Entretien avec Michel De Jaeghere, historien : «L'Europe des grandes invasions».
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00:00 En gros, je crois comprendre que notre contradicteur n'est pas d'accord avec ce qu'il imagine qu'il y a dans ce numéro
00:06 et qu'il ne veut pas que les gens le lisent parce qu'il a peur qu'il soit convaincu par sa lecture.
00:11 Et je pense qu'effectivement, elle est convaincante.
00:13 En fait, le thème des grandes invasions fait l'objet d'une prévision historiographique au XXe siècle
00:17 où on est un petit peu revenu, si vous voulez, sur l'aspect romantique de l'histoire
00:23 telle que l'avait pu la raconter Edouard Guibon avec des hordes de germains qui viendraient abattre l'Empire romain
00:30 qui s'effondrerait laissant place à la nuit du Moyen-Âge.
00:32 On est revenu sur tout cela pour un processus beaucoup plus long, beaucoup plus complexe,
00:37 avec des allers-retours, avec des contacts très nombreux entre les germains et les romains,
00:43 avec des germains qui sont au service des romains, avec des séditions internes, avec des incursions extérieures.
00:48 Enfin, donc un processus complexe qui a amené une certaine école historiographique à en venir,
00:53 à un petit peu négliger le contexte militaire, négliger la dimension militaire de ces incursions barbares
01:00 et pour nous voir que des déplacements de peuples finalement peu significatifs,
01:04 ils ne sont pas très nombreux, il faut bien reconnaître que c'est des très petits nombres,
01:08 et qui n'auraient pas eu finalement de conséquences.
01:11 En revanche, il y a une autre école qui continue à maintenir le caractère décisif du bouleversement,
01:17 non pas démographique mais politique, qu'ont suscité les invasions germaniques,
01:21 et donc à tenir sur le terme d'invasion.
01:24 Alors dans ce numéro du Figaro Histoire, nous avons fait dialoguer au fond les deux écoles,
01:28 puisque j'ai deux représentants éminents de l'école, disons un petit peu transformiste,
01:32 qui sont Bruno Dumézil et Michel Bagnard, qui eux, minorent un petit peu le caractère dramatique
01:37 et insistent sur les éléments de continuité qui sont réels.
01:40 Et puis j'ai deux historiens plus portés sur l'histoire militaire,
01:45 Peter Iser, un Britannique, Alessandro Barbero, un Italien,
01:49 qui au contraire montrent toutes les dimensions militaires et violentes du phénomène.
01:53 Donc je pense que c'est un numéro assez équilibré.
01:55 La réaction qui s'est faite, s'est faite sur le titre, le titre "Les grandes invasions".
01:59 Eh bien oui, lorsqu'on fait un journal, on essaye de parler aux gens de ce qu'ils comprennent,
02:04 et pour être clair, pour que l'on sache, il se trouve que dans l'esprit du public,
02:09 les grandes invasions germaniques, c'est quelque chose qui est extrêmement connu,
02:12 et donc ce que nous vous proposons, c'est d'en montrer la complexité, les enchaînements.
02:16 Alors, si on veut les définir historiquement pour ceux d'entre nous qui connaissent,
02:19 on connaît l'expression "les grandes invasions" ou "les invasions barbares",
02:22 ce sont des termes qui habitent l'imaginaire collectif,
02:24 mais si on cherchait à les définir à peu près pour l'honnête homme
02:27 qui voudrait savoir de quoi nous parlons exactement ?
02:29 Alors, les définir, c'est un phénomène qui s'étend sur un siècle ou deux siècles,
02:32 en fait, et qui s'étend de la fin du deuxième siècle au milieu du sixième siècle,
02:39 si vous voulez, donc, qui est très long, avec une période particulièrement dramatique
02:43 pour l'Empire d'Occident, entre 378 et 476, les dates ne veulent rien dire,
02:50 et en même temps, ce sont des butoirs qu'on est obligé de donner, au cours duquel,
02:54 et bien finalement, les structures politiques de l'Empire d'Occident vont s'effondrer,
02:57 à la suite d'une part d'incursions germaniques, d'autre part de concessions
03:01 faites par les autorités romaines qui vont accepter sur leur terre des bandes guerrières,
03:07 des troupes barbares qui vont constituer des États dans l'État et constituer,
03:12 quelquefois, des peuples, car ce ne sont pas des peuples très anciens
03:16 qui viennent envahir l'Empire romain, pas du tout, c'est au contraire,
03:22 l'intensité, si vous voulez, des contacts qui existent entre le monde romain
03:26 et le monde germain limitrophes, qui créent un pouvoir d'attraction de la part du monde romain,
03:31 qui paraît très désirable à ces bandes germaniques,
03:34 et en engageant certains de leurs chefs comme généraux,
03:39 en engageant certaines de leurs troupes comme mercenaires,
03:41 et bien un certain nombre de flux de richesses se font,
03:44 qui font que certains chefs barbares vont pouvoir constituer des peuples
03:49 qui auront la taille critique pour affronter une armée romaine.
03:51 Ce qui fait qu'il y a un historien américain qui s'appelle Patrick Gerry,
03:54 qui dit que le paradoxe de cette histoire, c'est que c'est l'Empire romain lui-même
03:57 qui finalement a constitué les peuples qui allaient finalement provoquer sa perte.
04:00 Alors, quelle est la puissance d'attraction ?
04:02 Parce qu'on nous dit, les barbares, pour prendre la formule,
04:06 arrivent à Rome attirés par quelque chose.
04:08 Qu'est-ce qui attire finalement ces peuples, ces populations à Rome ?
04:11 Le prestige de la paix, de la prospérité, des richesses, les produits.
04:14 Il y a des échanges commerciaux, il y a de l'or qui circule.
04:17 Et donc, les barbares sont attirés par la lumière de cette prospérité,
04:25 de cette civilisation, sans toujours en partager les principes,
04:28 mais simplement en en convoitant, si vous voulez, les résultats.
04:33 Et puis, il y a aussi, en arrière, la poussée des nomades,
04:36 il y a la poussée des Huns qui se déplacent d'Asie centrale
04:40 et qui poussent devant eux les barbares germaniques
04:43 qui sont installés au nord de la mer Noire,
04:45 et qui, pour fuir les Huns, vont finalement aller se réfugier chez ces Romains
04:49 qu'ils connaissent et dont ils convoitent les richesses.
04:52 Alors, quand on s'intéresse justement à la fin de Rome,
04:55 et demeurer un objet de méditation depuis la fin de Rome,
04:59 c'est-à-dire comprendre l'effondrement de l'Empire romain,
05:01 comprendre les grandes invasions,
05:03 est-ce qu'on a toujours considéré que ça nous disait quelque chose
05:04 au temps présent, le thème des invasions barbares,
05:07 des grandes invasions, de la chute de Rome ?
05:08 Est-ce que c'est un mythe, finalement, qui a accompagné l'histoire
05:11 du monde occidental depuis quelques décennies ou quelques siècles ?
05:13 Oui, évidemment, et d'ailleurs, l'historien doit être prudent avec cela,
05:16 parce que justement, il y a l'idée qui est présente
05:20 dans la pensée occidentale, au moins depuis Machiavelli,
05:23 et qui a triomphé chez Gibbon, que l'Empire romain
05:26 nous donnait le spectacle de la fragilité des civilisations,
05:29 et que l'effondrement de l'Empire romain d'Occident,
05:32 encore une fois probablement exagéré de façon romantique par Gibbon,
05:37 nous donnait le spectacle de ce qui pouvait attendre
05:39 toute civilisation un petit peu élaborée,
05:41 qui était toujours sujette à être renversée par des barbares.
05:45 Et donc, évidemment, chaque époque a un petit peu projeté ses peurs
05:48 sur cette histoire.
05:49 Alors, c'est ce qui explique la grande prudence des historiens.
05:52 Vous avez dit que j'étais historien, je ne suis pas véritablement historien,
05:54 ma formation c'est historien des idées,
05:57 je dirige un journal d'histoire, je fréquente des universitaires,
05:59 mais les universitaires, les historiens de profession
06:02 sont généralement extrêmement prudents avec cela,
06:04 parce qu'ils voient bien le risque de projeter ses propres peurs
06:07 sur l'analyse de la situation, et finalement,
06:09 de raconter une histoire qui est notre histoire,
06:12 mais qui n'est pas celle que l'on prétend raconter.
06:16 Et il n'empêche qu'il me semble que l'intérêt de l'histoire,
06:19 c'est aussi de nous donner des sujets de méditation
06:22 pour aiguiser notre discernement, pour nous conduire ici et maintenant.
06:25 Arthur de Matrigan.
06:26 Dans votre formidable édito qui ouvre ce numéro,
06:29 vous proposez à retenir, je crois, cinq leçons de ce siècle,
06:34 et il y en a une qui attire mon attention, je crois que c'est la troisième,
06:36 c'est le rôle déterminant, l'essentiel que joue la religion,
06:40 notamment au lendemain d'une conquête.
06:41 Est-ce que vous pouvez nous rappeler ce rôle-là,
06:43 qui est, je le trouve souvent, oublié ou négligé ?
06:45 Alors, c'est absolument fondamental dans le cadre des invasions germaniques,
06:49 puisque, en fait, les barbares avaient été très largement christianisés,
06:54 car l'empereur Constance II avait envoyé un missionnaire,
06:57 Oulfila, christianiser les gonds,
07:00 et le christianisme s'était répandu chez les barbares
07:03 sous la forme de l'hérésie arienne,
07:04 parce que l'empereur Constance II, étant lui-même arien,
07:06 avait envoyé un missionnaire.
07:07 L'hérésie religieuse, allez.
07:08 L'hérésie arienne, c'est une hérésie qui, en gros,
07:10 ne croit pas à la divinité du Christ
07:12 et pense que c'est un homme élevé à la divinité par ses mérites.
07:16 C'est très très complexe, en réalité, il y a un tas d'écoles,
07:19 mais en gros, c'est cela.
07:20 Et donc, ces barbares sont déjà en grande partie chrétiens,
07:26 et ceux qui ne le sont pas sont porteurs d'une culture extrêmement sommaire
07:33 qui ne va pas tenir la route face au splendeur de la civilisation chrétienne
07:37 telle qu'elle s'est épanouie dans le monde romain.
07:40 Ce qui fait que cette conversion des gonds,
07:45 si vous voulez, conversion des autres peuples barbares,
07:48 ultimement, va permettre une certaine transmission de la civilisation.
07:51 C'est ce qui va permettre à la civilisation spirituelle,
07:54 si vous voulez, de se maintenir.
07:55 Il y aura beaucoup, contrairement, je pense, à ce qu'on dit trop parfois,
07:59 il y aura quand même beaucoup de destruction matérielle,
08:01 beaucoup de pertes de savoir-faire,
08:03 donc un recul de la civilisation matérielle.
08:05 Mais en revanche, la civilisation spirituelle, la langue latine,
08:09 la littérature sera transmise dans les évêchés, dans les monastères
08:14 et surtout, et ça c'est un point fondamental,
08:17 si vous voulez, par exemple en Gaule, c'est vraiment l'exemple le plus important,
08:21 la conversion de Clovis au catholicisme nicéen,
08:25 c'est-à-dire non pas à l'hérésie arienne,
08:27 mais à la religion qui était déjà celle de la Gaule.
08:31 Ce n'est pas Clovis qui a converti la Gaule aux christianités,
08:33 mais Clovis, avec une petite poignée de gardiers francs,
08:36 a envahi une Gaule qui était peuplée de galops romains
08:39 qui eux-mêmes étaient très généralement chrétiens et catholiques.
08:43 Et donc le fait que le chef barbare, le roi barbat aient la même religion
08:47 a fait qu'il y a eu une fusion des deux peuples
08:49 et que les francs en réalité ont disparu.
08:51 Pourquoi ? Parce que les gens se sont mariés.
08:53 Quand on a la même religion, on peut se marier.
08:55 Et donc en trois générations,
08:58 on ne sait plus qui est galop romain, qui est franc
09:01 et tout le monde se prétend franc.
09:02 Pourquoi tout le monde se prétend franc ?
09:03 Parce qu'en justice, c'est plus intéressant de se dire franc,
09:06 on a des privilèges que l'on n'a pas si l'on est galop romain.
09:10 Et donc au bout de trois générations, il n'y a plus qu'un seul peuple qui est franc
09:12 et dont l'unité est faite autour du catholicisme nicéen.
09:15 On a un contre-exemple en Espagne où les visigots sont ariens.
09:19 Et donc l'élite visigothique, qui encore une fois,
09:21 c'est une petite poignée d'hommes dans l'Espagne,
09:25 ne se mélange pas pendant un siècle avec les populations autochtones
09:29 jusqu'au moment où le roi Ricarède se convertit de l'arianisme au catholicisme.
09:33 Et à ce moment-là, il y a à nouveau la fusion.
09:36 Donc vous voyez, ce phénomène religieux,
09:38 il a vraiment une double importance que l'on voit dans cet exemple,
09:42 à la fois de transmetteur de la civilisation gréco-latine
09:45 et de moteur de la fusion en un seul peuple des populations réunies.
09:53 [Musique]
09:57 [SILENCE]