On n'arrête pas l'éco, avec Naomi Oreskes, professeure d’histoire des sciences à Harvard

  • il y a 8 mois
L'historienne des sciences à Harvard Naomi Oreskes était l'invitée d'On n'arrête pas l'éco, samedi 3 février. Elle co-signe un nouveau livre, sorti le 31 janvier, "Le Grand Mythe - Comment les industriels nous ont appris à détester l'État et à vénérer le libre marché", aux éditions Les Liens Qui Libèrent. Une analyse historique d'un récit devenu dominant aux États-Unis selon lequel les entreprises et le marché seraient forcément plus efficaces économiquement que l'État. Au fondement de cette défiance vis-à-vis des institutions publiques, selon elle, reposerait un mythe sur la liberté.

On n'arrête pas l'éco (09h10 - 3 Février 2024 - Naomi Oreskes)

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Transcription
00:00 Notre invitée ce samedi est professeure à Harvard.
00:02 Sa spécialité c'est l'histoire des sciences.
00:04 Elle co-signe avec Eric Conway, historien également, ce livre « Le grand mythe » sous
00:09 titre « Comment les industriels nous ont appris à détester l'État et à vénérer
00:14 le libre marché ». Bonjour Naomi Oreskes.
00:17 Bonjour.
00:18 Lorsque vous dites « nous », vous parlez des Américains.
00:21 Alors Naomi Oreskes, pour les Français c'est difficile à imaginer.
00:25 Donnez-nous des exemples. A quel point les Américains font-ils confiance aux entreprises ?
00:30 A quel point détestent-ils l'État ?
00:32 C'est effectivement le récit d'une histoire américaine.
00:40 Et ce que nous racontons dans ce livre c'est comment les dirigeants américains ont vraiment
00:45 délibérément essayé de faire passer cette idée de l'importance du marché plus que
00:51 l'État auprès des citoyens américains, comment ils ont utilisé la publicité pour
00:55 faire passer ces idées.
00:56 Pour vous donner un exemple, vous montrer à quel point ça a été efficace, il y a
01:03 beaucoup de dirigeants d'entreprises qui ont dit aux États-Unis qu'ils ne pouvaient
01:08 pas faire quoi que ce soit contre le climat parce que leur rôle principal c'est de
01:13 dégager de la valeur pour l'actionnaire.
01:14 Et les citoyens, eux, est-ce qu'ils parlent par exemple des normes, des impôts ? Est-ce
01:20 que c'est ça lorsque vous dites qu'ils détestent l'État ?
01:25 Le citoyen américain déteste l'État probablement en partie parce que justement nous avons été
01:37 soumis à cette propagande depuis plus de 100 ans maintenant.
01:41 Et puis certes, il y a la question de la fiscalité et puis aussi depuis longtemps les Américains
01:48 ont résisté à cette fiscalisation mais aussi parce qu'on nous a dit que l'argent
01:53 des impôts était gaspillé, que le gouvernement n'était pas efficace alors que le marché
01:59 lui était efficace.
02:00 Raison pour laquelle il faut faire confiance au marché.
02:03 En réalité, la réalité est beaucoup plus nuancée que ça.
02:07 Un gouvernement ça peut être inefficace mais aussi efficace, même chose pour le marché.
02:13 Vous dites qu'au refournement de cette défiance vis-à-vis de l'État, de cette croyance
02:17 dans le laisser-faire, il y a un mythe qui parle de liberté.
02:22 Quel est ce mythe ?
02:23 Dans la culture américaine, on a pensé depuis longtemps que le moyen de gouvernement est
02:34 mieux fait pour tout le monde.
02:36 Ça remonte à tous les débuts, au début de la République mais je dirais qu'au cours
02:41 du XXe siècle, ce qui s'est passé c'est que cette idée a été exagérée par les
02:48 dirigeants au XXe siècle en disant "le gouvernement ne fait rien de bien, ce qui n'est pas vrai"
02:55 et on nous a dit qu'il faut faire confiance à l'entreprise et on savait que ce n'était
02:59 pas mieux non plus.
03:00 Mais en fait, à force de se faire pilonner ce message, à force de le voir aussi présent
03:05 et instauré par Reagan et le président républicain dans la vie politique à ce moment-là, tout
03:15 le monde y a cru, y compris des gens plutôt à gauche comme Jimmy Carter, qu'on finit
03:19 par se rallier à cette idée.
03:21 C'est d'ailleurs assez choquant.
03:22 Mais quand je parle de liberté, vous dites qu'en fait, au fondement, à la racine même
03:27 de ce mythe, il y a l'idée qui a infusé que si on combattait la liberté économique,
03:33 alors toutes les libertés étaient en danger.
03:34 C'est exactement ça.
03:36 Et c'est vraiment très important pour que fonctionne cette propagande.
03:47 Ils se sont appuyés sur l'idée de l'indivisibilité.
03:50 C'est une notion qui dit que la liberté politique ne va pas sans la liberté économique
03:58 et que si on fait quelque chose contre la liberté économique, y compris en faisant
04:05 des choses aussi vertueuses que par exemple interdire le travail des enfants, eh bien
04:09 on va rogner l'ensemble des libertés.
04:12 Et ça a fait passer évidemment des choses qui normalement n'auraient pas été soutenues
04:17 par le citoyen tel que favoriser le travail des enfants.
04:22 Parce qu'on leur dit "mais même si ces choses n'ont pas l'air bonnes, eh bien
04:26 en fait il faut quand même les protéger parce que sinon c'est la liberté de manière
04:30 plus générale qui serait mise à mal".
04:32 C'est ça l'argument qui a été utilisé par la communauté des affaires pour que les
04:39 réformes ne soient pas soutenues par la population.
04:41 Et donc vous montrez l'histoire d'une manipulation qui commence, vous l'avez dit,
04:46 il y a plus d'un siècle par les industriels.
04:49 Alors racontez-nous comment ça marche.
04:51 Vous incriminez beaucoup les experts, les économistes et surtout Milton Friedman,
04:57 le fondateur de l'école de Chicago, prix Nobel en 1976, qui a eu une influence considérable
05:02 sur la politique néo-libérale des années 80.
05:05 Là vous dites qu'il y avait un conflit d'intérêts majeurs.
05:07 L'un des économistes effectivement le plus influent, ça a été en fait l'économiste
05:21 de l'université de Chicago, Milton Friedman, il a écrit "Le capitalisme et la liberté".
05:28 Et là, dans cet ouvrage, il dit effectivement qu'il faut réduire autant que possible la
05:36 participation des pouvoirs publics.
05:38 Et il dit que la seule responsabilité de l'entreprise dans l'occurrence, c'est de
05:44 maximiser le résultat pour l'actionnaire.
05:47 Et c'est un argument qu'on a continué d'utiliser encore aujourd'hui, actuellement, y compris
05:53 au forum de Davos, ça a été rappelé encore cette année.
05:58 C'est un argument que l'on fait valoir en disant "voilà pourquoi les entreprises
06:03 après tout n'ont pas à se soucier de gros problèmes type le changement climatique,
06:07 parce que ce n'est pas leur travail".
06:08 Mais enfin, quand on se pose leur question en se disant "mais ça sort d'où cette
06:13 idée ?" c'est Milton Friedman.
06:15 Et pourquoi est-ce qu'il faut qu'on croie ça alors qu'on se rend compte qu'en fait
06:22 Milton Friedman a été financé par la communauté des affaires américaines pour faire valoir
06:28 précisément ses idées pour les développer.
06:30 Donc il y a un vrai conflit d'intérêts et en plus c'est à l'argument de la circularité.
06:35 C'est-à-dire que ce milieu de l'entreprise a soutenu Milton Friedman financièrement
06:39 et ensuite ils l'ont utilisé pour faire valoir leur propre point de vue, pour faire
06:43 fonctionner leurs affaires.
06:44 - Néoméa Ruskès, vous parlez de Davos, vous en revenez.
06:47 Et d'ailleurs, vous avez dit que c'est une histoire américaine, c'est plus qu'une
06:51 histoire américaine, parce qu'en effet ça a dépassé les frontières des Etats-Unis.
06:56 Alors ce qui est intéressant, c'est là vous décrivez les experts qui vont convaincre
07:01 peut-être ou infuser les idées dans les médias, mais il y a aussi la population américaine,
07:06 le grand public, l'opinion publique.
07:08 Et là vous racontez la propagande qui passe par la culture populaire.
07:12 Vous racontez les idées soutenues par les industriels qui financent des shows télévisés
07:20 et qui sont proches aussi par exemple de la fille de Laura Ingalls.
07:25 Comment est-ce que La Petite Maison dans la Prairie fait l'apologie du néolibéralisme ?
07:29 - Une des choses que l'on montre dans cet ouvrage, c'est justement comment ces industriels
07:42 utilisent la culture populaire pour faire passer leurs idées.
07:46 Dans les années 30, ils le font avec des programmes à la télévision qui sont soutenus
07:53 par une association nationale qui défend leurs intérêts.
07:59 Ils le font ensuite avec des films dans les années 40, puis à partir des années 50
08:03 à la télévision, et aussi par des livres pour enfants.
08:06 Et ce qui est assez surprenant et assez perturbant, je dois dire, c'est justement l'histoire
08:12 de La Petite Maison dans la Prairie, des livres pour enfants qui ont été lus par des millions
08:18 de personnes, pas simplement aux Etats-Unis, mais aussi en France, au Japon.
08:22 Et ces livres, quand on les a vendus, on a dit "c'est l'histoire de Laura Ingalls,
08:27 cette petite jeune fille, et on raconte cette histoire de cette famille qui va travailler
08:34 dur, qui va se donner du mal, et qui ne va pas être aidée par le gouvernement et qui
08:39 va s'en sortir".
08:40 Or, ce n'est pas vrai.
08:41 Ce n'est pas comme ça que les choses se sont passées.
08:43 Et ces histoires n'ont même pas été écrites par elle, mais par sa fille, Rose
08:48 Walder Lane, qui était une amie du président Hoover et de toute la communauté des industriels
08:55 dont on parle.
08:56 Et c'est elle qui a écrit ça en fait.
08:57 - Alors, à ce stade de la lecture du livre, on se dit "bon, tout ça c'est du lobbying,
09:02 on connaît très bien ça, ça s'appelle la communication, rien de neuf par rapport
09:05 à aujourd'hui".
09:06 Est-ce que vous avez, puisque vous défendez l'idée que l'opinion publique américaine
09:10 s'est laissée séduire, est-ce que vous savez pourquoi ils ont acheté tout ce discours ?
09:14 - Les gens ont accepté ça et l'ont acheté parce que précisément ça a été vendu,
09:26 d'une certaine manière vous savez, à force de pilonner des idées et d'enfoncer le clou.
09:31 Surtout quand les idées sont bien présentées, bien impactées, on finit par y croire.
09:37 Vous savez, moi par exemple je vous parlais de "La petite maison dans la prairie", c'est
09:40 des livres qui sont bien écrits, je les ai beaucoup aimés moi, enfants.
09:43 Et puis ils ont recours aux universitaires, des gens comme Milton Friedman qui ont une
09:47 sorte de crédibilité académique.
09:49 Ça donne le sentiment que ce sont des idées indépendantes, que ce sont des idées authentiques
09:54 et qu'elles sont soutenues vraiment par une recherche universitaire très solide, même
09:59 si dans bien des cas c'est loin d'être le cas.
10:01 - Votre livre il est paru, il a paru il y a quelques mois aux Etats-Unis.
10:05 Quelle a été la réaction du milieu des affaires, de l'opinion publique ? Parce que
10:09 quand même vous expliquez que les Américains seraient sous l'emprise d'une propagande,
10:14 des grands patrons relayés par les médias, enseignés dans les écoles de commerce.
10:19 Est-ce qu'on ne vous a pas dit, Naomi Reuskes, tout ça ressemble à un grand complot ce
10:22 que vous écrivez ?
10:23 - Écoutez, j'aimerais bien vous dire que j'ai fait vraiment numéro 1 sur la liste
10:33 de Besseler, si ce n'est pas le cas.
10:35 Évidemment, c'est un livre qui est controversé parce qu'on propose un autre regard, y compris
10:43 des points de vue qui avaient été acceptés précédemment par des gens qui étaient plutôt
10:47 centre-gauche, pas très gauche, mais centre-gauche, des idées qui avaient été soutenues par
10:53 eux et qui sont là contestées, donc une égare surprenant que ça entraîne une certaine
11:00 levée de bouclier.
11:01 Ceci dit, tout le monde reconnaît que c'est un livre qui est très bien documenté.
11:04 On a travaillé pendant 5 ans avec Eric Conway sur cet ouvrage.
11:08 Il fait 500 pages en anglais, davantage en français.
11:12 Je pense que les gens vont commencer et finir par comprendre peut-être que nous nous appuyons
11:18 sur des choses sérieuses.
11:19 Il faut vraiment qu'on réfléchisse.
11:21 Il faut se demander où le marché est efficace, là où il fait la preuve de son utilité,
11:26 et là où l'État doit aussi intervenir, notamment quand il y a des très gros problèmes
11:33 mondiaux, type la crise climatique.
11:35 Mais justement, ces dernières années, il y a quand même eu la crise de 2008.
11:39 Les Américains ont bien vu que le monde de la finance ne s'autorégule pas.
11:43 Ils savent que les industriels du tabac, que les laboratoires qui fabriquent des médicaments
11:48 opiacés leur ont menti pour vendre leurs produits.
11:51 Ça, c'est un fait, c'est devant la justice.
11:54 Est-ce que vous pensez vraiment que les Américains vénèrent encore le marché ?
11:58 Je pense que les choses commencent à changer.
12:04 La crise financière de 2008-2009, c'est un tournant, évidemment, et d'ailleurs on
12:11 en parle dans notre livre.
12:12 L'auto-régulation, c'est un concept qui ne tient pas la route.
12:20 On ne peut pas s'attendre à ce que les gens se régulent eux-mêmes.
12:23 Et d'ailleurs, dans "La richesse des nations", Adam Smith en a parlé.
12:27 C'est quand même le fondement du capitalisme moderne, cet ouvrage, cette théorie en tout
12:31 cas.
12:32 Et ce qu'il explique, c'est que les réglementations, les protections qui ont été mises en place
12:38 après la grande dépression, la crise de 29, ensuite, tous ces garde-fous ont été
12:44 levés dans les années 40-50.
12:47 Et quand on a levé ces garde-fous, c'est là que les choses ont commencé à mal se
12:51 passer.
12:52 Mais je pense que ça montre aussi à quel point c'était des points de vue qui étaient
12:58 vraiment solidement ancrés chez les gens.
13:00 C'est-à-dire que même après cette crise financière, on a encore du mal aujourd'hui
13:06 à remettre en place une vraie réglementation qui vienne régir le système bancaire.
13:13 Sauf surprise, Donald Trump sera le candidat républicain à la présidentielle de novembre
13:18 face au président démocrate Joe Biden.
13:21 Est-ce que vous diriez que Biden c'est le candidat de l'État et Trump le candidat
13:25 du marché ?
13:26 Non, je ne pense pas qu'on puisse dire ça.
13:33 Donald Trump, de toute façon, il est en marge du parti républicain.
13:41 Il a repris à son compte le protectionnisme.
13:44 Il est unique à bien des égards, si on peut dire.
13:49 Il y a beaucoup de choses qui sont perturbantes, mais une des choses qui est perturbante, c'est
13:55 de voir comment le parti républicain s'est laissé séduire par lui.
14:02 Même si pour certains, ils ont le sentiment de s'éloigner de tous les principes, le
14:07 stock de principes républicains.
14:08 Il y a des choses qui se passent du point de vue aux États-Unis.
14:12 Et si notre livre arrive au bon moment, c'est précisément parce qu'on invite les gens
14:17 à réfléchir, à se demander le gouvernement, les gouvernements, y compris la gouvernance
14:23 des entreprises, à quoi ça sert.
14:25 Nous savons que le marché connaît ses échecs aussi.
14:31 Parfois, il y a des bugs.
14:33 Donc, il faut vraiment que l'on puisse mieux affronter les difficultés lorsque le marché
14:39 a ses limites et les montre, pour protéger l'environnement, d'autres choses, voire
14:44 le capitalisme lui-même.
14:45 Vous êtes anticapitaliste, Naomi Oreskes ?
14:47 Non, je ne suis pas anticapitaliste.
14:51 Je ne suis pas anti quoi que ce soit, sauf anti-mantueux, peut-être.
14:56 Et ce livre, il est là pour quoi ? Pour essayer de détricoter les choses.
15:01 Pour qu'on comprenne ce qui s'est passé vraiment au niveau des idées, qu'on puisse
15:05 trayer ensuite de voir parmi les idées qui nous ont été communiquées, lesquelles
15:08 sont bonnes et lesquelles peuvent être laissées de côté.
15:10 A vous lire, l'intérêt général est mieux servi dans un pays avec pas mal de dépenses
15:14 publiques, une fiscalité élevée et une réglementation stricte.
15:18 Bref, vous rêvez du modèle européen, voire français, non ?
15:21 Oui, je suis heureuse d'être ici en France.
15:29 De manière générale en plus, mes livres sont appréciés ici en France, ce qui est
15:34 assez gratifiant.
15:35 Et je pense aussi que c'est sans doute plus facile pour les Français d'accepter nos
15:43 arguments, donc je suis contente d'être en France, mais quand même, je reste attachée
15:46 aux Etats-Unis.
15:47 Néomie Oreskes, votre livre que vous co-signez avec Eric Conway s'appelle « Le grand
15:52 mythe, comment les industriels nous ont appris à détester l'Etat et à vénérer le libre-marché
15:57 », une histoire américaine mais qui a dépassé les frontières de l'Amérique.
16:00 C'est aux éditions Les Liens qui libèrent.
16:02 Merci à Hélène Joguet pour la traduction simultanée.
16:05 Et merci à vous, Néomie Oreskes, d'avoir accepté l'invitation.
16:09 *rire*

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