Tous les soirs à 20h30, Pierre de Vilno reçoit un invité qui fait l’actualité politique. Ce soir, Jean-François Colosimo, directeur général des Editions du Cerf, historien et essayiste.
Retrouvez "L'invité politique d'Europe 1 Soir" sur : http://www.europe1.fr/emissions/linvite-politique-deurope-1-soir
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00:00Europe 1 soir, 19h21, Pierre de Villeneuve.
00:04Autour de la table, Gilles Boutin, bonsoir.
00:06Journaliste en charge de la politique économique au Figaro, bonsoir Alexandre Malafaille.
00:10Bonsoir Pierre de Villeneuve.
00:12Le fondateur du think-tank Synopia, et bonsoir à vous Jean-François Colosimo.
00:15Bonsoir.
00:16Merci d'être invité, exceptionnel j'allais dire, puisque nous aimons vous inviter Jean-François,
00:22parce que vous avez non pas la science infuse, parce que ça ne veut rien dire,
00:25mais vous avez un regard suffisamment lointain pour arriver à des millions d'années en arrière dans l'histoire,
00:34et également dans l'histoire contemporaine, puisque la mémoire, on va en parler de cette mémoire,
00:39et quand on entend d'abord parler dans la bouche de certains ministres de la suppression d'un jour férié,
00:46qu'est-ce que ça vous fait ? Est-ce que ça vous fait mal, ou est-ce que vous mettez ça sur le fond de la bêtise ?
00:53Je dirais, je mets ça sur le compte du fait que ces politiques qui sont censés avoir une autre conscience finalement,
01:00témoignent de la même amnésie à laquelle nous consentons collectivement tous,
01:05qu'ils professent l'abandon, je dirais, de notre histoire,
01:10qu'ils ne se sentent pas reliés à cette histoire, que tout simplement ils l'ignorent.
01:14C'est même pas qu'ils la comprennent pas, ils l'ignorent.
01:17Je trouve cela, effectivement, gravissime, puisque les meubles, demain nous chanteront les vertus d'une Europe
01:25qui, malgré tout, s'est quasiment suicidée dans les tranchées de 1914 et 1918.
01:31Si eux ne le savent pas, je suis prêt à leur donner des leçons, a-t-il gracieux ?
01:35Pourquoi est-ce qu'il est important de se souvenir, en l'occurrence, de la première guerre mondiale ?
01:39Parce qu'elle est mondiale, parce que ça a été boucherie, on ne commémore pas toutes les guerres,
01:43et plus elles s'éloignent d'ailleurs, et moins on les commémore.
01:46Est-ce que c'est tout de même, un tout petit peu, le tombeau d'une certaine Europe ?
01:52Vous voyez, en 1914, et quelques temps après, Londres et Paris dominent 40% des terres émergées,
02:03et 40% de la population mondiale.
02:05Avec le Commonwealth, c'est les colonies françaises.
02:07C'est les deux empires coloniaux, deux empires coloniaux qui ne sont pas des empires par proximité,
02:12comme sont généralement les empires, avalés le territoire qui est devant soi,
02:15mais qui sont des empires qui se projettent sur tous les continents.
02:19Je ne suis pas en train de faire l'apologie du colonialisme,
02:22mais il faut savoir que, en juin 1918, il y a plus de soldats américains sur le sol français
02:30qu'il n'y a de soldats français sur le territoire hexagonal.
02:33Parce qu'ils ont tous été décimés ?
02:36Pas simplement parce qu'ils ont été décimés,
02:38mais parce que l'Amérique a véritablement transporté massivement des troupes en quelques mois
02:44pour imposer, d'ores et déjà, sa loi.
02:47En fait, son ordre, qui va triompher avec la Société des Nations,
02:51même si Washington ne va pas adhérer à ce pacte pour des raisons de politique intérieure
02:56et du remplacement de Wilson.
02:58On est face à un nouvel ordre planétaire.
03:01C'est, en quelque sorte, le début du chant du signe pour une Europe
03:05qui, désormais, ne va pas cesser de vouloir se réinventer,
03:08mais, très précisément, en se fondant sur l'oubli de la guerre.
03:14La guerre de 1914-1918, mais aussi, évidemment, la guerre de 1939-1945.
03:19C'est le plus jamais saint, n'est-ce pas ?
03:21Et, évidemment, ce deuxième cycle, il est aujourd'hui complètement interrompu
03:26par le retour de la guerre sur le sol continental
03:29avec l'invasion de l'Ukraine par Vladimir Poutine.
03:33Nous nous réveillons, je dirais, dans une espèce de cauchemar
03:36alors que nous avons rêvé d'être un îlot préservé
03:39qui avait enfin trouvé, je veux dire, la formule de la vie pacifique et pacifiée, n'est-ce pas ?
03:46Mais, est-ce que ce n'est pas paradoxal dans le sens où vous ne dites plus jamais ça ?
03:49Il y en a un qui a dit ça, c'est Francis Fukuyama, encore à la fin des années 90.
03:53Aujourd'hui, on a 80 conflits dans le monde,
03:55qui ont une petite, grande ou moyenne intensité.
04:00Je note d'ailleurs, au passage, que quand vous parlez de l'ordre mondial
04:03institué par les Américains en France à la fin de la deuxième guerre mondiale,
04:06je crois savoir que le traité de Versailles est le dernier rédigé en français.
04:09Après, tout a été rédigé en anglais, non ?
04:11Probablement, c'est un abandon de plus.
04:14Oui, le français, on le sait bien, a été la langue de la diplomatie pendant quelques siècles
04:21et normalement devrait être une des langues dominantes de l'Union Européenne
04:25si ce n'est que là encore, nos représentants sont les premiers
04:29à baragouiner une sorte de pigeon d'un pamphlet costal
04:33avec un accent à couper au couteau
04:37qui fait qu'on a l'impression d'assister à un éternel remake
04:41dans leurs interventions d'un mauvais film de l'inspecteur Clouseau.
04:46Remake en bon français, Gilles Moutin.
04:49A vous entendre, c'est la fatalité qui gouverne,
04:51parce que si on prend un peu de recul,
04:53on se souvient qu'en 1870,
04:55les Prussiens avaient le sentiment de venger la bataille de la défaite de Jena
04:59qui était en 1809.
05:01En 1914, c'était le second tour,
05:03c'était la revanche de 1870, la reprise de la Slorène.
05:06En 1940, c'est la revanche sur le diktat imposé à l'Allemagne.
05:10On a considéré que la Seconde Guerre Mondiale avait une valeur équilibrante,
05:14une fonction équilibrante à la fin,
05:16via l'ONU, via les deux blocs,
05:18et on évoquait effectivement M. Fukuyama
05:21qui avait théorisé la fin de l'histoire.
05:23Est-ce qu'il faut déduire de ce cycle fataliste
05:27que nous nous orientons inéluctablement vers un nouvel affrontement
05:31des grands blocs ?
05:33Oui, les grands blocs, peut-être pas comme le pensait
05:36Samuel Huntington,
05:38parce que le choc des civilisations,
05:41en fait, il est plus complexe,
05:43parce que tous ces grands blocs sont traversés, eux aussi,
05:45je dirais, d'implosion.
05:47L'explosion des civilisations n'empêche pas l'implosion des cultures.
05:52Vous voyez bien que, par exemple, le monde orthodoxe est divisé,
05:56le monde musulman est divisé,
05:58tous ces mondes sont divisés, donc il y a une diffraction.
06:00En attendant, oui, nous avons une Europe qui s'est conscientieusement
06:04désarmée, n'est-ce pas ?
06:06Je dirais de manière quasiment obstinée,
06:11s'offrant en quelque sorte comme un exemple au monde,
06:15et le monde ne veut pas de cet exemple,
06:17ça c'est assez clair tout de même,
06:19et aujourd'hui nous faisons face à des horizons de danger,
06:22encore une fois à l'Est,
06:24avec des peuples qui seraient armes, comme les polonais,
06:27qui mettent 4% de leur PIB dans les utilitaires.
06:30Absolument, et qui risquent d'avoir la première armée d'Europe,
06:33alors que nous le sommes encore aujourd'hui, n'est-ce pas ?
06:37Donc nous, nous avons quand même quelques privilèges encore,
06:40effectivement,
06:42la puissance nucléaire,
06:44une armée complète,
06:46terre, air, mer, il y a d'excellents régiments et bataillons un peu partout en Europe,
06:50il n'y a pas forcément cette complétude,
06:52une armée qui a fait l'épreuve du feu,
06:54c'est décisif, n'est-ce pas ?
06:56Et aussi une présence sur toutes les mers.
06:59Donc c'est là où nous en sommes,
07:01mais où est la volonté, je dirais, d'assumer cet héritage ?
07:06L'amnésie du 11 novembre, c'est un peu ça.
07:09C'est un peu ça justement qui est peut-être le vrai sujet,
07:11l'histoire fait partie de l'ADN d'une nation,
07:15c'est ce qui fabrique le récit national,
07:17c'est ce qui entretient d'une certaine façon,
07:19vous le direz sans doute mieux que moi,
07:21la fierté d'appartenance,
07:23et quand on voit qu'à priori, 2 Français sur 3,
07:25ou 70% des Français ne savent plus véritablement
07:28à quoi fait référence le 11 novembre...
07:30On a fait des reportages tout ce week-end sur Europe 1,
07:33c'est sidérant !
07:35Il y a une dame qui dit que c'est écrit sur l'iPhone,
07:38c'est comme ça que je le sais.
07:40Est-ce que c'est la fin de la conscription qui a précipité ça ?
07:43Est-ce que c'est une fatalité parce que le temps passe ?
07:45Est-ce que c'est parce que c'est un abandon des politiques ?
07:47Est-ce que c'est parce que l'éducation nationale
07:49a renoncé à finalement enseigner l'histoire,
07:51ou une certaine histoire ?
07:53Et qu'est-ce que ça va avoir comme conséquence selon vous,
07:55en dehors du fait qu'effectivement ça ne fabrique plus des élites
07:57qui se disent, il y a un passé donc il faut préparer l'avenir ?
07:59Vous avez énuméré, je pense, beaucoup de facteurs,
08:01ils ne sont pas tous égaux,
08:03c'est évident que lorsqu'on passe
08:05de la graphosphère, de l'écrit,
08:07à la vidéosphère, au règne de l'image,
08:09le fait qu'il n'y ait plus de témoins,
08:11le dernier poilu est mort
08:13en 2008,
08:15le fait qu'il n'y ait plus de témoins
08:17manque cruellement, certainement, dans une
08:19culture désormais de l'image
08:21et surtout du témoignage.
08:23Ça veut dire plus de témoins, plus d'histoire,
08:25plus de commémorations ?
08:27Ce sont les conditions culturelles actuelles,
08:29parce qu'effectivement,
08:31il n'y a que ce pouvoir de l'image qui peut rattraper
08:33le trou creusé par l'éducation nationale
08:35qui a renoncé à l'histoire
08:37de France, alors pour le coup,
08:39au profit d'une histoire supposément
08:41mondialisée.
08:43Ensuite, vous avez
08:45un véritable problème qui est
08:47la faveur accordée, et ça c'est
08:49le problème, je dirais, des fameux
08:51sanglots de l'homme blanc,
08:53pour la formule de Kipling,
08:55c'est le fait que même
08:57lorsqu'on évoque cette première guerre mondiale,
08:59désormais, pour des tas
09:01de raisons, on préfère s'attarder sur les
09:03marges,
09:05par exemple,
09:07les mutins anarchistes
09:09révoltés, n'est-ce pas ?
09:11Ou s'attarder encore sur les
09:13victimes, les gueules cassées,
09:15donc c'est-à-dire à la fois sur
09:17le pacifisme et sur l'horreur de la
09:19guerre, deux choses qu'on peut
09:21comprendre, n'est-ce pas ?
09:23Mais, je veux dire, j'attends le film
09:25sur la mort très héroïque
09:27du capitaine Peggy,
09:29enfin du Charles Peggy,
09:31le 5 septembre
09:331914, dès le début,
09:35les prémices de la bataille
09:37de la Marne, n'est-ce pas ?
09:39Et ça, ce film-là, on ne le verra pas.
09:41Parce que ?
09:43Parce que certainement
09:45un producteur avisé jugera
09:47qu'il n'y a pas assez de spectateurs,
09:49n'est-ce pas ? Et que l'héroïsme
09:51c'est une chose qui ne se traite plus
09:53au cinéma. C'est tout
09:55parce que ça n'est pas la bonne
09:57valeur, la bonne valeur c'est la victimisation.
09:59Alors, par rapport à ça,
10:01ça c'est des raisons, je dirais, un peu
10:03annexes, la véritable raison
10:05c'est qu'il n'y a plus
10:07une incompréhension fondamentale du sacrifice
10:09patriotique. D'ailleurs, du sacrifice
10:11tout court, n'est-ce pas ?
10:13Puisqu'on vous dit que votre vie
10:15n'est jamais que
10:17la longue thérapie
10:19de ce terrible fait
10:21d'exister. Vous passez
10:23votre vie à vous consoler du fait
10:25d'exister, il faut vous soigner
10:27du fait d'exister, et donc
10:29se sacrifier, alors là c'est l'horreur
10:31absolue, et d'ailleurs c'est rejeté comme une
10:33espèce de vieille culture
10:35qui serait une culture mortifère,
10:37etc.
10:39C'est le débat qu'on avait juste avant avec
10:41Joseph Bessescaron, pratiquement
10:43à 8h-10, où il disait, mais je ne comprends
10:45pas le discours de
10:47Barnier sur l'engagement
10:49au musée de la Grande Guerre à Meaux,
10:51il disait aux jeunes, engagez-vous, engagez-vous,
10:53comment est-ce que vous vouliez vous engager en 1914
10:55alors qu'on allait avoir une boucherie ?
10:57Ce à quoi je répondais à Joseph Bessescaron,
10:59mais d'abord on n'avait pas de prédiction, donc on ne savait
11:01pas dans quoi on s'engageait, et puis ensuite
11:03si on commence à se dire qu'on ne s'engage plus
11:05parce qu'il y a potentiellement
11:07un risque, comme vous dites, sacrificiel
11:09pour une nation, qu'est-ce que c'est aujourd'hui
11:11la nation ? Est-ce qu'aujourd'hui
11:13cette entité
11:15qu'on appelle de tous les voeux
11:17de se dire qu'il y a une nation quelque part
11:19pour laquelle on existe,
11:21ça c'est complètement hors
11:23des écrans radars.
11:25Surtout pour les plus jeunes.
11:27Absolument, mais vous voyez que ce problème du sacrifice
11:29du soldat, il faut le replacer d'abord
11:31par rapport aux chiffres.
11:33Le 22 août 1914
11:35c'est le jour le plus meurtrier de l'histoire
11:37de France, c'est la fameuse bataille
11:39des frontières, dans deux points
11:41du côté de Charleroi et de Montrange,
11:43nous perdons ce jour-là
11:4525 000 soldats.
11:4725 000, c'est
11:49tous les hommes d'une ville moyenne.
11:51Tous les hommes en âge
11:53de porter des armes
11:55mais aussi en âge d'exercer un métier
11:57en âge de procréer
11:59d'une ville moyenne.
12:01Est-ce que le ministre de la guerre fait
12:03une déclaration ? Zéro.
12:05Aujourd'hui, lorsque nous avons des soldats
12:07qui tombent au champ d'honneur
12:09et il n'y a vraiment aucune nuance
12:11de critique dans ma bouche ici,
12:13et fort heureusement ils n'en tombent pas
12:15autant,
12:17mais que ce soit en Afghanistan ou en Mali,
12:19les
12:21autorités politiques se réunissent
12:23aux invalides
12:25et en fait, les chiffres ne sont
12:27plus du tout ceux-là. Encore une fois,
12:29fort heureusement, mais il semble que ça soit
12:31même ces morts-là,
12:33il semble qu'elles soient intolérables
12:35alors qu'à mon avis, ces soldats
12:37avaient accepté ce risque parce qu'ils offrent
12:39justement une idée
12:41forte de la nation
12:43et de sa défense.
12:44Jean-François Collosi, vous restez avec nous
12:46dans Europe Un Soir, l'heure pour moi de vous dire
12:48que tous les matins à 9h moins 20,
12:50dans Europe Un Matin, vous retrouvez Olivier Delagarde,
12:52il lit, il analyse, il commente
12:54ce que fait la une de la presse
12:56parce qu'il y a tout dans les journaux pour nous
12:58informer, pour nous faire réfléchir,
13:00pour nous indigner ou pour nous
13:02faire rire la revue de presse par Olivier Delagarde,
13:04signature Europe Un, tous les matins
13:06à 9h moins 20 et quand vous voulez,
13:08en replay et sur le site europeun.fr.
13:10A tout de suite dans Europe Un Soir.