L'invité eco de franceinfo du 2 février

  • il y a 8 mois
Naomi Oreskes, historienne des sciences et professeure à Harvard

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Transcription
00:00 L'invité éco, Isabelle Raymond.
00:04 Bonsoir à toutes et à tous, l'invité éco de France Info ce soir est américaine,
00:09 professeure d'histoire des sciences de la prestigieuse Université de Harvard.
00:15 Naomi Oreskes, bonsoir.
00:17 Bonsoir.
00:18 Avec votre collègue Eric M. Conway, vous publiez aux éditions Les liens qui libèrent
00:23 une histoire contemporaine des Etats-Unis, une histoire économique de votre pays,
00:28 berceau du capitalisme mondial, mais qui selon vous s'est construit sur un grand mythe,
00:33 c'est le titre d'ailleurs de votre livre, un mythe selon lequel il faut se méfier du gouvernement,
00:39 synonyme de loi, de réglementation qui entrave la liberté d'entreprendre,
00:44 et au contraire qu'il faut faire confiance à la loi du marché.
00:48 C'est le mythe que vous dénoncez, est-ce que c'est vraiment votre conviction ?
00:52 Est-ce que je suis convaincue que c'est ça que vous voulez dire le sujet ?
00:57 Oui, que c'est effectivement ce que ce mythe a fait...
01:02 Vous expliquez comment les grands industriels ont construit ce mythe, l'ont fait fructifier,
01:09 au point que les Américains ont fini par être convaincus que c'était un des piliers
01:13 de l'American way of life.
01:15 Est-ce que vous en êtes convaincue ?
01:18 Exactement.
01:19 Ce que l'on montre dans ce livre, c'est vraiment une histoire,
01:24 100 ans d'histoire de la vie économique et industrielle des Etats-Unis.
01:28 Ces industriels qui, pendant 100 ans, ont délibérément développé ces idées
01:33 pour que le gouvernement ne puisse pas faire la réglementation du marché,
01:38 et ne puisse pas aussi pallier quand il y a des échecs de marché.
01:41 Vous écrivez, en parlant notamment du lobby de l'électricité,
01:45 vous écrivez que ce lobby soutenait que l'intervention de l'Etat dans les affaires économiques
01:50 était anti-américaine et qu'elle portait atteinte à la liberté.
01:55 C'est exactement ça.
01:59 Une des choses qu'on essaie d'expliquer dans le livre, c'est la chose suivante.
02:03 Comment est-ce qu'on arrive à faire passer un argument qui est complètement erroné ?
02:07 Par exemple, au début du XXe siècle, il y avait beaucoup d'enfants qui travaillaient aux Etats-Unis,
02:13 et les hommes d'affaires, la communauté économique, défendait ce travail des enfants,
02:19 en disant qu'on a envie que les enfants travaillent,
02:21 mais ils disaient que si vous laissez le gouvernement réglementer le marché,
02:25 si le gouvernement dit aux gens comment procéder, là il y a atteinte à la liberté.
02:30 C'est du communisme, c'est anti-américain.
02:33 Donc en fait, cette idée que la liberté du marché allait de pair avec la liberté aux sans-sarge,
02:40 et que c'était en faveur des Etats-Unis, c'est sur la base de cet argument
02:45 qu'ils se sont fondés pour faire comme si c'était une chose vertueuse.
02:49 Vous l'expliquez pour le travail des enfants, vous l'expliquez également pour l'électricité,
02:54 et comment l'électricité finalement est allée très lentement dans les campagnes américaines
03:01 à cause du lobby de l'électricité, justement.
03:04 Oui, ce qu'on montre en fait dans le livre, c'est qu'il y a toute une série
03:14 de récits où le marché a failli.
03:17 L'électricité par exemple, a été développée en tant qu'activité du secteur privé aux Etats-Unis,
03:24 à la différence de l'Europe, et en fait, il y a eu effectivement des entreprises privées
03:32 qui ont pu faire des bénéfices très vite en milieu urbain, mais pas en milieu rural.
03:38 Il n'y avait pas de bénéfices parce que les gens n'avaient pas les moyens de payer l'électricité en milieu rural.
03:43 Et les gens ont reconnu que c'était un échec du marché, parce qu'après tout, en milieu rural,
03:48 on a aussi besoin d'électricité, tout autant qu'en ville.
03:51 Et donc, on a dit à ce moment-là que les pouvoirs publics devaient s'occuper de ce marché de l'électricité,
03:59 puisqu'il y avait cette nécessité.
04:01 Et à ce moment-là, si vous voulez, le milieu des intervenants privés s'est ligué,
04:07 a fait une sorte d'association professionnelle, et à ce moment-là,
04:10 ils ont mis au point toute cette stratégie qui disait que c'était anti-américain de laisser l'État intervenir.
04:17 Et il a fallu convaincre à ce moment-là les gens que toute l'électricité et le reste devaient être laissées entre les mains du secteur privé.
04:24 Il y a eu des campagnes de radio, des cours, et aussi des universitaires de haut niveau ont été payés pour parler en ce sens,
04:36 et les universités aussi ont été payées pour introduire dans les cursus universitaires et dans les formations des modules qui allaient dans ce sens-là.
04:46 Et le mythe a fonctionné, à votre avis, Naomi Oreskes ?
04:51 Pas dans un premier temps.
04:54 Au début du XXe siècle, la plupart des Américains n'ont pas accepté cette idée.
05:01 Les entreprises se sont employées par tous les moyens à faire passer cette idée, mais ça n'a pas vraiment marché.
05:07 Parce que les échecs du capitalisme étaient tellement évidents, les enfants travaillaient partout,
05:13 il y avait des décès, des accidents du travail, etc.
05:17 Après 29 grandes dépressions, le krach de Wall Street, et à ce moment-là,
05:23 les Américains se rendent compte que quand on laisse le marché tout faire, ça ne se passe pas bien.
05:29 Il faut que le gouvernement soit présent.
05:31 Pour autant, les industriels n'ont pas renoncé, ils ont continué à développer cette idée,
05:36 y compris par exemple avec des livres pour enfants à la radio, à Hollywood,
05:41 dans les films aussi, parce qu'à ce moment-là, Hollywood devient un canal important de véhicule de la pensée.
05:47 Et aussi, ils vont commencer à faire de Ronald Reagan leur porte-parole, un peu plus tard.
05:53 Ce qu'on voit après la Deuxième Guerre mondiale, c'est que des idées qui avaient failli dans les années 1920
05:59 commencent à avoir une certaine crédibilité, parce qu'on rabâche et on rabâche encore ces idées.
06:05 On va financer des milieux universitaires à l'Université de Chicago pour renforcer cette crédibilité.
06:12 Et le temps passe, on oublie tous les enseignements du krach de 1929, on oublie le travail des enfants.
06:19 Et petit à petit, on voit que les Américains, oubliant tout ceci, vont commencer à adopter cette idée.
06:25 C'est un peu une œuvre de sape, un travail de persistance.
06:29 Si vous savez, lorsqu'on dit et qu'on répète, les gens finissent par y croire à force de répéter.
06:34 Et ça, c'est ce qu'on voit très clairement dans ce récit.
06:36 Avec cet apogée du mythe, la consécration de cette stratégie, l'élection de Ronald Reagan en 1981,
06:43 c'est le candidat des grands groupes privés.
06:47 Exactement.
06:49 Je pense que les Américains ne savent pas forcément comment il est arrivé au pouvoir.
06:54 On savait qu'il était un acteur assez médiocre, demeurant, et que tout à coup, il est le gouverneur de la Californie,
07:01 puis président des États-Unis.
07:04 Nous, dans le livre, on veut expliquer comment ça s'est fait.
07:07 Et ce n'est certainement pas le fruit du hasard ou de la magie.
07:10 C'est une stratégie délibérée qui a été appliquée par les gens.
07:15 C'est une stratégie délibérée qui a permis tout cela.
07:18 Il commence par aller travailler pour General Electric.
07:21 Avant, il était démocrate, il était en faveur du New Deal.
07:25 Et il était aussi président du syndicat des acteurs.
07:31 Et tout à coup, il est contre les gouvernements, il est contre les syndicats.
07:36 Comment est-ce que ça se passe ?
07:38 Ce qu'on montre, c'est que pendant qu'il a travaillé chez General Electric,
07:41 il avait une porte-parole de l'entreprise, laquelle entreprise est très très marquée,
07:46 anti-syndicat, anti-pouvoir public.
07:49 Et ils avaient un programme de propagande qui visait leurs propres employés
07:54 et tous les gens qui vivaient là où ils avaient des installations et des usines,
07:58 pour les persuader que le syndicat, c'était une mauvaise chose,
08:03 et qu'il fallait faire confiance à cette magie du marché.
08:08 Alors, Reagan va absorber ce message,
08:11 d'autant qu'il devient le porte-parole de ce message pour General Electric.
08:15 Il va le diffuser dans le pays.
08:18 C'est à ce moment-là que Reagan commence à développer cette capacité à développer
08:22 à des tas de gens différents. Il rencontre plein de gens, il apprend beaucoup aussi sur les Américains.
08:28 Et dans le même temps, il a une émission à la télévision,
08:32 ce qu'on appelait en gros l'émission General Electric, General Electric Theatre.
08:36 C'était une émission très suivie.
08:38 Et c'est lui qui la présente.
08:41 Il explique, c'est très didactique, comment en travaillant dur, en étant déterminé,
08:47 on va y arriver tout seul comme des grands, on n'a pas besoin du gouvernement.
08:50 C'est de la propagande.
08:52 C'est bien fait, il y a de bons acteurs, la production est bien soignée,
08:57 mais c'est de la propagande, rien que d'autre.
09:00 Avec cette émission, qu'est-ce qu'on voit ?
09:02 Un message est envoyé à des millions de foyers américains, et lui, Reagan, il devient célèbre.
09:08 Il va se recréer à ce moment-là, devenir tout à coup ce grand communicant,
09:14 cet homme qui sait raconter des choses.
09:17 Il va utiliser ce tremplin pour lancer sa carrière politique.
09:22 Et il le fait comment ? Ce sont des dirigeants de General Electric et des amis à eux
09:27 qui vont financer sa campagne pour devenir gouverneur de la Californie.
09:31 C'était ça en 1981, Ronald Reagan, l'ère de la dérégularisation.
09:38 Quelles sont les traces, aujourd'hui, 40 ans après,
09:41 les dégâts de la construction de ce mythe dont on vient de parler,
09:45 que vous dénoncez, les dégâts concrets aujourd'hui dans le quotidien des Américains ?
09:49 Ce que l'on montre dans notre livre, c'est qu'en fait ce mythe a été avalisé aussi par les démocrates,
09:59 pas simplement les républicains, c'est-à-dire Jimmy Carter, lui aussi a acheté cette idée.
10:04 Et en fait, même si Reagan est celui qui, au plan idéologique, a lancé la chose,
10:10 a fait tout ce récit autour de le marché, c'est en fait Bill Clinton qui est responsable
10:17 des grandes dérégulations qui s'en sont suivies,
10:21 des réglementations du secteur financier et également des télécommunications.
10:27 Alors, là, des réglementations financières va démanteler des mesures qui avaient été mises en place
10:35 en termes bancaires, échange de titres, etc.
10:39 Après la Grande Dépression, ça, ça va être complètement démantelé, et comme par hasard, 2008,
10:44 une grande crise financière quelques années plus tard.
10:47 Et de nombreux sont les économistes qui pensent que s'il y a eu cette crise en 2008,
10:52 c'est probablement parce qu'on a eu ces garde-fous qui ont été supprimés à ce moment-là,
10:56 et qui avaient été mis en place plus tôt.
10:58 Deuxième secteur, des réglementations de télécommunications.
11:02 Ces dernières années, on a assisté à de très nombreuses consolidations
11:07 avec une forme de mise en monopole, et ça, ça a réduit la capacité des Américains
11:13 à entendre des points de vue diversifiés.
11:17 Vous avez des médias très partisans, type Fox News, qui sont arrivés à ce moment-là.
11:21 On le sait, Fox News a contribué à la désinformation.
11:25 Il y a quelques temps, et peu de temps encore, ils ont été poursuivis en justice pour ça.
11:30 Mais il y a quand même des millions d'Américains qui écoutent Fox News,
11:35 et qui, maintenant, entendent ces choses qui, de mon point de vue en tout cas, sont purs mensonges.
11:43 Et en fait, il y a eu telle consolidation dans l'univers des médias,
11:47 qu'aujourd'hui, on n'a plus cet horizon très vaste et très diversifié qu'on avait autrefois.
11:54 Il y a un effet de polarisation qui est lié à ce démantèlement.
11:59 Et si on vit ce qu'on vit actuellement, c'est à cause de cela.
12:05 Et on en vient à des situations où Donald Trump peut dire qu'il a gagné les élections quand il ne les a pas gagnées.
12:09 On vient de parler de dérégularisation.
12:12 En même temps, ce qui est assez paradoxal et totalement contre-intuitif,
12:16 c'est que les États-Unis sont aussi le pays du protectionnisme économique.
12:21 On l'a vu avec Trump. Joe Biden ne fait pas autre chose avec les centaines de milliards de dollars d'investissement public
12:27 dans le cadre de l'IRA, l'Inflation Reduction Act.
12:31 Comment est-ce que vous pouvez nous expliquer ce paradoxe ?
12:34 Vous savez, les États-Unis, ça a toujours été un pays compliqué.
12:40 Et dans une large mesure, de toute façon, il est en rupture, Trump,
12:46 même par rapport à ce qu'ont fait les Républicains précédemment.
12:49 Mais les gens commencent à prendre la mesure des échecs à la fois de la déréglementation et de la mondialisation.
12:57 L'accord de libre-échange, le NAFTA, qui a été signé sous Bill Clinton,
13:02 sur le papier, le libre-échange est une très bonne chose, qui a des tas d'avantages.
13:07 C'est une bonne chose, mais ça a eu des conséquences aussi lourdes pour les travailleurs
13:12 qui ont perdu leur emploi lorsque des emplois ont été déportés au Mexique ou ailleurs.
13:18 Et les gens se rendent compte maintenant qu'on ne dit pas que le libre-échange est une mauvaise chose en tant que tel.
13:26 Encore faut-il réfléchir aux conséquences pour les gens.
13:31 Et quand on a un risque de conséquences négatives, il faut faire quelque chose.
13:36 Il y a beaucoup d'Américains qui disent que ce soit Obama ou ses prédécesseurs, ils ne sont pas vus, ça.
13:44 C'est pour ça qu'ils sont en colère. Et ça explique peut-être aussi pourquoi Trump a repris cette idée de protectionnisme.
13:52 Parce qu'il se rend compte que parmi les électeurs, il y a des Américains en colère, qui ont perdu leur emploi ou qui ne trouvent plus d'emploi.
13:59 Dans le Michigan, par exemple, qui a été désindustrialisé.
14:04 Et le protectionnisme est une réponse possible. Je ne dis pas que c'est la bonne.
14:08 Mais en tout cas, quand on est en colère et on est furieux de cette mondialisation, ça peut être une réponse.
14:14 Et d'ailleurs, comment voyez-vous le mouvement ici en France des agriculteurs ?
14:19 Vous avez vu qu'il y a des mouvements d'agriculteurs qui dénoncent justement, également, les accords de libre-échange.
14:26 Oui, je ne suis pas une grande spécialiste de la politique agricole française.
14:34 Mais ce que ça soulève, c'est quand même un débat qui renvoie complètement à ce que nous abordons dans ce livre.
14:41 C'est-à-dire, le sujet, c'est l'équilibre. L'équilibre entre le marché, la présence des pouvoirs publics et la protection des travailleurs.
14:53 Et malheureusement, la balance a penché du mauvais côté aux États-Unis, au détriment de la santé publique, des étudiants, des amis,
15:03 des étudiants, des agriculteurs, des employés. Et on a un dernier chapitre qui dit "le coût élevé du libre-marché".
15:10 C'est un des derniers chapitres de notre ouvrage. En fait, il faut se dire qu'il faut faire le bilan de quel est le coût effectif pour les gens.
15:17 Des mesures qui sont prises pour qu'on puisse vraiment prendre une décision équilibrée.
15:21 Merci beaucoup Naomi Oreskes, autrice du livre "Le Grand Mythe".
15:26 Comment les industriels nous ont appris à détester l'État et à vénérer le libre-marché.
15:33 C'est publié aux éditions "Les liens qui libèrent". Vous étiez l'invité Echo de France Info ce soir.

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