• il y a 8 mois

Category

📺
TV
Transcription
00:00 "C'est pas le tout d'être entré de l'autre monde.
00:22 On retrouve le fil des jours, comme on l'a laissé, à traîner par ici, poisseux, précaire,
00:32 qui vous attend.
00:36 J'ai tourné encore pendant des semaines et des mois tout autour de la place Cléchy
00:42 d'où j'étais parti et aux environs aussi à faire des petits métiers pour vivre,
00:46 du côté des Batignolles, par incontable.
00:49 Sous la pluie ou dans la chaleur des autos, juin venu, celles qui vous brûlent la gorge
00:56 et le fond du nez, presque comme chez Ford, je les regardais passer et passer encore pour
01:01 me distraire, les gens filant vers leur théâtre ou le bois le soir.
01:08 Toujours plus ou moins seul, pendant mes heures libres, je mijotais avec des bouquins et des
01:16 journaux et puis avec toutes les choses que j'avais vues.
01:23 Mes études, une fois reprises, les examens, je les ai franchis à Uadiat tout en gagnant
01:30 ma croûte.
01:32 Elle est bien défendue, la science, je vous le dis.
01:35 La faculté, c'est une armoire bien fermée, dépôt en masse, peu de confiture.
01:43 Quand j'ai tout de même terminé mes cinq ou six années de tribulation académique,
01:48 je l'avais, mon titre, bien ronflant.
01:53 Alors j'ai...
01:57 Mon genre, à la gare Anne-Rancy, là, là, dès qu'on sort de Paris, tout de suite après
02:06 la porte Bransion.
02:09 Je n'avais pas de prétention, moi, ni d'ambition non plus.
02:15 Rien que seulement l'envie de souffler un peu et de mieux bouffer un peu.
02:23 Ayant posé la plaque sur la porte, j'attendis.
02:35 Les gens du quartier sont venus la regarder, ma plaque, soupçonnue.
02:43 Ils ont même été demandés au commissariat de police si j'étais bien un vrai médecin.
02:48 Oui, ils ont répondu, il a déposé son diplôme, s'en est un.
02:52 Alors il fut répété dans tout Rancy qu'il venait de s'installer un vrai médecin en
02:56 plus des autres.
02:58 Il ne gagnera pas son biftec après dit tout de suite ma concierge.
03:01 Il y en a déjà beaucoup trop des médecins par ici.
03:05 Et c'était exactement observé.
03:13 Augustin Sabaillot, mon professeur, sans lui faire de tort, je peux bien répéter quand
03:21 même qu'il ne s'arrachait pas les cheveux à propos des diagnostics.
03:26 C'est sur les nuages qu'il s'orientait.
03:31 En quittant de chez lui, il regardait d'abord tout en haut.
03:35 Ferdinand, aujourd'hui, ça sera sûrement des rhumatismes.
03:40 Sans sou, il lisait tout ça dans le ciel.
03:44 Il ne se trompait jamais de beaucoup puisqu'il connaissait à fond la température et les
03:48 tempéraments d'hiver.
03:49 Ah, voilà un coup de canicule après les fraîcheurs.
03:52 Retiens, c'est du calomel, tu peux le dire déjà.
03:55 La jaunisse est au fond de l'air.
03:58 Le vent a tourné, nord sur l'ouest, froid sur averse.
04:03 C'est de la bronchite pendant 15 jours.
04:06 Ce n'est même pas la peine qu'il se dépiaute.
04:08 Si c'est moi qui commandais, je ferais des ordonnances dans mon lit.
04:11 Au fond, Ferdinand, dès qu'ils viennent, c'est des bavardages.
04:16 Pour ceux qui en font commerce encore, ça s'explique.
04:19 Mais nous autres, au moins, à quoi ça arrive ?
04:24 Je les soignerai, moi, sans les voir.
04:26 Tiens les pylons, d'ici même, ils n'en étoufferont ni plus ni moins.
04:29 Ils n'en vomiront pas davantage.
04:30 Ils ne seront pas moins jaunes, ni moins rouges, ni moins pâles, ni moins cons.
04:33 C'est la vie.
04:34 Pour avoir raison, Gustin, il avait vraiment raison.
04:37 Tu les crois malades.
04:39 Sa gémie, sa rote, sa titube, sa pustule.
04:42 Tu veux vider ta salle d'attente ? Instantanément.
04:45 Même de ceux qui s'en étranglent à ramoner les glaviaux, propose un coup de cinéma.
04:49 Un apéro gratuit en face, tu vas voir combien qu'il t'en reste.
04:52 S'ils viennent te relancer, c'est d'abord parce qu'ils s'emmerdent.
04:55 Tu n'en vois pas un la veille des fêtes.
04:57 Au malheureux, retiens mon avis, Ferdinand.
05:01 C'est l'occupation qui manque.
05:03 Ce n'est pas la santé.
05:05 Ce qu'ils veulent, c'est que tu les distraies, les émoustilles, les intrigues,
05:09 avec leur renvoi, leur gaz, leur craquement,
05:12 que tu leur découvres des gargouillages, des fièvres, des inédits,
05:16 que tu t'étendes, que tu te passionnes.
05:19 C'est pour ça que tu as des diplômes.
05:21 Ah, s'amuser avec la mort tout pendant qu'ils la fabriquent,
05:25 ça c'est tout l'homme, Ferdinand.
05:28 Ils la garderont, leurs chopisses, leurs véroles,
05:31 tous leurs tubercules, ils en ont besoin.
05:34 Et leurs vessies bien baveuses, leurs rectums en feu, tout ça n'a pas d'importance.
05:38 Mais si tu te donnes assez de mal, si tu sais les passionnés,
05:40 ils t'attendront pour mourir.
05:42 Ils te relanceront jusqu'au bout.
05:46 Quand la pluie rabattait un coup entre les cheminées de l'usine électrique...
05:51 Ferdinand, voilà les sciatiques.
05:55 Alors, s'il n'en vient pas dix aujourd'hui, je veux bien rendre pas plein aux doyens.
05:59 Mais quand la suie rabattait de nous vers l'est,
06:02 quel versant le plus sec.
06:05 Au-delà des fours bitronnels,
06:08 il s'écrasait une suie sur le nez.
06:11 Je veux être enculé, tu m'entends.
06:13 Si cette nuit même, les pleurétiques crachent pas leurs caillots.
06:16 Merde, adieu, je vais être encore réveillé vingt fois.
06:20 Des soirs, il simplifiait tout.
06:23 Il montait sur l'escabeau,
06:26 devant la colossale armoire aux échantillons.
06:30 C'était la distribution directe, gratuite et pas solennelle de la pharmacie.
06:36 Vous avez des palpitations, vous, l'haricot vert, qui demandait à la miteuse.
06:40 J'en ai pas. Vous avez des aigreurs,
06:43 des pertes, un peu.
06:46 Oui, non, alors deux gouttes dans de l'eau, je pense, ça vous fera un bien énorme.
06:51 Et les jointures, elles vous font mal.
06:54 Pas d'hémorroïdes.
06:57 À la selle, on y va. Oui.
06:59 Alors des suppositoires pépettes, ils proposaient tous ces rayons.
07:03 Il y en avait pour tous les dérèglements, toutes les diathèses et les manignes.
07:07 Un malade, c'est horriblement cupide.
07:10 Du moment qu'il peut jeter une saloperie dans le cornet, il est content de se trisser.
07:13 Il en demande pas davantage. Il a grand peur qu'on le rappelle.
07:18 Au coup du cadeau, moi, Agustin,
07:21 je l'ai vu rétrécir à dix minutes des consultations
07:24 qui auraient duré au moins deux heures, conduites avec des précautions.
07:31 Il gagnera pas son biftec.
07:35 Apprenez tout de suite ma concierge.
07:40 Il y en a déjà beaucoup trop des médecins par ici.
07:45 Mais c'était exactement observé.
07:58 Je me suis retrouvé pour la pratique.
08:01 Un petit appartement au bord de la zone
08:05 d'où j'apercevais bien les glacis et l'ouvrier toujours qui était su à regarder rien.
08:13 Avec son bras, il se débrouillait.
08:17 Il se débrouillait.
08:20 Il se débrouillait.
08:23 À regarder rien.
08:26 Avec son bras dans un gros coton blanc.
08:30 Blessé du travail.
08:33 Qui sait plus quoi faire et quoi penser,
08:35 pis qui a pas assez pour aller boire et se remplir la conscience.
08:40 Molly avait eu bien raison.
08:44 Je commençais à la comprendre.
08:47 Les études, ça vous change.
08:50 Ça fait l'orgueil d'un homme.
08:53 Faut bien passer par là pour entrer dans le fond de la vie.
08:57 Avant, on tourne autour seulement.
09:00 On se prend pour un affranchi mais on bute dans les riens.
09:03 On rêve de trop.
09:05 On glisse sur tous les mots.
09:07 Ça n'est pas ça.
09:08 Ce n'est rien que des intentions, des apparences.
09:12 Faut autre chose au résolu.
09:19 Avec la médecine, moi, pas très doué,
09:23 tout de même je m'étais bien rapproché des hommes,
09:27 des bêtes, de tout.
09:31 Maintenant, il n'y avait plus qu'à y aller carrément dans le tas.
09:35 La mort court après vous.
09:36 Faut se dépêcher.
09:38 Pis faut manger aussi pendant qu'on cherche
09:40 et passer en dessous la guerre, par-dessus le marché.
09:43 Ça fait bien des choses à accomplir.
09:46 Mais c'est pas commode.
09:49 En attendant, quant au malade, il n'en venait pas bézef.
09:59 Faut le temps de démarrer, comme disait, pour me rassurer.
10:05 Le malade pour l'instant, c'était surtout moi.
10:10 Il y a guère plus lamentable que la gare Ayn Ranci, trouvais-je,
10:15 quand on n'a pas de client, on peut le dire.
10:20 Faudrait pas penser dans ces endroits-là.
10:24 Et moi qui étais venu justement pour penser tranquille
10:29 et de l'autre bout de la terre, encore.
10:33 Petit orgueilleux, c'est venu sur moi noir et lourd,
10:39 et ça m'a plus lâché, il n'y avait pas de quoi rire.
10:44 Un cerveau s'étirant comme il n'y a pas.
10:52 Au matin, la rue de Ville,
10:58 la rue de Ville, la rue de Ville.
11:02 Au matin, la rue devenait comme un grand tapis de tambours battus.
11:08 Ce matin-là, j'ai rencontré Bébert, qui gardait la loge de sa tante,
11:13 partie dehors aux commissions.
11:16 Lui aussi soulevait un nuage du trottoir avec son balai, Bébert,
11:21 qui ferait pas sa poussière dans ces endroits-là,
11:25 et qui avait un peu de rue, carpet de secouer,
11:28 signe de propreté, ménage bien tenu, ça suffit,
11:31 on peut puer de la gueule, on est tranquille après ça.
11:35 Tant qu'il faut aimer quelque chose,
11:37 on risque moins avec les enfants qu'avec les hommes.
11:40 On a au moins l'excuse d'espérer qu'ils seront moins carnes que nous autres.
11:44 Plus tard, on savait pas.
11:48 Sur sa face, livide,
11:52 il avait cet infini petit sourire d'affection pure
11:56 que je n'ai jamais pu oublier.
12:00 Une gaieté pour l'univers.
12:06 Peut-être en ont encore un peu après les vingt ans passés
12:10 de cette affection facile, celle des bêtes.
12:14 Le monde n'est pas ce qu'on croyait, voilà tout,
12:17 mais on a changé de gueule, et comment, puisqu'on s'était trompé.
12:22 Toute la vache compte bien en moins de deux.
12:27 La tante à bébère rentrait des commissions.
12:35 Elle avait déjà pris le petit verre,
12:38 faut bien dire également qu'elle reniflait un peu les terres.
12:44 Habitude qu'elle avait contracté alors qu'elle avait servi chez un médecin
12:47 et qu'elle avait eu si mal aux dents de sagesse.
12:50 Il lui en restait plus que deux des dents par devant,
12:52 mais elle manquait jamais de les brosser.
12:54 Quand on est comme moi, qu'on a servi chez un médecin,
12:56 on connaît l'hygiène.
12:58 Elle donnait des consultations médicales dans le voisinage,
13:01 et même assez loin, jusque sur Besan.
13:08 Il m'aurait intéressé de savoir si elle pensait quelquefois à quelque chose,
13:11 la tante à bébère.
13:13 Mais non, elle pensait à rien.
13:19 Elle parlait énormément sans jamais penser.
13:25 Quand nous étions seuls, sans un discret alentour,
13:29 elle me tapait d'une consultation.
13:33 C'était flatteur dans un sens.
13:36 "Bébère, docteur, faut que je vous bise,
13:40 parce que vous êtes médecin.
13:42 C'est un petit saligo."
13:45 Il se touche.
13:47 Je ne sais pas qui lui a appris ces saletés-là.
13:50 Je lui défends, mais il recommence.
13:52 Je l'ai pourtant bien élevé, moi.
13:55 Dites-lui qu'il en deviendra fou, conseillère classique.
14:02 "Je ne me touche pas, fille bébère.
14:05 Ce n'est pas vrai, c'est le monde gaga qui m'a proposé."
14:08 "Oh, voyez-vous, je m'en doutais, fille la tante.
14:11 La famille gaga, vous savez, ceux du cinquième,
14:14 c'est tous des vicieux.
14:16 Le grand-père, il paraît qu'il courait après des dompteuses.
14:19 Hein, je vous demande, des dompteuses."
14:25 "Dites-moi, docteur, pendant qu'on est là,
14:27 vous ne pourriez pas lui faire un sirop
14:29 pour l'empêcher de se toucher?"
14:32 Je la suivis jusque dans sa loge
14:35 pour lui inscrire un sirop anti-vice pour le Montbébert.
14:42 J'étais trop complaisant avec tout le monde.
14:45 Je le savais bien.
14:47 Personne ne me payait.
14:51 J'ai consulté à l'œil, surtout par curiosité.
14:56 C'est un tort.
15:03 Je me suis dit que je devais faire une grosse venge
15:05 des services qu'on leur rend.
15:11 Vous devriez peut-être, docteur, aller voir la dame
15:14 à l'entre-sol du 4 de la rue des Mineurs.
15:20 Cette cliente-là qu'il m'indiquait, je la connaissais bien.
15:25 Avec son bassin large,
15:28 ses belles cuisses longues et veloutées,
15:31 quelque chose de tendrement volontaire
15:33 et précisément gracieux qui complète les femmes,
15:36 bien balancées sexuellement.
15:39 Elle était venue me consulter à plusieurs reprises
15:41 depuis que son mal de ventre la tenait.
15:44 A 25 ans, à son troisième avortement,
15:46 elle souffrait de complications
15:48 et ses parents appelaient ça de l'anémie.
15:52 Fallait voir comme elle était solide et bâtie,
15:57 avec du goût pour les coïts comme peu de femelles en ont.
16:02 Discrète dans la vie,
16:04 raisonnable d'allure et d'expression,
16:07 rien d'hystérique, mais bien douée, bien nourrie,
16:11 bien équilibrée, une vraie championne dans son genre, voilà tout.
16:15 Une belle athlète pour le plaisir.
16:19 Pas de mal à ça.
16:23 Rien que des hommes mariés elle fréquentait,
16:26 mais seulement des connaisseurs,
16:28 des hommes qui savent reconnaître et apprécier
16:31 les belles réussites naturelles
16:34 et qui prennent pas une petite vicieuse quelconque
16:36 pour une bonne affaire, non.
16:39 Sa peau mate, son gentil sourire,
16:43 sa démarche et l'ampleur noblement mobile de ses hanches
16:48 lui valaient des enthousiasmes profonds,
16:52 mérités de la part de certains chefs de bureau
16:56 qui connaissaient leur sujet.
17:00 Ils subsistent en vous toujours un petit peu de curiosité de réserve
17:05 pour le côté du derrière.
17:08 On se dit qu'il vous apprendra plus rien le derrière,
17:11 qu'on a plus une minute à perdre à son sujet
17:13 puis on recommence encore une fois,
17:15 cependant rien que pour en avoir le cœur net qu'il est bien vide
17:18 et on apprend tout de même quelque chose de neuf à son égard,
17:21 ça suffit à vous remettre en train d'optimisme,
17:23 on se remet à penser, on pense plus clairement qu'avant,
17:26 on se remet à espérer alors qu'on espérait plus du tout.
17:30 Alors fatalement on y retourne au derrière,
17:33 pour le même prix.
17:37 En somme, toujours des découvertes dans un vagin,
17:41 pour tous les âges.
17:44 Seulement, ils pouvaient tout de même pas divorcer pour ça les chefs de bureau.
17:50 C'était même une raison supplémentaire pour demeurer heureux en ménage.
17:54 Alors, à chaque fois au troisième mois qu'elle était enceinte,
17:58 ça ne manquait pas,
18:00 elle allait chercher la sage-femme.
18:04 Quand on a du tempérament et quand on n'a pas un cocu sous la main,
18:08 on ne rigole pas tous les jours.
18:12 Sa mère m'entrevrit la porte du palier avec des précautions d'assassinat.
18:18 Elle chuchotait, la mère,
18:20 mais si fortement, si intensément que c'était pire que des imprécations.
18:24 "Qu'ai-je pu faire au ciel, docteur, pour avoir une vie pareille ?
18:28 Vous n'en direz du moins rien à personne dans notre quartier, docteur."
18:33 Elle n'arrêtait pas d'agiter ses frayeurs
18:36 et de se gargariser avec ce que pourraient en penser les voisins et les voisines,
18:40 en transe de bêtise inquiète qu'elle était.
18:42 Ça dure longtemps ces états-là.
18:44 Elle me laissait m'habituer à la pénombre du couloir,
18:47 à l'odeur des poireaux pour la soupe,
18:49 aux papiers des murs, à leur ramage sot, à sa voix détranglée.
18:53 Enfin, de bafouillages en exclamations, nous parvîmes auprès du lit de la fille.
18:58 Prostrée, la malade à la dérive.
19:03 J'ai voulu l'examiner, mais elle perdait tellement de sang,
19:06 c'était une telle bouillie qu'on ne pouvait rien voir de son vagin, des caillots.
19:10 Ça faisait glouglou entre les jambes, comme dans le coup coupé du colonel à la guerre.
19:14 J'en remis le gros coton et remontai la couverture simplement.
19:19 La mère ne regardait rien, n'entendait qu'elle-même.
19:23 J'en mourrais docteur, qu'elle te l'armait.
19:27 J'en mourrais de honte.
19:29 Je n'essayais point de la dissuader.
19:32 Je ne savais que faire.
19:36 Dans la petite salle à manger d'à côté, nous aperçuvions le père qui allait de long en large.
19:42 Lui ne devait pas avoir son attitude prête encore pour la circonstance.
19:46 Peut-être attendait-il que les événements se précisassent avant de se choisir un maintien.
19:50 Il demeurait dans des sortes de limbes.
19:54 Les êtres vont d'une comédie vers une autre.
19:58 Entre temps, la pièce n'est pas montée.
20:01 Ils n'en discernent pas les contours encore, leurs rôles propices.
20:05 Alors ils restent là, les bras ballant devant l'événement,
20:09 les garçons repliés comme un parapluie,
20:12 brolochants d'incohérences, réduits à eux-mêmes,
20:16 c'est-à-dire à rien,
20:20 vaches en train.
20:24 Mais la mère, elle, elle me tenait le rôle capital entre la fille et moi.
20:29 Le théâtre pouvait crouler, elle s'en foutait.
20:32 Elle s'y trouvait bien, bonne, belle.
20:36 Je ne devais compter que sur moi-même pour rompre ce merdeux charme.
20:42 Je hasardais un conseil de transport immédiat à l'hôpital pour qu'on l'opère en vitesse.
20:47 Malheure de moi, du coup, je lui ai fourni sa plus belle réplique, celle qu'elle attendait.
20:51 L'hôpital, docteur, à nous, l'hôpital, c'est un comble.
20:58 Il n'y avait plus rien à dire.
21:01 Je m'assis donc et l'écoutais, la mère, se débattre encore plus tumultueusement,
21:05 pétrée dans les sornettes tragiques.
21:08 Trop d'humiliation, trop de gêne, porte à l'inertie définitive.
21:12 Le monde est trop lourd pour vous, tant pis.
21:16 Pendant qu'elle invoquait, provoquait le ciel et l'enfer,
21:20 Tony truait de malheur, je baissais le nez.
21:23 Et baissant des confits, je voyais se former sous le lit de la fille une petite flaque de sang.
21:28 Une mince rigole enceintait lentement le long du mur vers la porte.
21:33 Quelques gouttes du sommier chutaient régulièrement.
21:40 Les serviettes entre ses jambes regorgeaient de rouge.
21:45 Je demandais tout de même à voix timide s'il placinta était expulsé déjà tout entier.
21:51 Les mains de la fille, pâles et bleuâtres, pendaient au bout de chaque côté du lit, rabattues.
21:58 À ma question, c'est la mère encore qui a répondu par un flot de gérémiades dégoûtantes.
22:04 Mais réagir, c'était, après tout, beaucoup trop pour moi.
22:08 J'étais si obsédé moi-même depuis si longtemps par la déveine, je dormais si mal,
22:13 que je n'avais plus du tout d'intérêt dans cette dérive à ce que ceci arrive plutôt que cela.
22:18 Je pensais seulement qu'on était mieux à écouter cette mère toute gueulante assise que debout.
22:24 Qu'une grande chose suffit à vous faire plaisir quand on est devenu bien résigné.
22:29 Et puis quelle force ne m'aurait-il pas fallu pour interrompre cette farouche.
22:35 Au moment même où elle ne savait plus comment sauver l'honneur de la famille.
22:39 Quel rôle ! Et qu'elle ne hurlait encore.
22:43 Après chaque avortement, j'en avais l'expérience, elle se déployait de la même façon,
22:47 entraînée bien entendu à faire de mieux en mieux à chaque fois.
22:50 Aujourd'hui, cela durerait ce qu'elle voudrait, elle était prête à décupler ses effets.
22:58 Elle aussi songeais-je, en la regardant, avait dû être une belle créature la mère,
23:05 bien pulpeuse en son temps,
23:10 et plus verbale toutefois, plus démonstrative, gaspilleuse d'énergie,
23:16 plus démonstrative que la fille dont l'intimité concentrée avait été par la nature vraiment admirablement réussie.
23:24 Ces choses n'ont pas encore été étudiées merveilleusement comme elles le méritent.
23:32 La mère devinait cette supériorité animale de sa fille sur elle,
23:36 et jalouse réprouvait tout d'instinct,
23:39 dans sa manière de se faire baiser à des profondeurs inoubliables, et de jouir comme un continent.
23:45 Ce thème théâtral du désastre en tout cas l'enthousiasmait.
23:49 À la caparée de ces trémolos douloureux, notre petit monde rétrécit,
23:53 nous étions en train de merdouiller encore par sa faute,
23:56 on ne pouvait songer à l'éloigner, je l'aurais cependant bien dû tenter, faire quelque chose,
24:00 c'était mon devoir comme on dit, mais j'étais trop bien assis, et trop mal debout.
24:08 Chez eux, c'était un peu plus gay que chez les engrouilles,
24:13 et aussi laid, mais plus confortable.
24:16 Il y faisait bon.
24:18 Pas sinistre comme là-bas, seulement vilain, tranquillement.
24:26 Je n'avertis point la mère à propos de la mare de sang,
24:29 que je voyais se former sous le lit, ni des gouttes du somnier qui chutèrent régulièrement.
24:34 La mère aurait crié encore plus fort, et ne m'aurait pas écouté davantage,
24:37 elle n'en finirait jamais de se plaindre et de s'indigner.
24:41 Elle était vouée.
24:44 Autant se taire,
24:53 et regarder dehors par la fenêtre les velours gris du soir,
25:00 prendre déjà la venue d'en face,
25:04 maison par maison,
25:07 d'abord les petites,
25:10 et puis les autres,
25:12 les grandes enfin sont prises,
25:15 et puis les gens qui s'agitent parmi,
25:19 de plus en plus faibles,
25:22 équivoques,
25:24 et troubles,
25:26 hésitant d'un trottoir à l'autre avant d'aller verser dans le noir.
25:33 Si cette mère avait pris un petit temps pour souffler,
25:38 ou même un grand moment de silence,
25:41 on aurait pu au moins se laisser aller à renoncer à tout,
25:45 à essayer d'oublier qu'il fallait vivre,
25:49 mais elle me traquait.
25:51 Si je lui donnais un lavement docteur, qu'en pensez-vous ?
25:55 Je ne répondis ni par oui, ni par non,
25:58 mais je conseillais une fois de plus l'envoyer immédiat à l'hôpital.
26:02 D'autres glapissements encore plus aigus,
26:05 plus déterminés, plus stridents en réponse, rien à faire.
26:10 Je me dirigeais lentement le long du mur vers la porte.
26:13 L'ombre à présent nous séparait du lit.
26:17 Je ne discernais presque plus les mains de la fille posées sur les draps
26:23 à cause de leur pâleur semblable.
26:25 "Promettez-moi docteur que vous ne direz rien à personne dans notre quartier,
26:29 hein, vous me le jurez", elle me suppliait.
26:32 Je promettais tout ce qu'on voulait.
26:34 Je tendis la main.
26:36 Ce fut 20 francs.
26:39 Elle referma derrière moi la porte, peu à peu.
26:49 En bas, la tante Habébert m'attendait avec sa tête de circonstance.
26:53 "Ça va pas alors ?" qu'elle s'enquêrait.
26:56 Je compris qu'elle m'avait attendu là pendant plus d'une demi-heure déjà
26:59 pour toucher sa commission d'usage.
27:02 Deux francs que je n'échappe pas.
27:05 "Et chez les Enrouilles alors, ça a marché ?" voulut-elle savoir.
27:08 "Ils ne m'ont pas payé", c'était vrai.
27:11 Son sourire, son sourire, son sourire, son sourire,
27:15 "Ils ne m'ont pas payé", c'était vrai.
27:18 Son sourire, préparé, se tournant en mou à la tante,
27:22 elle me suspectait.
27:24 "C'est pas malheureux de pas savoir se faire payer ?
27:27 Comment voulez-vous que les gens vous respectent ?
27:30 On paye comptant au jour d'aujourd'hui ou jamais ?"
27:33 C'était exact aussi.
27:36 Je filais.
27:39 J'avais mis mes haricots à cuire avant de partir.
27:43 C'était le moment, la nuit tombée, d'aller acheter mon lait.
27:48 Pendant la journée, les gens avaient le sourire
27:51 quand ils me croisaient avec ma bouteille.
27:54 Forcément, pas de bonne.
28:00 Et puis l'hiver a traîné.
28:08 C'était allé pendant des mois et des semaines encore.
28:13 On n'en sortait plus de la brume et de la pluie au fond de tout.
28:21 Les malades ne manquaient pas.
28:24 Mais il n'y en avait pas beaucoup qui voulaient ou qui pouvaient payer.
28:29 La médecine, c'est un gras.
28:33 Quand on se fait honorer par les riches, on a tout d'un larbin.
28:36 Par les pauvres, on a tout du voleur.
28:39 Des honoraires.
28:41 En voilà un mot.
28:44 Ils n'en ont déjà pas assez pour bouffer et aller au cinéma, les malades.
28:48 Faut-il leur en prendre encore du pognon pour faire des honoraires avec ?
28:54 Juste au moment où ils tournaient de l'œil.
28:57 C'est pas commode.
29:00 On laisse aller.
29:02 On devient gentil.
29:05 Et puis on coule.
29:10 De temps en temps, j'achetais des œufs par-ci, par-là.
29:15 Mais mon régime essentiel, en somme, c'était les légumes secs.
29:21 Ils mettent longtemps à cuire.
29:24 Je passais des heures à surveiller leur ébullition dans ma cuisine après ma consultation.
29:33 Et comme je demeurais au premier, j'avais de cet endroit un beau panorama d'arrière-cour.
29:42 Les arrière-cours, c'est les oubliettes des maisons en série.
29:49 J'ai eu bien du temps à moi pour la regarder, la mienne.
29:54 D'arrière-cour.
29:57 Et surtout pour l'entendre.
30:04 Là, viennent craquer, rebondir les cris, les appels des vingt maisons en pourtour.
30:13 Jusqu'aux petits oiseaux des concierges qui moisissaient en pépiant après le printemps,
30:17 qui ne reverront jamais dans leur cage auprès des cabinets,
30:21 qui sont groupés, les cabinets, là, dans le fond d'ombre,
30:24 avec leurs portes toujours déglinguées et ballantes.
30:28 Sans ivronne, mâles et femelles, peuple cibrique,
30:32 effarcisent les cons de leur querelle vantarde et de leur juron incertain et débordant,
30:40 après les déjeuners du samedi, surtout.
30:44 C'est le moment intense dans la vie des familles.
30:49 Des verres plein le nez, on se défie.
30:53 Papa manie la chaise, faut voir, comme une cognée.
30:57 Et maman le tison comme un sabre.
31:00 Garons faibles, alors, c'est le petit qui prend.
31:03 Les torgnoles aplatissent au mur tout ce qui peut pas se défendre et riposter.
31:07 Enfants, chiens, chats, dès le troisième verre de vin, le noir, le plus mauvais,
31:12 c'est le chien qui commence à souffrir.
31:14 On lui écrase la patte d'un grand coup de talon,
31:16 ça lui apprendra à avoir faim en même temps que les hommes.
31:19 Rien à le voir disparaître sous la table en piolant, c'est le signal.
31:25 Rien ne stimule mieux les femmes éméchées comme la douleur des bêtes.
31:30 On n'a pas toujours des taureaux sous la main.
31:38 L'été aussi, tout sentait fort.
31:43 Y'avait plus d'air dans la cour, rien que des odeurs.
31:48 C'est celle du chou-fleur qui l'emporte et facilement sur toutes les autres.
31:53 Un chou-fleur vaut dix cabinets, même s'il déborde, c'est entendu.
31:58 Ceux du deuxième débordaient souvent.
32:01 La mère Cézanne, la concierge du huit,
32:04 arrivait alors avec son jonc-trifouilleur.
32:08 Je l'observais à ses scrimées.
32:11 C'est comme ça que nous finimes par avoir des conversations.
32:17 Moi, docteur, qu'elle me conseillait, si j'étais à votre place,
32:21 je débarrasserais les femmes qui sont enceintes.
32:24 Y'en a des femmes qui font la vie dans ce quartier-ci, c'est à pas y croire.
32:27 Et elles demanderaient pas mieux que de vous faire travailler, moi je vous le dis.
32:30 C'est meilleur qu'à vous occuper des petits employés pour leur varice.
32:33 Surtout que ça, c'est du content.
32:37 La mère Cézanne avait un mépris aristocratique
32:42 qui lui venait je ne sais d'où pour tous les gens qui travaillent.
32:47 Jamais content, les locataires.
32:51 On dirait des prisonniers.
32:54 Faut qu'ils fassent de la misère à tout le monde.
32:57 Un jour, c'est le gaz qui fuit, c'est les cabinets qui se bougent,
33:01 c'est leurs lettres qu'on leur ouvre.
33:03 Toujours emmerdant, toujours à la chicane.
33:06 Y'en a même un qui m'a craché dans son enveloppe du therme.
33:09 Vous voyez ça?
33:13 Même à déboucher les cabinets,
33:15 elles devaient renoncer, la mère Cézanne, tellement c'était difficile.
33:19 Je sais pas ce qu'ils mettent dedans, mais faudrait pas d'abord qu'elle sèche.
33:24 Ils vous préviennent toujours trop tard.
33:27 Ils font exprès d'abord.
33:30 Où j'étais, il a même fallu faire fondre un tuyau, tellement c'était dur.
33:35 Je sais pas ce qu'ils peuvent bouffer.
33:39 C'est de la double.
33:42 Un dimanche, où je n'étais pas de service,
33:53 nous sortîmes ensemble, avec Robinson.
33:57 Au coin du boulevard Magnanim, on est allé prendre à la terrasse un Picassis
34:03 et un Diabolo.
34:06 On ne se parlait pas beaucoup, on n'avait plus grand chose à se dire.
34:12 D'abord, à quoi ça sert les mots, quand on est fixé?
34:18 À s'engueuler, puis c'est tout.
34:22 Il passe pas beaucoup d'autobus le dimanche.
34:29 De la terrasse, c'est presque un plaisir de voir le boulevard tout net,
34:35 tout reposé lui aussi devant soi.
34:39 On avait le gramophone du bistrot derrière.
34:45 Tant tant, tant tant qu'il me fait Robinson.
34:51 Il joue des airs d'Amérique.
34:54 Je les reconnais, ces airs-là, moi.
34:58 C'est les mêmes qu'on jouait à Détroit, chez Molly,
35:04 pendant deux ans qu'il avait passé là-bas.
35:08 Il n'était pas entré bien avant dans la vie des Américains,
35:12 seulement il avait été comme touché quand même par leur espèce de musique,
35:17 où ils essayent eux aussi d'oublier leur lourde accoutumance
35:21 et la peine écrasante de faire tous les jours la même chose
35:24 avec laquelle il se dandine avec la vie qui n'a pas de sens.
35:28 Un peu, pendant que ça joue,
35:32 des ours, ici, là-bas.
35:38 Il n'en finissait pas son cassis à réfléchir à tout ça.
35:45 Un peu de poussière s'élevait de partout.
35:50 Autour des platanes vadrouillent les petits enfants
35:54 barbouillés et ventrus, attirés eux aussi par le disque.
35:59 Personne ne lui résiste, au fond, à la musique.
36:02 On n'a rien à faire avec son cœur, on le donne volontiers.
36:06 Il faut entendre au fond de toutes les musiques l'air sans notes,
36:10 fait pour nous, l'air de la mort.
36:17 Quelques boutiques ouvrent encore le dimanche, par entêtement.
36:24 La marchande de pantoufles sort de chez elle
36:27 et promène en bavardant d'une devanture voisine à l'autre
36:31 ses kilos de varices après les jambes.
36:35 Au kiosque, les journaux du matin pendent,
36:39 avachis et jaunes, un peu, déjà.
36:44 Formidable artichaut de nouvelles en train de rancir.
36:49 Un chien dessus fait pipi.
36:52 Vite, la gérante somnole.
36:55 Un autobus avide fonce vers son dépôt.
36:58 Les idées aussi finissent par avoir leur dimanche.
37:01 On est encore plus ailleurs que d'habitude.
37:04 On est là, vide, on en baverait.
37:07 On est content, on n'a rien à causer parce qu'au fond, il ne vous arrive plus rien.
37:11 On est trop pauvre.
37:15 On aurait peut-être dégoûté l'existence.
37:18 Ce serait régulier.
37:22 Tu vois pas un truc pour sortir de mon métier qui me crève ?
37:26 Il émergeait de sa réflexion.
37:30 Je voudrais sortir de mon business, comprends-tu ?
37:35 J'en ai assez, moi, de me crever comme un mulet.
37:38 Je voudrais aller me promener, moi aussi.
37:41 Tu connais pas quelqu'un qui aurait besoin d'un chauffeur, par hasard ?
37:46 T'en connais pourtant du monde, toi.
37:50 C'était des idées du dimanche.
37:54 Des idées de gentlemen qu'il prenait.
37:57 Je n'osais pas le dissuader et lui insinuer qu'avec une tête d'assassin besogneux comme la sienne,
38:02 personne ne lui confierait jamais son automobile,
38:05 qu'il conserverait toujours un trop drôle d'air avec ou sans livret.
38:09 T'es pas encourageant, somme, qu'il a conclu alors.
38:15 Je m'en sortirai donc jamais.
38:19 C'est donc même plus la peine que j'essaie.
38:23 En Amérique, j'allais pas assez vite, que tu disais.
38:27 En Afrique, c'est la chaleur qui me crevait.
38:30 Ici, je suis pas assez intelligent.
38:34 Mais tout ça, je me rends compte, c'est du bourre-mou.
38:38 Si j'avais du pognon, tout le monde me trouverait bien gentil.
38:42 Ici, là-bas, en Amérique et toi-même.
38:44 C'est-il pas vrai ce que je dis là ?
38:46 Ce qui nous manque, c'est une petite maison de rapport avec six locataires qui payent bien.
38:50 C'est effectivement vrai, répondis-je.
38:53 Il en revenait pas d'être arrivé tout seul à cette conclusion majeure.
38:57 Alors, il me regarda soudain, comme si j'avais un air inouï de dégueulasse.
39:03 Mais dis donc, toi, t'as le bon bout.
39:10 Tu vends tes bobards aux crevards et pour le reste, tu t'en fous.
39:14 T'arrives et tu pars quand tu veux.
39:16 T'es pas contrôlé, rien.
39:19 T'as la liberté, en somme.
39:22 T'as l'air gentil, mais t'es une belle vache, tout dans le fond.
39:29 T'es une belle vache.
39:32 T'es injuste, Robinson.
39:36 T'es injuste.
39:40 Nous voici encore seuls.
39:59 Tout cela est si lent, si lourd, si triste.
40:08 Bientôt, je serai vieux et ce sera enfin fini.
40:14 Il est venu tant de monde dans ma chambre.
40:18 Ils ont dit des choses.
40:21 Ils ne m'ont pas dit grand chose.
40:25 Ils sont partis.
40:28 Ils sont devenus vieux, misérables et lents, chacun dans un coin du monde.
40:40 Hier, à huit heures, madame Bérange, la concierge, est morte.
40:49 Une grande tempête s'élève de la nuit.
40:52 Tout en haut, nous sommes, la maison tremble.
40:55 C'était une douce et fidèle et gentille amie, de main en lanterre, rude et saule.
41:02 Elle était vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse.
41:09 Je lui ai dit, dès le premier jour, quand elle a toussé, ne vous allongez pas, surtout.
41:16 Restez assise dans votre lit.
41:20 Je me méfiais.
41:23 Et puis voilà.
41:27 Et puis tant pis.
41:34 Je n'ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde.
41:41 Je vais leur écrire qu'elle est morte, à ceux qui m'ont connu, qui l'ont connu, où sont-ils?
41:50 Je voudrais que la tempête fasse encore bien plus de boucans, que les toits s'écroulent,
41:54 que le printemps ne revienne plus, que notre maison disparaisse.
41:59 Elle savait, madame Bérange, que tous les chagrins viennent dans les lettres.
42:05 Je ne sais plus à qui écrire.
42:08 Tous ces gens sont loin.
42:11 Ils ont changé d'âme pour mieux trahir, mieux oublier, parler toujours d'autre chose.
42:23 Vieille madame Bérange, son chien qui louche, on le prendra, on l'emmènera.
42:36 Tout le chagrin des lettres, depuis vingt ans bientôt, s'est arrêté chez elle.
42:41 Il est là, dans l'odeur de la mort récente, d'un incroyable, aigre goût.
42:47 Il est là, il vient des chlores, il est là, il rôde.
42:53 Il nous connaît, nous le connaissons à présent, il ne s'en ira plus jamais.
42:58 Il faut éteindre le feu dans la loge.
43:01 À qui vais-je écrire?
43:04 Je n'ai plus personne.
43:08 Plus un être pour recueillir doucement l'esprit gentil des morts.
43:18 Pour parler après ça plus doucement aux choses.
43:24 Courage pour soi tout seul.
43:31 Sur la fin, ma vieille bignole, elle ne pouvait plus rien dire.
43:34 Elle étouffait, elle me retenait par la main.
43:36 Le facteur est entré, il l'a vu mourir.
43:38 Un petit ok, c'est tout.
43:43 Bien des gens sont venus chez elle autrefois pour me demander où sont-ils.
43:48 Ils sont repartis loin, très loin dans l'oubli, se chercher une arme.
43:56 Le facteur a ôté son képi.
44:00 Je pourrais dire moi toute ma haine.
44:04 Je sais.
44:07 Je le ferai plus tard s'ils ne reviennent pas.
44:12 J'aime mieux raconter des histoires.
44:17 J'en raconterai de telles qu'ils reviendront exprès pour me tuer des quatre coins de la terre.
44:27 Alors ce sera fini.
44:32 Et je serai bien content.
44:37 [SILENCE]
44:47 [SILENCE]

Recommandations