:38 Avec nous, évidemment, également, et évidemment aussi, François Registrib.
03:44 Vous êtes psychologue spécialisé en neuropsychologie.
03:48 Vous avez publié un ouvrage consacré, lui, à Kant,
03:52 mais c'est Kant et son héritage, "Les cartes de la transcendance,
03:57 héritage du kantisme". C'est aux éditions L'Armatan,
04:01 dans lequel, évidemment, vous incluez la pensée de Nietzsche
04:06 et vous consacrez un chapitre. J'ajoute que Nietzsche
04:10 est également très important à vos yeux, dans votre propre réflexion
04:14 philosophique, au sens très large.
04:17 Pour essayer d'aborder ce philosophe très singulier,
04:22 dont on peut avoir le sentiment que sa pensée est parfois un peu échevelée,
04:27 quelque part un peu dans tous les sens, il me semble que la manière
04:31 la plus aisée, Philippe Granarolo, est de voir ce à quoi Nietzsche
04:40 s'oppose quand il surgit, comme ça, dans l'histoire de la philosophie.
04:44 L'un des grands adversaires de Nietzsche, c'est précisément celui
04:49 que l'on considère, à tort ou à raison, allons vite,
04:52 comme le fondateur de la métaphysique occidentale,
04:55 le pape, le duo Socrate-Platon.
05:00 Nietzsche verra en eux ses adversaires essentiels,
05:06 et il verra également plus tard, nous en parlerons, en Saint-Paul,
05:10 et dans le polinisme, et dans une certaine forme de christianisme,
05:13 leurs successeurs. Alors, Philippe Granarolo,
05:16 qu'est-ce que Nietzsche reproche à la tradition philosophique occidentale ?
05:21 En quoi s'inscrit-il en faux contre elle ?
05:24 – Alors, il s'inscrit en faux dans la mesure où il considère
05:27 qu'il s'est produit une sorte de rupture au IVe siècle avant notre ère,
05:32 avec Socrate et ensuite Platon, et s'est produit un renversement.
05:36 C'est pour ça que Nietzsche renonce à l'expression "renversement du platonisme"
05:39 qu'il emploie dans les textes de jeunesse,
05:41 parce qu'elle nous fait passer à côté de l'idée que c'est Platon
05:43 qui a renversé les choses.
05:45 Donc, en renversant le platonisme, on renverse un renversement,
05:48 et on retourne en quelque sorte à la case des paroles.
05:50 Quel renversement ?
05:51 C'est le triomphe au fond des faibles, c'est l'apologie de ce qui est réactif,
05:58 et ça apparaît chez Socrate comme ensuite chez Platon.
06:02 Il est plus nuancé, en fait, sur Socrate que sur Platon.
06:05 Sur Platon, il est parfois un peu violent.
06:07 En fait, quand Nietzsche est violent, je l'ai souvent dit,
06:09 c'est qu'il est en colère parce qu'il n'est pas compris en réalité.
06:12 Ce n'est pas un homme violent, je l'ai montré dans plusieurs essais.
06:15 – Mais qu'est-ce qui est faible et réactif, Fibra ?
06:17 – Ce qui est faible et réactif, c'est qu'on va privilégier,
06:20 si vous voulez, la réaction par rapport à l'action.
06:24 On va condamner le devenir, on va condamner le corps,
06:27 on va condamner le sensible, tout ce que les pré-socratiques,
06:31 je préfère dire avec mon regretté ami Marcel Kant,
06:33 les anté-socratiques, parce que après, ça fait un peu primitif.
06:37 Les anté-socratiques, tout ce que les anté-socratiques
06:40 avaient privilégié, effectivement, à la nature, le corps, le monde,
06:43 le devenir, les fluctuations incessantes au sein de la nature et du devenir.
06:48 Et donc, il y a chez Platon, et ce terme apparaît dans "Le Crépuscule des idoles",
06:52 et c'est un joli terme, l'égypticisme de Platon et de la philosophie.
06:56 On momifie, hein ? – Voilà.
06:58 – Platon, c'est le grand momificateur.
07:00 – On est dans le hirakisme, dans la statuaire, en quelque sorte.
07:03 – Totalement, totalement. On fige les choses.
07:05 Et en même temps, il faut quand même reconnaître que Nietzsche,
07:08 contrairement à ce qui est souvent dit, moi je le défends depuis 50 ans,
07:12 il n'est jamais unilatéral.
07:13 Il y a des textes sur Platon qui sont infiniment puancés,
07:16 comme sur Socrate.
07:17 Et je regrette que certains commentateurs oublient de citer ces textes.
07:20 Par exemple, un seul exemple, sur Socrate,
07:23 bon, il est très sévère à l'égard de Socrate, très souvent,
07:26 mais dans "Le Crépuscule des idoles", il écrit un joli chapitre sur Socrate,
07:31 "Le problème de Socrate", et dans mon doctorat d'État, dans ma thèse,
07:34 j'avais nombré 48 points d'interrogation sur les 12 paragraphes.
07:38 Ça veut dire que Socrate est une énigme pour Nietzsche,
07:41 il n'a jamais résolu.
07:42 On trouve dans les cahiers non publiés, qui sont une mine,
07:45 moi je dis souvent, on a la chance d'être la première génération,
07:48 on peut travailler sur la véritable œuvre complète de Nietzsche,
07:51 avec les œuvres publiées et les posthumes.
07:54 Dans l'œuvre posthume, on trouve cette phrase,
07:56 "La morale de l'individu défiant la communauté et ses principes
08:00 commence avec Socrate".
08:02 C'est très laudatif, quand on sait que Nietzsche est un philosophe
08:05 de l'individu et de l'individualité, ce défi lancé à la communauté,
08:09 c'est un éloge considérable.
08:11 Donc vous voyez, il faut être très prudent,
08:13 Nietzsche est difficile à lire, c'est pour ça qu'il réclame de bons lecteurs,
08:17 il réclame même des ruminants dans la préface de "La Géologie de la morale",
08:20 il faut le lire, le relire, moi j'ai passé ma vie,
08:22 j'ai lu autre chose aussi quand même, sinon je serais devenu obsessionnel,
08:26 mais c'est un penseur très simple, parce qu'effectivement il jargonne pas,
08:30 il est dans la métaphore, il est dans la poésie, il est dans les images,
08:34 mais effectivement c'est un penseur difficile,
08:36 qui est faussement facile, voilà, faussement facile,
08:39 et c'est ça qui est trompeur chez Nietzsche.
08:41 Quand vous lisez Kant, vous comprenez que vous ne comprenez rien,
08:43 bon Hegel, n'en parlons pas, quand vous lisez Nietzsche,
08:45 vous avez l'impression de tout comprendre, mais c'est très trompeur,
08:48 il faut relire, relire et re-relire.
08:50 Alors, vous me permettez une toute petite remarque incidente ?
08:53 – Je vous en prie.
08:54 – Vous avez semblé dire que Nietzsche est multiple,
08:56 et parfois peut-être un peu éclaté, moi j'ai passé ma vie à montrer
09:00 que certes il n'y a pas de système de Nietzsche, on est parfaitement d'accord,
09:03 Nietzsche est opposé absolument au système,
09:06 mais en même temps il y a une grande cohérence,
09:08 moi je suis, vous savez je faisais des paris avec mes étudiants
09:11 de prépa et de cagnes, je faisais des paris gagnants,
09:14 parce que je ne suis pas très joueur, je leur disais,
09:17 si vous me trouvez une contradiction chez Nietzsche,
09:20 que vous m'apportez cette contradiction,
09:22 je vous offre une caisse de champagne millésimée.
09:25 Bon, ils n'ont jamais gagné le pari, il n'y a pas de contradiction chez Nietzsche,
09:28 j'insiste lourdement là-dessus.
09:29 – Mais il y a des points de vue divers, c'est ce qu'il appelle aussi le perspectivisme.
09:33 – Complètement.
09:34 – Vous l'avez illustré sur Socrate, on peut l'illustrer également
09:36 sur la question du christianisme, mais avant d'en venir,
09:40 d'explorer ce perspectivisme nietzschéen, ce goût de la contradiction,
09:46 cette manière de penser l'extension du platonisme,
09:52 et donc de cette réactivité et de cette faiblesse,
09:55 c'est une manière, Pierre Le Vigan, de pointer,
09:59 j'ai cité votre ouvrage "Achevez le nihilisme",
10:03 c'est une manière de pointer la grande accusation
10:06 que Nietzsche a formulée à l'endroit de l'histoire occidentale
10:10 et de sa tradition métaphysique, qui est précisément celle de nihilisme.
10:14 Qu'est-ce qui se passe à ce moment-là ?
10:17 Pourquoi Nietzsche considère-t-il que le chemin platonicien,
10:23 puis chrétien, puis moderne, nous a entraîné vers un état de fait
10:30 qui relève du nihilisme ?
10:32 – Oui, alors en fait, le nihilisme chez Nietzsche,
10:37 c'est vraiment une question centrale, et ça se ramène essentiellement
10:41 finalement au refus du dualisme, et notamment du dualisme corps-esprit,
10:47 et plus généralement du dualisme entre monde sensible et monde des idées.
10:52 Et c'est pour cela qu'il remonte à Platon,
10:55 en en faisant en quelque sorte le maître de tous nos errements
11:00 depuis la mémoire la plus lointaine de la philosophie,
11:05 c'est parce qu'effectivement, il y a chez Platon,
11:08 alors bien entendu, il faudrait nuancer,
11:10 mais enfin il y a quand même chez Platon effectivement,
11:12 cette opposition entre le monde sensible, c'est-à-dire nos ressentis,
11:17 nos perceptions, nos pulsions, etc., nos affects, nos affections,
11:22 et le monde des idées qui relève en quelque sorte d'un grand soleil éblouissant.
11:28 Alors bien sûr, chez Platon, il y a aussi l'idée d'une participation
11:32 du monde sensible au monde des idées, mais c'est vrai que Nietzsche
11:35 simplifie en quelque sorte Platon, il en retient ce qu'il estimait
11:39 être les traits les plus saillants, et non sans quelques bonnes raisons,
11:44 Nietzsche considère qu'il y a fondamentalement un dualisme chez Platon,
11:48 et ça, ça lui paraît absolument dramatique parce que cela oppose,
11:53 selon Nietzsche, le monde tel qu'il est, tel que nous le ressentons,
11:59 et le monde tel qu'il devrait être, et donc c'est déjà le début des arrière-monde.
12:06 – Voilà, c'est une façon de dévaloriser la vie.
12:09 – Et voilà, et s'il y a un monde tel qu'il devrait être,
12:12 qui est bien meilleur par définition que celui qui est,
12:16 ça veut dire que finalement nous n'acceptons pas la vie telle qu'elle est,
12:20 et son tragique, ses joies qui vont toujours avec des peines, inévitablement,
12:27 et donc ça c'est vraiment, pour Nietzsche, c'est vraiment le fondement du nihilisme.
12:33 Alors ensuite, bien sûr, il décline ce nihilisme de manière beaucoup plus fine,
12:38 en expliquant qu'il y a un nihilisme passif qui consiste à ne croire en rien,
12:43 qu'il y a un nihilisme actif qui consiste à vouloir que dans une société,
12:47 tout le monde soit comme ça, c'est-à-dire que personne ne croit en quelque chose,
12:52 et il explique aussi qu'il y a un nihilisme plus subtil mais non moins dangereux
12:56 qui consiste à croire en des idéaux, mais des idéaux bas,
12:59 des idéaux médiocres et surtout, peut-être plus encore, des idéaux trompeurs,
13:04 la science, etc., le socialisme, etc.
13:09 Donc vraiment cette question du nihilisme, tu as tout à fait raison Rémi,
13:13 est centrale chez Nietzsche.
13:15 – Alors, François Rivestribes, on a évoqué, c'est Philippe Granarolo
13:19 qui a évoqué ce mot de faiblesse, Nietzsche pointe ce qui est ressorti de la faiblesse,
13:24 vous êtes psychologue, Nietzsche aimait beaucoup les psychologues,
13:29 et d'ailleurs, l'idée de la psychologie, il disait les moralistes français,
13:33 il disait "standard" comme autant de psychologues,
13:37 c'était une valeur qu'il portait très haut, et un esprit qu'il portait très haut,
13:41 Nietzsche se définissait comme philosophe médecin,
13:45 cette manière de pointer ce qui est ressorti de la faiblesse
13:49 et ce qui est ressorti de la force, a contrario,
13:52 est-ce que cela vous paraît, dans quelle mesure cela vous paraît
13:56 une grille de lecture pertinente également ?
13:59 – Déjà j'aimerais relever ce que monsieur a dit,
14:02 c'est qu'effectivement Nietzsche s'oppose totalement à l'idée de dualisme,
14:06 et donc en ça il fait un geste qui ressemble beaucoup
14:09 à ce que fait mon corps de métier, à savoir le neuropsychologue,
14:12 puisque ce que nous faisons nous, c'est essayer d'articuler l'organique
14:16 avec le psychologique beaucoup plus abstrait,
14:19 et Nietzsche qui a horreur, comme vous le dites, des arrière-monde,
14:22 des abstractions etc., dès 1876, va vouloir se plonger profondément
14:30 dans les sciences de la vie, dans la biologie, dans la médecine,
14:35 dans la physiologie, pour avoir un rapport au charnel, à l'organique.
14:39 Il dit dans "Humain trop humain" qu'il avait soif de réalité
14:42 et que c'est pour cette raison qu'il se plonge là-dedans.
14:45 Et de ça, on va voir que ça énerve énormément son vocabulaire,
14:49 et qu'effectivement il y a tout un ensemble de notions liées à la médecine.
14:52 – C'est le corps donc, c'est l'organicité, c'est le corps qui va mettre en évidence,
14:56 le corps pense.
14:57 – Et alors il va trouver dans les textes de Virchow notamment,
15:01 cette idée d'assimilation qui va le fasciner,
15:04 donc d'assimilation, Virchow parle de l'assimilation au niveau cellulaire,
15:08 c'est-à-dire qu'une cellule va avoir cette capacité
15:12 d'être affectée passivement par un corps étranger,
15:15 ce qui va perturber son organisation interne,
15:17 et donc pour s'en défendre, elle va réagir et alors l'incorporer,
15:21 et pouvoir, au lieu d'en être victime, l'intégrer pour croître.
15:27 Ça c'est vraiment quelque chose qui va le fasciner,
15:29 qui va énerver beaucoup de notions, dont notamment la notion de grandeur
15:32 chez Nietzsche, qui renvoie toujours à la même chose,
15:35 grande politique, grande style, grande santé,
15:38 tout ça finalement, ça renvoie à cette idée d'être capable
15:41 d'incorporer un maximum de diversité en soi,
15:44 tout en faisant en sorte que cette diversité ne nous déchire pas,
15:47 mais à l'inverse, qu'on soit capable d'en faire quelque chose
15:50 qui soit vecteur de vitalité.
15:52 – Et de créativité. – Exactement.
15:54 Et donc c'est là que je vais répondre à votre question,
15:56 c'est que son idée de grande santé c'est quoi ?
15:58 C'est pas la volonté de faire en sorte que les individus
16:02 soient dans un état de silence des organes,
16:04 qu'ils ne soient jamais malades, qu'ils ne soient dans une égalité d'humeur
16:07 d'un jour à l'autre, c'est tout l'inverse,
16:09 c'est cette capacité de guérir,
16:11 guérir ça suppose de pouvoir tomber malade.
16:14 Et donc comme ça, en étant dans une dynamique
16:16 dans laquelle on tombe malade, puis on retourne à la santé,
16:19 puis on fait face à une nouvelle forme de maladie,
16:23 ça pour Nietzsche, c'est cette capacité à intégrer
16:26 différents rapports au monde, quand on ne va pas bien,
16:29 évidemment, on sait qu'on pense différemment.
16:31 Autrement dit, quand on est dans un état de faiblesse,
16:33 de maladie ou quoi que ce soit,
16:35 eh bien on va avoir une autre perspective sur les choses,
16:38 et si on est capable de guérir, puis de sombrer dans un nouveau mal,
16:41 puis de guérir, puis de vivre une nouvelle maladie,
16:44 on multiplie ces perspectives sur le monde,
16:47 ce qui fait de nous le porteur de mille mondes, si vous voulez.
16:52 On est porteur de mille mondes, et en tant que tel,
16:54 on est capable de créer des valeurs riches, des valeurs intenses,
16:57 et ça, Nietzsche considère que c'est le propre d'une vie bonne,
17:03 d'une vie intense et d'une vie porteuse de vitalité.
17:06 – Une vie authentiquement vécue et pleinement vécue, bien sûr.
17:09 – Exactement.
17:10 – Alors, ces manifestations de la maladie,
17:13 parce que c'est important, grande santé, maladie, force, faiblesse,
17:18 la maladie, donc Nietzsche la voit, la diagnostique,
17:21 en tant que philosophe médecin, dans la pensée de Socrate, Platon,
17:26 il la diagnostique également dans le christianisme,
17:29 pour ce qui a été dit, cette idée d'un arrière-monde,
17:32 hyper-léguant, d'un monde idéal, enfin, qui viendrait doubler
17:37 le monde réel, qui lui est profondément, on va y revenir, mais tragique,
17:43 les manifestations de cette maladie nihiliste dans le monde moderne,
17:48 quelles sont-elles ? Parce qu'après tout, on aurait très bien pu concevoir
17:51 qu'après l'ère chrétienne, après que la vitalité du christianisme
17:56 s'est estompée dans l'histoire, les hommes, et en particulier les européens,
18:03 Nietzsche raisonne en termes civilisationnels,
18:07 auraient opté pour la santé, précisément.
18:09 Or, pas du tout, Nietzsche considère que les européens,
18:13 le monde moderne, dans la filiation du christianisme
18:16 et après le christianisme, ont en quelque sorte aggravé cette maladie.
18:21 Quelle est-elle, cette maladie moderne ?
18:24 – Alors cette maladie, c'est, je dirais, le prolongement de ce que je vais appeler
18:30 le "socratico-platonico-christianisme", qui forme une seule configuration.
18:34 C'est le paradigme dans lequel nous sommes depuis 2 millénaires,
18:37 c'est un paradigme qui est très vieux, très ancien,
18:40 et qui a perduré, qui a produit de belles choses.
18:43 Nietzsche n'est jamais unilatéral, je le disais tout à l'heure,
18:45 il a produit des œuvres d'art admirables, il a produit des choses
18:48 tout à fait merveilleuses, mais il est porteur, effectivement,
18:52 fondamentalement porteur de Nielsen, parce que c'est une philosophie
18:55 de la condamnation, du rejet, je rejette le réel, je condamne le devenir,
18:59 je condamne le corps, et ce à quoi Nietzsche tend de toutes ses forces,
19:03 et il le dit magnifiquement dans son autobiographie "Eceomo",
19:07 une philosophie de l'approbation. – On va y venir, on va y venir, oui.
19:11 – Bon, donc je ne vais pas plus loin pour l'instant,
19:13 philosophie de l'approbation.
19:14 Et donc l'idée qui apparaît, c'est que, je dirais,
19:18 on va parler peut-être de la mort de Dieu, mais j'anticipe un peu,
19:21 pour vous répondre à votre question. – Non, vous avez raison, je vous en prie.
19:24 – Dieu n'est pas mort, il est agonisant.
19:26 Les ombres de Dieu vont encore longtemps être véhiculées dans notre civilisation.
19:32 Et il ajoute, une formule un peu imprudente peut-être,
19:34 "Nous sommes dans le niélisme pour les 3 ou 4 siècles à venir".
19:37 Là il s'aventure un peu, il joue un peu à Madame Soleil, mais peu importe.
19:40 Donc oui, nous sommes dans une sorte de fin de cycle, de fin de parcours,
19:46 où nous voyons, au fond, j'ai presque envie de dire,
19:50 ce à quoi nous assistons aujourd'hui, c'est le christianisme sans ses meilleurs côtés,
19:55 sans la puissance qu'il a quand même manifestée, malgré sa face niéliste.
19:59 On ne voit plus aujourd'hui que le rejet du corps, le dualisme,
20:04 tous les signes, effectivement, de faiblesse, je reviens à ce terme,
20:08 qui est quand même majeur, et on a cette figure extraordinaire.
20:12 Moi je suis fasciné, je l'ai lu 300 fois dans ma vie,
20:15 et je l'aurai lu encore, "Le dernier homme",
20:17 le paragraphe 5 du prologue de Zora Toustra, où Nietzsche dit en 40 lignes
20:23 ce que Huxley a écrit en 350 pages.
20:26 Tout est dit sur notre civilisation, nous sommes la civilisation du dernier homme.
20:30 Voilà notre maladie, nous cherchons, nous voulons notre petit bonheur pour le jour,
20:34 notre petit bonheur pour la nuit, mais on rêve vers la santé.
20:37 Quelle santé ? Pas la grande santé dont parlait notre ami,
20:40 la petite santé étriquée, le petit bien-être, rikiki, un matérialisme sordide,
20:46 la perte des idéaux, nous avons inventé le bonheur, disent les derniers hommes,
20:51 et ils clignent de l'œil. Voilà quelle est notre maladie, le clin d'œil du dernier homme.
20:55 – Mais alors la condamnation nietzschéenne de ce qui est aujourd'hui porté au pinacle
21:00 dans les sociétés modernes, c'est-à-dire l'idée démocratique,
21:03 l'idée scientifique, on l'a vu encore récemment,
21:06 qui atteint des sommets religieux, des idolatriques quasiment,
21:10 l'idée égalitariste, contre donc l'idée hiérarchique,
21:15 tout ceci est une aggravation de la pathologie,
21:19 parce que Nietzsche philosophe à coup de marteau, il brise les idoles,
21:25 et ces idoles en sont aujourd'hui, ce sont des idoles encore bien vivantes,
21:29 là on pourrait parler aussi d'une forme d'égyptomanie entre guillemets,
21:33 donc il va très très loin dans ce refus, il est très, d'une grande lucidité.
21:41 – Complète, moi j'ai toujours dit que Nietzsche n'est pas en avance sur son temps,
21:44 il est en avance sur notre temps, c'est un prédateur de demain et d'après-demain,
21:47 Nietzsche voit plus loin que nous-mêmes aujourd'hui,
21:51 d'abord il a une vision extraordinaire, moi je fais de Nietzsche,
21:55 j'ai écrit un livre là-dessus, une sorte de futurologue,
21:58 d'où l'impression de contradiction, un futurologue qui écrit un livre aujourd'hui
22:01 décrivant la fin du XXIème siècle comme apocalyptique,
22:04 tout para, tout fou le camp, la planète est à feu, à sang,
22:07 et qui dans 5 ans écrit un livre en disant "le monde est merveilleux"
22:10 et il ne se contredit pas, il décrit deux futurismes,
22:13 comme disait, je pense à ça parce que je vais décrire un article
22:16 dans la revue Futurismes justement, donc il décrit des futurs différents
22:20 mais il ne se contredit pas, ce sont des possibles qui vont advenir ou pas
22:24 et c'est cela qui a donné l'impression de contradiction,
22:26 je reviens à ce que je disais tout à l'heure,
22:28 parce que je suis un peu têtu en tant que Corse,
22:30 il n'y a pas de contradiction chez Nietzsche, il n'y en a pas,
22:32 pas l'ombre de contradiction, c'est ça qui a donné l'impression de contradiction,
22:35 mais en même temps il dit, c'est très important,
22:37 c'est une phrase qui n'est pas toujours suffisamment soulignée,
22:40 nous sommes dans une époque charnière, difficile à interpréter,
22:44 les mêmes symptômes peuvent être interprétés comme signe de maladie,
22:48 pour reprendre notre terme, et en même temps comme promesses d'avenir,
22:51 donc c'est très très difficile de poser aujourd'hui un diagnostic
22:54 sur le corps malade de la civilisation,
22:57 même si fondamentalement elle est extrêmement malade,
23:00 il y a quand même, et c'est mon côté optimiste peut-être
23:03 qui m'amène à dire ça, des signes prometteurs qui peuvent
23:06 signaler une sorte d'issue, on n'est peut-être pas condamné
23:09 à cette maladie jusqu'à la fin des temps, ou à la disparition encore moins,
23:12 la déclinologie est très à la mode.
23:15 – Alors ce dernier homme que vous avez évoqué, qui est effectivement central,
23:19 hélas pourrait-on dire, et Nietzsche pointe évidemment
23:22 la centralité qui est la sienne dans le monde moderne,
23:24 c'est également un homme, dit Nietzsche, de ressentiment,
23:27 et un homme de vengeance, ça aussi ce sont des questions
23:30 et des formules très importantes dans la pensée de Nietzsche,
23:33 en quoi le dernier homme est-il un homme vengeur et ressentimental ?
23:38 – Alors effectivement le ressentiment c'est l'autre versant
23:43 de ce qu'évoquait Philippe Granarulo, c'est-à-dire
23:47 le refus de l'approbation du monde, le ressentiment c'est précisément
23:51 ce qui manifeste l'écart entre ce que l'on est et ce que l'on voudrait être,
23:57 donc Nietzsche le critique toujours au nom du monisme.
24:01 Mais effectivement par rapport à ce qui a été dit,
24:05 je voulais en fait insister sur un aspect effectivement
24:09 qui est qu'avec ce que Nietzsche a appelé la mort de Dieu,
24:13 l'effondrement du christianisme, une certaine verticalité qui existait,
24:19 qui était sur une base que Nietzsche contestait,
24:22 mais qui malgré tout aidait l'homme à se tenir en quelque sorte,
24:25 s'est effondré et a laissé la place, ça a été aussi évoqué par notre ami,
24:30 a laissé la place à des idoles plus médiocres en quelque sorte même
24:34 que l'idée de Dieu, alors idole comme la foi en la science,
24:39 la foi dans le progrès, Auguste Comte, la foi dans une société sans classe,
24:44 Karl Marx et on pourrait en rajouter d'autres.
24:49 Et toutes ces petites verticalités de substitution
24:55 qui n'ont pas duré très longtemps,
24:58 et bien finalement ont empêché la seule solution de sortie
25:02 que préconise Nietzsche, c'est-à-dire d'assumer pleinement le perspectivisme.
25:06 C'est d'ailleurs un élément essentiel dans sa critique constructive de Schopenhauer.
25:12 Schopenhauer constate que ce qui anime, ce qui est au principe de la vie humaine,
25:16 c'est le vouloir vivre. Et Schopenhauer dit,
25:20 "non sans quelque raison, le vouloir vivre nous amène à souffrir".
25:24 Ce qui n'est pas faux, il nous donne aussi du plaisir,
25:27 mais la souffrance paraît l'élément primordial que retient Schopenhauer.
25:31 Et Nietzsche est d'accord avec ce constat, mais il dit,
25:34 "raison de plus pour affirmer ce vouloir vivre,
25:37 et pour en faire non plus un principe impersonnel,
25:41 mais pour que chacun d'entre nous en fassion un principe personnel,
25:45 pleinement assumé, de mise en forme du monde".
25:49 "Sculpte ta propre statue", disait Plotin.
25:52 Et donc effectivement, il faut selon Nietzsche, assumer ce perspectivisme,
25:57 c'est-à-dire donc à partir de là, ne plus être dans le ressentiment,
26:01 mais être dans la construction.
26:03 Et ça nous renvoie aussi au dépassement radical du nihilisme.
26:07 Et donc ça, c'est vraiment un aspect essentiel.
26:10 Le dernier homme est lui, non pas dans le perspectivisme constructif et artistique,
26:16 mais dans le ressentiment.
26:18 – Voilà, alors on a essayé d'aborder le caractère très flamboyant
26:25 de la critique nietzschéenne, et évidemment très pertinent.
26:29 Nietzsche prend acte de la situation dans laquelle nous sommes depuis 2000 ans,
26:33 en gros, et de son aggravation.
26:36 Cela dit, il y fait face, il fait front, il le fait en tant qu'individu,
26:41 en tant que personne, en tant que philosophe.
26:44 Et puis également, il s'adresse par l'intermédiaire notamment de Zaratustra,
26:48 ainsi par les Zaratustras, il s'adresse à la foule.
26:51 Et il a un remède, en quelque sorte.
26:56 Lui, le philosophe médecin, a un remède à cette situation pathologique
27:02 qui est, on a commencé à l'aborder, à l'esquisser,
27:06 qui est cette grande affirmation, qui est ce grand "oui".
27:09 Alors, quel est-il ? Qu'est-ce qui nourrit cette grande affirmation nietzschéenne
27:16 face à tous les mots qu'il a pointés, et qu'il a d'ailleurs, d'une certaine manière,
27:22 vécu lui-même dans son propre corps, dans sa propre chair ?
27:26 Qu'est-ce qui fonde le grand "oui" nietzschéen ?
27:29 Justement, ce que j'évoquais tout à l'heure, cette notion d'assimilation,
27:34 je pense, là aussi, un peu influencée dans cette grande approbation du monde
27:38 et de ses épreuves, puisque la vie, c'est profondément assimilation,
27:44 donc inclusion en soi de diverses et de la richesse pour produire
27:48 toujours des créations plus riches, plus intenses.
27:51 Cette approbation, c'est cette capacité justement à avoir face au monde,
27:54 plutôt qu'une armure pour s'en prémunir, des mains ouvertes
27:58 pour accueillir en soi un maximum de force, qu'elle soit diverse
28:01 et voire contradictoire de temps en temps.
28:03 – À condition qu'elle ne nous tue pas.
28:05 – Voilà, qu'elle ne nous déchire pas de l'intérieur, exactement.
28:08 Et alors, en ça, les psychologues contemporains sont extrêmement nietzschéens
28:12 parce que, moi en tant qu'europsychologue, je fais aussi des thérapies,
28:17 et ce à quoi j'ai souvent affaire, ce sont des troubles émotionnels,
28:20 dépressions, anxiétés, etc.
28:22 Et ce qu'on sait depuis peu, c'est que, pour prendre l'exemple
28:25 d'un patient anxieux, phobique, disons,
28:28 ils ne sont pas phobiques d'une situation, en réalité.
28:31 Vous avez peur des araignées ?
28:33 Ce n'est pas des araignées en tant que telles que vous avez peur,
28:35 c'est de l'émotion que ça suscite en vous.
28:37 Vous êtes intolérant à la perturbation que cet événement crée en vous.
28:40 Donc, ce qui est sûr, c'est que lorsqu'une personne est phobique,
28:43 elle le sera non seulement pour un événement spécifique,
28:46 mais ça va s'élargir au bout d'un moment,
28:48 parce que ce qu'elle craint, c'est l'émotion qu'elle ne supporte pas.
28:51 Et à ce moment-là, quelle est la thérapie appliquée ?
28:54 C'est ce qu'on appelle les thérapies d'exposition.
28:56 On expose la personne à travers l'objet phobique,
28:59 on expose la personne à son émotion.
29:02 – C'est une forme d'homéopathie en quelque sorte ?
29:04 – Non, certainement pas. L'exemple est maudit.
29:07 – Je veux dire, par là, on intègre le poison, on essaie de se…
29:11 – Ah, un vaccin !
29:12 – Oui, de vacciner l'homéopathie, oui, c'est-à-dire soigner le mal par le mal,
29:16 je veux dire. C'est une manière de soigner le mal par le mal, c'est ça ?
29:19 – Exactement, les thérapies d'exposition,
29:20 notamment à ce qu'on pense, ce n'est pas montrer au patient
29:22 que si on lui montre une araignée, il ne va rien lui arriver,
29:24 il le sait très bien, c'est lui apprendre, justement,
29:27 à apprivoiser cette émotion négative.
29:29 Et donc, ces thérapies d'exposition, la philosophie sous-jacente,
29:33 c'est une philosophie clairement Nietzscheenne, de l'approbation,
29:38 c'est-à-dire garder face à toutes les émotions qui se présentent à nous,
29:42 qu'elles soient considérées comme positives ou négatives,
29:44 ce sont des émotions riches, des émotions qui se vivent,
29:47 qui s'explorent et qui ne se fuient pas.
29:50 – Oui, il faut apprendre à ne pas redouter.
29:52 Alors, il y a également, face à ce dernier homme que vous nous avez décrit,
29:57 Philippe Granat-Rollo, et toujours dans cette perspective
30:00 approbatrice et de dépassement par le haut,
30:02 parce qu'un dépassement peut se faire évidemment par le bas ou par le haut.
30:05 Donc la situation contemporaine peut être dépassée par le bas,
30:08 c'est le dernier homme qui s'en mise de plus en plus,
30:10 mais également par le haut.
30:11 Et là, il y a une notion évidemment qui a suscité une quantité de polémiques
30:17 et qui est difficile à appréhender, mais il faut le faire forcément,
30:21 c'est la notion de surhomme.
30:22 – On ne peut pas y échapper.
30:24 – Quelle est-il ? Comment le penser ? Comment le comprendre ?
30:26 – Je crois que c'est relativement simple.
30:28 En fait, le surhomme, c'est simplement le fait de…
30:32 enfin, penser le surhumain, c'est penser la réouverture de l'évolution humaine
30:37 qui risque effectivement d'aboutir à une sorte d'impasse pour mille raisons.
30:41 Une de ces raisons, c'est que, et il faut s'en réjouir d'une certaine manière,
30:45 on a mis fin à la sélection naturelle.
30:47 Et je pense au livre du docteur Laurent-Alexandre, "La mort de la mort",
30:51 qui dit "on n'a pas le choix, l'espèce va se dégrader
30:54 puisque l'on conserve les plus faibles, toutes les tares sont maintenues,
30:58 il faut donc le transhumanisme, il faut l'homme augmenté".
31:01 Et je ne suis pas du tout d'accord, bien évidemment.
31:03 J'ai écrit un article sur Nietzsche, "Critique des biotechnologies",
31:06 je pense que ce rêve de surhumanisme, il est un rêve de faiblesse,
31:11 il est un rêve de dernier homme, c'est vouloir un homme standardisé,
31:14 parce qu'un robot qui produit les valeurs, c'est une société malade
31:19 qui rêve d'un homme absolument standardisé.
31:23 Catherine Bachelard-Jobard avait écrit un très bon livre il y a quelques années,
31:27 dans lequel elle disait "mais cet enfant parfait, c'est extrêmement dangereux
31:30 parce que tout le monde doit vouloir le même".
31:32 J'espère ne pas me créer un futur procès, mais vous demandez à une mère de famille
31:36 qui va être enceinte, vous voulez avoir un enfant qui ressemble
31:40 à Schwarzenegger ou à Mimi Mathie ?
31:42 Je sais quelle est la réponse, vous le savez sans doute aussi probablement.
31:46 Donc on va vouloir créer un homme standardisé, uniformisé, c'est pas du tout ça.
31:51 Il faut ajouter un élément important, Nietzsche est anti-darwinien.
31:54 – Oui, c'est important.
31:56 – Il le dit et il le répète, il ne croit pas que la sélection,
31:59 il dit que la sélection naturelle produit la faiblesse en réalité,
32:02 produit des hommes médiocres, bien, dans les espèces.
32:04 Et donc les choses ne vont pas se faire tout seules,
32:07 ce que Nietzsche comprend c'est qu'il faut, pour redynamiser l'évolution,
32:12 et vous avez dans l'œuvre posthume, et j'avais presque commencé par là,
32:15 j'avais participé, Jean-Nico m'avait invité, mon directeur de thèse,
32:18 au colloque qui avait été réuni à Nice pour fêter le centième anniversaire
32:22 de la rédaction du troisième livre de Zoratoustra,
32:25 je signale à nos téléspectateurs que ça a été rédigé en un mois.
32:28 Bon, les bras m'en tombent, c'est surhumain, on parle de surhumain.
32:33 Donc en un mois il a rédigé ça à Nice, en quelques semaines à peine.
32:36 Donc effectivement j'avais prononcé une conférence dans ce colloque,
32:40 où j'avais souligné un passage de l'œuvre posthume, où Nietzsche semble dire
32:45 "il nous faut faire une image qui fasse repartir en quelque sorte l'évolution".
32:50 Il croit beaucoup à la puissance de l'imaginaire,
32:52 j'ai beaucoup travaillé là-dessus également,
32:54 il pense qu'en fait l'évolution est liée,
32:57 alors j'ai cité une formule de Jacques Mouneau,
33:00 certains me l'ont reproché, mais je trouve qu'elle n'est pas absurde,
33:02 vous me direz ce que vous en pensez,
33:04 à un moment donné on est d'accord, le vivant était aveugle.
33:08 Bon, comment le vivant aveugle a-t-il pu se doter d'organes de vision ?
33:14 Sinon par une sorte de projet de capter des images,
33:17 alors qu'aucun vivant ne captait des images.
33:19 Donc je ne vois pas comment on peut expliquer les choses autrement
33:22 que par une sorte de faculté imaginaire du vivant,
33:26 que Nietzsche étend à toutes les espèces,
33:29 il y a une faculté imaginaire du vivant qui rêve,
33:34 le vivant rêve, nous rêvons tous,
33:36 il s'agit de recréer un rêve qui est le contraire du rêve médiocre du dernier homme,
33:41 amour, étoile, qu'est-ce que cela dit le dernier homme ?
33:43 Il cligne de l'œil, non, un rêve qui nous dynamise,
33:46 qui nous propulse vers l'avenir,
33:48 et c'est cela en gros que Nietzsche appelle le surhumain.
33:50 Mais il faut noter au passage, je termine avec ça,
33:53 que le surhomme disparaît dans le Zaratustra,
33:56 il est annoncé dans le prologue, il apparaît petit à petit,
33:59 et Nietzsche ensuite, par la suite, après le Zaratustra,
34:02 semble dire, bon, il ne faut pas croire qu'une espèce succédera à l'humain,
34:06 il y a, il y aura, il y a eu toujours des hommes supérieurs,
34:10 des formes extrêmement élevées d'humanité, ça continuera,
34:14 mais Nietzsche nous semble croire de moins en moins,
34:16 au fur et à mesure des années qui passent après le Zaratustra,
34:19 une sorte de transmutation qui ferait apparaître une autre espèce après la nôtre.
34:24 Voilà ce que je peux dire sur le sujet, même si c'est plus compliqué que ça.
34:28 – Oui, oui, c'est très convaincant, ça nous ramène en fait
34:32 à cette fameuse question de la perspective.
34:35 Pour Nietzsche, l'homme doit avoir une perspective,
34:39 or, depuis la mort de Dieu, Dieu ne peut plus être la mesure de l'homme.
34:44 Dieu c'était en quelque sorte l'infini, la perronche et un aximandre,
34:47 Dieu ne peut plus être la mesure de l'homme,
34:49 et est-ce que l'homme peut être la mesure de l'homme ?
34:51 Le problème c'est que l'homme est par définition inachevé, un être inachevé,
34:56 donc qui n'a pas de dimension fixe, qui est en devenir.
35:00 C'est pour cela que Nietzsche nous explique que l'homme est en fait
35:04 sur une corde tendue entre l'animal dont il vient en quelque sorte,
35:09 et le surhomme où il va.
35:11 En fait, quelle est la perspective de l'homme ? C'est le surhomme.
35:14 Ça ne veut pas dire que l'homme deviendra un surhomme,
35:17 mais il ne peut exister en tant qu'homme,
35:21 il ne peut être dans son propre devenir, projeté dans son propre devenir,
35:25 que par cette vision du surhomme qui consiste à sans cesse se référer
35:30 à des valeurs aristocratiques, à essayer sans cesse de se débarrasser
35:35 des valeurs les plus basses.
35:37 Donc, effectivement, l'homme est sur une corde tendue
35:40 entre l'animal et le surhomme, en dessous il y a le vide,
35:43 le vide c'est aussi ce que les chrétiens appelaient l'enfer,
35:46 et pour ne pas tomber, ou pour avoir peu de chances de tomber,
35:53 il faut surtout ne pas croire en l'enfer.
35:56 Plus on croit en l'enfer, plus on a de risques de tomber.
35:59 – Il va très loin dans son vocabulaire à propos du surhomme,
36:03 il évoque la domestication, qu'il oppose à l'élevage,
36:07 enfin, que peut-on dire en quelques mots, parce que c'est très formel,
36:12 mais il faut quand même en parler, de ce style de Nietzsche,
36:15 ou des images, des métaphores, de son vocabulaire précisément,
36:19 qui n'est pas à proprement parler, conceptuel et abstrait.
36:22 – Je crois qu'on a répondu déjà partiellement à cette question,
36:25 je crois que Nietzsche accorde une valeur considérable
36:28 à la puissance d'imagination qui est en nous,
36:31 qui est l'autre nom de la vie finalement, la vie imagine, la vie rêve.
36:35 – Mais c'est aussi le Nietzsche écrivain, poète et musicien.
36:40 Je veux dire par là que le Nietzsche artiste, le philosophe artiste,
36:45 il l'est également, sa prose l'incarne.
36:48 – Totalement, mais là il y a un petit texte majeur,
36:51 la regrettée Sarah Kaufman disait à ses étudiants,
36:53 il faut commencer par ce texte-là, c'est le petit texte de 1873,
36:56 il fait 12 pages, il ne vous prend pas 3 mois,
36:59 "Vérité et mensonge en un sens extra-moral".
37:01 C'est l'entrée, la seule entrée majeure dans Nietzsche.
37:04 Et que dit Nietzsche dans ce texte ?
37:06 Nous sommes des créateurs de métaphores,
37:08 déjà ce que nous voyons là autour de nous, les couleurs, les sons,
37:11 ça n'existe pas, la physique quantique aujourd'hui nous en apporte mille et une preuves,
37:15 c'est nous qui créons le monde des images, des sons, des odeurs,
37:18 à partir de stimuli, d'électricité, de chimie, peu importe.
37:22 C'est une agitation neuronale comme dirait un certain neuro-psychiatre,
37:27 [Rires]
37:29 un neuro-scientifique, donc c'est nous qui créons.
37:31 Et ensuite qu'est-ce qu'on fait Nietzsche ?
37:33 Nous mettons sur ces images des sons arbitraires,
37:35 c'est Benveniste, l'arbitre de Saussure, pardon, l'arbitre du signe.
37:40 Deuxième métaphore, comment voulez-vous ensuite prétendre,
37:44 avec des mots qui n'ont aucun rapport avec les images,
37:46 et des images qui n'ont aucun rapport avec quelque chose = X,
37:49 comme disait Kant, parce que Nietzsche est très conscient dans sa théorie de la connaissance,
37:53 comment voulez-vous construire un discours de vérité qui prétend dire lettre ?
37:56 Ça n'a aucun sens, ça n'a aucun sens.
37:58 Donc nous sommes des poètes et nous sommes des créateurs de métaphores,
38:01 et Nietzsche précisément s'assume en tant que créateur de métaphores,
38:05 alors que les autres philosophes ont eu peur des images,
38:07 et c'est Platon, on revient à Platon,
38:09 Platon est l'ennemi des images, même s'il bâtit de superbes images,
38:13 c'est la contradiction peut-être de Platon et des mythes admirables,
38:16 mais il condamne, il condamne le théâtre, il condamne la peinture de son époque,
38:20 donc il a horreur des images, Platon,
38:23 alors que Nietzsche s'assume en tant que créateur d'images et de métaphores,
38:26 et c'est pour ça qu'on est dans le Perspective E,
38:28 mais c'est à chacun d'entre nous de s'emparer de ces images
38:31 pour assimiler ce que nous voulons bien retenir de Nietzsche,
38:36 ce en quoi nous sommes réceptifs à une pensée multiple,
38:39 et qui peut apporter à chacun quelque chose de différent.
38:42 – Alors nous avons évoqué, au début de l'émission,
38:47 c'est vous je crois Pierre Le Vigan, vous avez évoqué Chopin Noir et le vouloir vivre,
38:51 il y a dans le même registre, ou dans un registre voisin en tout cas,
38:55 une autre notion qui est absolument essentielle chez Nietzsche,
38:59 et j'y pensais avec vos propos autour de cette vitalité,
39:04 et de cet alent, et de cette énergie, et de cette puissance, et de cette force passionnelle,
39:09 c'est une notion aussi problématique que celle de surhomme,
39:12 c'est celle de volonté de puissance, ou de volonté vers la puissance,
39:15 disent certains traducteurs.
39:17 Alors quelle est-elle cette volonté de puissance,
39:19 qui elle aussi a donné lieu à des interprétations,
39:23 parfois un peu fantasmagoriques et fantasmées ?
39:27 La volonté de puissance chez Nietzsche, que peut-on en dire ?
39:30 – Alors la volonté de puissance en fait, on peut l'aborder en creux si j'ose dire,
39:35 en écartant déjà ces déformations.
39:38 Alors une des déformations, en quelque sorte fasciste,
39:42 entre guillemets, Mussolini était un lecteur de Nietzsche,
39:45 consiste à ramener cette volonté de puissance à une volonté de domination.
39:51 Voilà, donc en fait la principale domination pour laquelle plaide Nietzsche,
39:56 c'est la domination de soi.
39:58 Et la deuxième interprétation de la volonté de puissance,
40:01 elle est née dans la lignée de Mai 68, c'est une volonté de jouissance,
40:06 une volonté de libération de tous les instincts, de tous les désirs.
40:10 Or Nietzsche plaide pour la maîtrise des instincts.
40:13 Donc finalement quand on a écarté ces deux, disons, déviations,
40:20 si j'ose dire, l'une droitiste, si je puis dire, l'autre gauchiste,
40:25 on avance non pas qu'on soit à proprement parler un centriste.
40:29 – Non, non, non, on ne peut pas dire que c'est le centre.
40:32 – Voilà, mais c'est vrai que ça permet déjà de mieux la comprendre.
40:36 Bon en fait c'est une volonté de volonté, c'est un voilà,
40:39 fondamentalement ça renvoie aussi à ce qui a été évoqué,
40:44 pour conjurer les mots M A U X et les mots M O T S dont Nietzsche se méfie,
40:50 il explique qu'aucun philosophe n'a vraiment cru en ses propres propositions,
40:55 eh bien pour Nietzsche il faut faire appel au sensible,
40:58 et dans le sensible il y a la musique, il y a les images, et donc…
41:02 – L'art. – Voilà, et l'art en général.
41:04 – Et la matière de l'art.
41:06 – Et cet appel au sensible en fait, fondamentalement,
41:10 c'est un appel à un rapport direct immanent avec la beauté du monde,
41:15 et tout ça nécessite une volonté de puissance,
41:19 et effectivement c'est un élément essentiel chez Nietzsche,
41:24 qui doit toujours s'articuler aussi avec l'acceptation
41:27 de ce que le monde se renouvelle perpétuellement,
41:30 étant perpétuel devenir, ce qui bien sûr touche au thème de l'éternel retour,
41:35 thème d'ailleurs à certains égards un peu platonicien,
41:38 puisque ça renvoie un petit peu à la réminiscence chez Platon,
41:41 à savoir que tout a toujours déjà été vécu,
41:44 et tout va toujours devoir être vécu à nouveau.
41:47 – Philippe Grenavolo.
41:49 – Un petit élément à ce que vient de dire notre ami,
41:52 avec lequel je suis en accord parfait, ça m'inquiète,
41:54 j'ai rarement été aussi en accord avec des commentateurs de Nietzsche,
41:58 ça me trouble profondément, mais c'est à vous qu'on revient à la mérite,
42:01 ça prouve encore une fois qu'il n'y a pas de contradiction chez Nietzsche,
42:04 – Ça c'est le côté corse, donc on insiste.
42:07 – On insiste, on insiste, j'ajoute un élément très important,
42:11 très important, je n'en sais rien,
42:12 le fait que la volonté de puissance ne soit pas une volonté de pouvoir,
42:15 c'est démontré dans la géologie de la morale,
42:18 la volonté de dominer l'autre est de la faiblesse,
42:21 pourquoi c'est de la faiblesse ?
42:22 C'est très simple à comprendre, vouloir dominer l'autre,
42:24 c'est vouloir le dominer sur son terrain, donc je vais sur son terrain,
42:27 je suis dans l'hétéronomie, je n'ai aucune autonomie,
42:30 je regarde l'autre, où est-ce qu'il excelle,
42:32 et j'essaie de faire mieux que lui, là où il excelle,
42:34 alors que la volonté de puissance, c'est la volonté de création,
42:37 d'ailleurs "Marte", puissance en allemand, c'est la même racine que "Maren"
42:41 qui veut dire "fabriquer", "produire", c'est la volonté de faire,
42:44 de produire, de créer, c'est pour ça que les métaphores récurrentes de Nietzsche
42:47 sont lesquelles l'enfant qui joue, l'artiste,
42:50 voilà ce qu'est la volonté de puissance, c'est la volonté de création,
42:53 et aux antipodes on a ce dernier homme, désir, création,
42:56 qu'est-ce que cela dit le dernier homme, il n'y comprend rien,
42:59 voilà, donc je voulais ajouter simplement cet élément.
43:02 – Vous avez raison, l'enfant joueur n'est pas dépendant du regard de l'autre,
43:05 il est libre, il est entièrement libre et autonome.
43:08 – Il est puissant.
43:09 – François-Régis Tribas.
43:10 – Oui, un dernier mot sur la volonté de puissance,
43:12 j'espère pas être trop long, mais ce qui est vraiment très intéressant,
43:15 c'est que, encore une fois, Nietzsche a un désir sincère
43:19 de comprendre la vie organique, vraiment en profondeur,
43:23 donc de la cellule jusqu'à l'humain, et donc en s'intéressant vraiment à ça,
43:27 il a pu mettre le doigt et controverser toute la pensée contemporaine
43:34 sur ce qu'on pense, ce qui anime la vie fondamentalement.
43:38 Les sciences humaines aujourd'hui sont très influencées par le darwinisme,
43:42 et aujourd'hui il y a un consensus quasi unanime sur l'idée
43:46 que tout dans la vie n'est que fonction pour survivre.
43:49 Et Nietzsche, qui connaissait très bien Darwin,
43:52 c'est pas qu'il est en retard, en fait il va faire, il va contrebalancer,
43:57 il va dire non, si on survit, c'est pour justement épancher notre force.
44:02 Là où tout le monde aujourd'hui pense l'inverse,
44:04 on épanche de la force, on essaye de croître avant tout
44:07 pour suivre proactivement, lui il inverse ça,
44:10 et il se trouve qu'en fait, d'une certaine manière, il a raison,
44:12 parce que si vous regardez au sein même d'un organisme,
44:15 là où on pense que tout suit, toutes les parties sont organisées
44:19 de manière extrêmement statique et harmonieuse
44:22 pour répondre à une fonction et assurer la viabilité de l'organisme,
44:25 en réalité, tout au sein d'un organisme,
44:28 c'est une lutte en tension permanente et constante.
44:31 Et le meilleur exemple de ça, c'est le cerveau.
44:34 Je peux prendre un exemple rapidement ? – Oui, surprenant.
44:36 – Pour que les choses soient claires, pour que les gens qui nous écoutent,
44:38 vous avez au niveau de votre cerveau, toute une couronne ici,
44:42 au niveau parieto-temporal,
44:44 qui va vous aider à représenter chacun de vos membres.
44:47 J'ai ici une zone qui est faite pour me représenter ma main,
44:50 j'ai ici une zone juste au-dessus qui est faite pour me représenter mon visage.
44:53 Et donc ces territoires cérébraux vont être perpétuellement alimentés
44:56 par le fait que j'ai des sensations au niveau de mes mains,
44:59 au niveau de mon visage, durant tout mon quotidien.
45:02 Ça va alimenter ces régions cérébrales.
45:04 Si je coupe ma main et que je n'ai plus ces innervations
45:08 pour alimenter ces régions cérébrales,
45:10 et bien il se trouve que les régions adjacentes
45:14 ce qui est initialement…
45:16 les régions adjacentes à la représentation de ma main
45:19 vont commencer à occuper le territoire.
45:22 Qu'est-ce que ça veut dire ça ?
45:23 C'est pas le fait que ça commence à prendre le territoire
45:27 de manière tout à fait spontanée,
45:29 c'est qu'il y a une lutte qui est latente dans notre cerveau perpétuellement
45:34 et de cette lutte, de ce chaos originel,
45:36 il va y avoir un rapport de force qui est inégal
45:38 et qui va produire une hiérarchie.
45:40 Et de là, qui dit hiérarchie dit ordre,
45:43 et qui dit ordre dit fonctionnalité.
45:45 Mais c'est sur la base d'un chaos originel que ça s'organise.
45:48 – On passe du chaos au cosmos là,
45:50 du chaos on fait naître une étoile dans le centre.
45:53 – Magnifique, exactement.
45:54 – Voilà exactement, mais ça dit d'un chaos.
45:56 Et ça c'est intéressant parce qu'aujourd'hui plus personne ne considère
45:59 que c'est ça l'origine de ce qui anime la vie
46:02 et pourtant ça semble assez juste dans ce que dit Nietzsche.
46:05 – Alors on a évoqué l'éternel retour,
46:08 peut-être un peu rapidement,
46:10 et vous l'avez de manière tout à fait juste associée à la réminiscence,
46:13 et paradoxale d'ailleurs, inattendue, de Platon.
46:18 Vous avez évoqué également quelques lecteurs de Nietzsche.
46:23 La postérité de Nietzsche est tout de même considérable,
46:28 elle l'est certes chez les philosophes, mais elle l'a été également
46:32 et elle l'est aussi chez les écrivains.
46:35 Avec humour, Pierre Le Vigan, vous avez évoqué une postérité de droite,
46:40 une postérité de gauche.
46:42 Qu'est-ce que l'on peut en dire de ces…
46:44 non pas évidemment de tous les lecteurs de Nietzsche, c'est impossible,
46:47 mais de la manière dont sa pensée a été interprétée.
46:54 Alors certes il y a Deleuze, dans le domaine de la littérature,
46:57 il y a Malraux, il y a Dorio Larochelle.
47:00 Comment, de manière très synthétique bien sûr,
47:03 philosophes et écrivains ont-ils abordé cette pensée-là ?
47:08 Qu'en ont-ils retenu ?
47:10 Ont-ils d'abord été séduits par un style,
47:13 par le côté justement poétique, littéraire au sens large de Nietzsche ?
47:19 Comment s'organise un peu cette postérité nietzchéenne ?
47:22 Jusqu'à aujourd'hui Michel Onfray bien entendu, et quantité d'autres.
47:27 – Moi je retiendrai un seul nom parce que j'ai fait une conférence
47:30 cette année sur lui à Paris, c'est Clément Rosset.
47:34 – Clément Rosset, bon ben voilà.
47:35 – Clément Rosset qui se voulait un philosophe de l'approbation
47:38 et dont je montre, ma conférence est enregistrée,
47:40 la vidéo vous pouvez la trouver sur internet.
47:42 Je montre que j'étais en désaccord profond avec Clément Rosset
47:45 sur beaucoup de points, et en particulier sur un point,
47:48 on a participé à des séminaires à Nice puisque j'étais en doctorat
47:52 avec Jean-Nico, on en parlait et que Rosset…
47:54 – Il est évidemment nietzchéen.
47:55 – Ah oui, et Rosset participait bien sûr à ces séminaires.
47:58 Et Rosset disait "je ne comprends pas pourquoi tu te passionnes
48:00 pour ce retour éternel, ça n'apparaît presque jamais chez Nice,
48:03 ce n'est pas central", j'étais en désaccord le plus profond.
48:06 Nice est un philosophe de l'approbation, que dit-il dans les Tchéhomo ?
48:10 "L'éternel retour, formule d'approbation la plus haute qui se puisse concevoir."
48:14 Comment peut-on incarter la formule d'approbation la plus haute
48:16 chez un philosophe qui se veut philosophe de l'approbation ?
48:19 Donc je crois que l'éternel retour a effrayé beaucoup de commentateurs
48:22 et c'est vrai que j'ai la petite prétention avec mon individu éternel
48:26 sous titre plus important que le titre "l'expérience nietzchéenne de l'éternité"
48:30 – Aux éditions Vrain.
48:31 – Aux éditions Vrain, j'ai la prétention d'avoir,
48:33 pas compris peut-être, mais tenté de comprendre
48:36 qu'est-ce qui s'est passé au bord du lac de Silvaplana début août 1881.
48:40 Bon, j'ai fait une enquête quasiment policière.
48:42 Et là vous avez une formule capitale, il écrit une lettre à Petergas Közelitz
48:48 alias Közelitz, qui est tout à fait claire, il dit
48:51 "j'ai beaucoup pleuré ces derniers jours dans les promenades,
48:54 non pas des larmes de tristesse mais des larmes de jubilation,
48:57 parce que je suis doté d'une vision nouvelle, "einneubleek",
49:02 par laquelle je me trouve en avance, tout est dit, extraordinaire concision.
49:06 Nietzsche est doté d'un nouveau voir, ce nouveau voir c'est le retour éternel,
49:11 il comprend que l'instant comprend la totalité du passé,
49:14 la totalité de l'avenir, et cette vision le situe en avance
49:19 parce que cette vision sera peut-être celle des hommes
49:22 qui succéderont à l'humanité actuelle.
49:24 Voilà, voilà mon interprétation, elle est relativement sère.
49:26 Donc dans "retour éternel" ce qui est important c'est l'adjectif.
49:30 Si le retour est éternel, pardon, "eligeu vider kund",
49:35 ça veut dire quoi ?
49:36 Ça veut dire qu'il y a des cercles qui se succèdent,
49:38 mais ça veut dire qu'il n'y a jamais eu de premier cercle,
49:41 sinon le retour n'est pas éternel.
49:43 S'il n'y a jamais eu de premier cercle, il n'y a jamais eu de début du premier cercle,
49:46 et donc dans le cercle dans lequel nous sommes aujourd'hui,
49:49 il n'y a pas de début, et c'est ce que j'ai appelé l'instant zéro
49:52 dans l'individu éternel.
49:53 En ce moment, avec cette émission, et merci de nous faire participer,
49:57 nous sommes au début d'une boucle, nous mettons en route un processus,
50:01 et donc c'est concentrer l'éternité dans l'instant,
50:04 c'est ce que Nietzsche a ressenti, c'est d'abord un ressenti,
50:06 c'est le vocabulaire d'aujourd'hui, je suis désolé d'y faire un peu référence,
50:10 je ne vois pas tellement d'autres termes, c'est un vécu, c'est un ressenti
50:13 qui a envahi Nietzsche, il n'est pas l'allemand Erfuhlen,
50:18 il est envahi par ce nouveau regard qui le met en avance sur les autres hommes.
50:22 Voilà ce qu'est pour moi le retour éternel, je le dis en quelques mots,
50:25 il m'a fallu 250 pages pour l'expliquer plus nettement,
50:28 mais c'est ma conception et je la partage.
50:32 – Ces pleurs, ces larmes de Nietzsche font penser à son meilleur ennemi,
50:36 celle de Pascal, au mémorial Pleur de joie.
50:39 – Complètement.
50:40 – C'est tout de même très intéressant.
50:41 – Il fait du Pascal l'un de ses ancêtres, vous le savez sans doute.
50:43 – Absolument, et c'est une manière aussi, ce que vous venez de dire,
50:46 d'abolir la dualité entre le temporel, le temps et l'éternité.
50:52 – C'est-à-dire l'éternité dans le temps.
50:53 L'éternité dans le temps hors du temps, c'est quasiment la quatrième
50:55 de couverture de mon livre.
50:56 – Bien entendu.
50:57 Alors notre émission se termine, Pierre Le Vigan,
50:59 un mot précisément sur cette postérité nietzchéenne.
51:03 – Postérité nietzchéenne importante, Jean Beaufray, Michel Degui, etc.
51:09 – Drieux-Larochelle, était effectivement très influencé par Nietzsche
51:15 du début à la fin de son œuvre.
51:18 Julien Hervier d'ailleurs, grand spécialiste de Jüger et de Drieux-Larochelle,
51:23 – Que nous avions reçu dans cette émission d'ailleurs.
51:24 – A lui-même indiqué à quel point il avait été marqué par Nietzsche.
51:29 Et donc effectivement, cette postérité à mon avis,
51:32 elle est éternelle, pour être très bref,
51:35 parce que tout ce qu'a dit Nietzsche ne peut pas devenir caduc.
51:41 Par exemple, l'idée que la maladie ne peut être comprise
51:45 que par un regard venant de la santé,
51:47 et que la santé elle-même ne peut être comprise
51:48 que par un regard venant de la maladie,
51:50 c'est quelque chose qui s'appliquera éternellement.
51:53 – Bien, messieurs, je vous remercie vivement de votre participation.
51:57 Nous avons essayé, nos invités ont essayé de démontrer,
52:01 et je crois qu'ils l'ont fait avec beaucoup de vigueur,
52:03 beaucoup d'énergie, de puissance éminemment nietzchéenne,
52:06 à quel point précisément Nietzsche était un vivant et un grand vivant,
52:09 depuis l'organicité jusqu'à cette forme d'éternité dans l'éternel retour.
52:15 Nous l'avons, je crois, démontré, et c'est une invitation,
52:19 bien entendu, aux téléspectateurs de se plonger dans cette grande œuvre,
52:24 peut-être à partir de ce premier texte que vous signaliez,
52:26 Philippe Granat-Rouleau, "Vérité et mensonge au sens extra-moral",
52:30 qui est une porte d'entrée essentielle à l'œuvre de Nietzsche.
52:34 Merci de votre fidélité et à très bientôt pour un nouveau rendez-vous
52:38 "Des idées à l'endroit".
52:40 [musique]

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