• il y a 7 mois
Par définition, la police dispose de la force. Mais les conditions de l’usage légitime de cette force font nécessairement débat en démocratie.

Fabien Jobard est politologue, directeur de recherches au CNRS, et co-auteur avec Olivier Fillieule de “Politiques du désordre” (Seuil, 2020), un ouvrage qui raconte le glissement depuis une vingtaine d’années vers une gestion autoritaire et brutale du maintien de l’ordre.

La véritable fonction de la police est-elle de maintenir l’ordre ou de protéger les citoyens ? La police a-t-elle nécessairement vocation à recourir à la force ? A quoi sert la police ?

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Transcription
00:00 Dans les films américains, la police c'est ça.
00:08 En vrai, la réalité du métier c'est sans doute plutôt ça.
00:13 Mais quand on va manifester aujourd'hui, le policier c'est souvent ça.
00:18 Fabien Jlobart est politologue, directeur de recherche au CNRS,
00:22 auteur de plusieurs livres sur la police et notamment de "Politique du désordre",
00:26 un ouvrage qui raconte comment s'est opéré en France depuis une vingtaine d'années,
00:29 un glissement vers une gestion autoritaire et brutale du maintien de l'ordre.
00:33 Par définition, la police dispose de la force.
00:35 Mais les conditions de l'usage de cette force font débat en démocratie.
00:38 La véritable fonction de la police est-elle de maintenir l'ordre, de protéger les citoyens ?
00:42 La police a-t-elle nécessairement vocation à recourir à la force ?
00:45 À quoi sert la police ?
00:46 La première chose à savoir sur la police,
00:57 c'est que c'est une institution récente en Europe.
01:00 Bien plus récente par exemple que l'institution fiscale ou judiciaire.
01:03 La police, telle qu'on la connaît aujourd'hui,
01:05 c'est-à-dire un service public d'agents, plus souvent des hommes,
01:10 très récemment des femmes, en uniforme,
01:13 chargé de garantir la sécurité publique,
01:18 de défendre les institutions,
01:20 et de découvrir les auteurs de crimes ou de délits.
01:26 Ça c'est très récent.
01:27 C'est en gros depuis le début du 19e siècle,
01:30 et même on peut dire en ce qui concerne la fonction judiciaire,
01:34 c'est-à-dire l'élucidation des crimes,
01:36 courant du 19e siècle, fin du 19e siècle en fait.
01:40 Mais alors comment est-ce qu'on faisait avant ?
01:42 Il y avait bien des crimes avant ?
01:44 Évidemment.
01:45 C'est pas qu'il n'y avait pas de crimes avant 1830.
01:49 Mais la sécurité du quotidien était confiée
01:54 à, en ville, ce qu'on appelait des milices bourgeoises.
01:58 Les milices bourgeoises, ce sont des milices de classe
02:02 qui protègent les intérêts et surtout les biens des possédants,
02:06 et qui visent à éloigner la plèbe,
02:09 les non-possédants de l'accès à ses biens.
02:12 Lorsqu'à la fin du 18e siècle, début du 19e siècle,
02:19 la ville explose littéralement sous l'effet de l'industrialisation,
02:23 lorsque les masses ouvrières en provenance des campagnes
02:26 prennent la ville,
02:28 des forces de police sont cette fois nécessaires,
02:33 elles sont mises sur pieds parce que les milices bourgeoises,
02:35 évidemment, ne parviennent plus à elles seules à assurer l'ordre.
02:39 Ces agents-là ont évidemment pour mission première
02:43 de défendre l'ordre, qui est un ordre public,
02:46 mais qui est aussi un ordre social.
02:48 Il s'agit de ne pas atteindre la propriété.
02:50 La police a donc pour fonction de perpétuer un certain ordre politique.
02:54 Quand elle se mise en place, elle a pris le relais des milices bourgeoises,
02:57 mais aussi de l'armée qu'on envoyait jusqu'alors
02:59 pour rétablir l'ordre en cas des meutes.
03:00 Or l'État a justement eu à cœur d'afficher le fait
03:03 que le policier n'est pas un soldat,
03:04 que le maintien de l'ordre à l'intérieur d'un pays,
03:06 ce n'est pas la même chose que la guerre.
03:07 Le 19e siècle est donc marqué par une lente pacification du maintien de l'ordre.
03:11 Il y a certes plusieurs épisodes de répression très violente,
03:14 comme par exemple pendant la commune de Paris,
03:15 mais globalement, on appelle moins l'armée pour gérer les foules,
03:18 la police se professionnalise,
03:20 le principe des sommations à haute voix est plus respecté
03:23 et le nombre de morts lors des rassemblements diminue.
03:25 Et cette volonté de pacification transparaît dans le nom même
03:28 qui est donné aux sergents de police
03:30 et qu'on appelle à la fin du 19e siècle "les gardiens de la paix".
03:33 Les surnoms que portent les policiers,
03:35 c'est ce qui va caractériser la relation des citoyens au pouvoir politique.
03:42 Si on prend le bobby, par exemple,
03:45 c'est un diminutif, effectivement, à une appellation plutôt sympa,
03:49 et c'est un diminutif du fondateur quasi mythique désormais de la police anglaise
03:55 qui est Robert Peel, Robert donc Bob Bobby,
03:58 qui est donc ce conservateur anglais
04:03 qui avait maintenu l'ordre en Irlande
04:05 et qui avait en quelque sorte vendu l'idée de police aux Anglais.
04:14 Si on prend les policiers français et notamment les policiers parisiens,
04:19 ils se sont vus qualifiés de gardiens de la paix
04:23 sous influence anglaise, précisément.
04:26 Il se trouve que Napoléon III,
04:28 qui revient d'exil au milieu du 10e siècle,
04:31 prend l'idée du bobby avec lui.
04:32 Il essaye de faire en sorte que les policiers,
04:36 les sergents de ville à Paris,
04:37 deviennent des gardiens de la paix.
04:40 Il va même tenter de les désarmer, comme en Angleterre,
04:43 parce qu'on se souvient qu'en Angleterre,
04:44 les policiers ne sont pas armés
04:46 et ne veulent toujours pas l'être aujourd'hui.
04:48 Il va tenter de désarmer les policiers parisiens,
04:50 l'expérience va tourner court, donc il va les réarmer.
04:53 Mais si on regarde les gants blancs et le bâton blanc
05:00 du gardien de la paix parisien de la fin du 19e siècle,
05:04 ça c'est une formidable petite invention
05:07 qui signifie comme le nom, comme la sonorité gardien de la paix,
05:10 qui signifie comme ça visuellement que
05:13 le gardien de la paix ne se salit pas les mains.
05:15 Ce n'est pas une brute.
05:17 Il indique, il suggère, mais il ne fera pas.
05:20 Au 20e siècle, ce processus de pacification se poursuit,
05:25 à tel point que la France a longtemps pu s'enorgueillir
05:27 d'être un modèle en termes de gestion apaisée des foules.
05:29 On peut citer la phrase du préfet Maurice Grimaud,
05:32 rappelant en 1968 à ses agents que
05:34 "frapper un homme à terre, c'est se frapper soi-même".
05:36 Et ce qu'explique Fabien Jobart, c'est qu'entre 1968 et 1999,
05:40 alors que la manifestation de rue s'institutionnalise,
05:42 la doctrine du maintien de l'ordre se fonde alors
05:45 sur le retardement maximum du recours à la force,
05:47 le maintien d'un contact permanent avec les organisateurs
05:50 et la tolérance pragmatique de certains désordres.
05:52 On est l'une des très rares, sinon la seule force de maintien de l'ordre dans le monde,
05:55 qui dans son historique, a le fait de ne pas faire de trou.
06:01 Nous on fait des bosses.
06:02 C'est vrai que quelqu'un qui s'est retrouvé à subir une charge,
06:09 en général, il peut avoir des petits problèmes,
06:14 quelques contusions, il peut être un peu abîmé.
06:18 Mais on tire pas sur la foule.
06:20 Alors qu'est-ce qui fait que le sujet des violences policières
06:23 revient sur le devant de la scène aujourd'hui ?
06:24 La question s'est posée dans un premier temps dans le contexte
06:26 non pas de la manifestation, mais des banlieues.
06:28 Dès les années 80, la France a connu plusieurs séquences
06:31 où la mort d'un jeune au contact de la police a entraîné des émeutes urbaines.
06:34 Images terribles de voix en velin,
06:36 confrontées à la colère de centaines de jeunes.
06:39 À l'origine, la mort dans des circonstances troubles de Thomas Claudio, 21 ans.
06:43 Plus récemment, c'est la mort de Naël qui a déclenché plusieurs jours d'émeutes.
06:48 En France, la question policière est une question très vivement débattue.
06:54 Ça a l'air un peu idiot ce que je dis,
06:56 mais tant ça nous est naturel à nous, Français,
07:01 mais si vous allez en Angleterre, en Italie, en Allemagne,
07:05 la police ne fait pas les grands titres des journaux
07:08 comme en France, ou en tout cas beaucoup plus rarement.
07:10 En France, ce sont les questions de maintien de l'ordre
07:12 qui reviennent au devant de la scène,
07:15 les questions de violence, les questions de racisme.
07:17 Le moment est venu pour la France de s'attaquer sérieusement
07:20 au problème profond du racisme et de la discrimination raciale
07:23 parmi les forces de l'ordre.
07:25 Est-ce que la police française est plus raciste que d'autres polices ?
07:29 En France, pendant le confinement,
07:31 on a eu vent d'une affaire un peu particulière
07:35 en Seine-Saint-Denis, à l'île Saint-Denis.
07:37 Un ouvrier égyptien avait plongé dans la Seine
07:41 pour échapper à un contrôle de police.
07:44 Or, "bico" est une expression évidemment injurieuse,
07:52 mais que plus personne n'emploie.
07:54 C'est une expression qui remonte à la guerre d'Algérie.
07:57 C'est assez fascinant parce que ça suggérerait
08:01 qu'un policier de 25 ans,
08:04 donc né à la fin des années 90, début des années 2000,
08:09 emploie des expressions que son père,
08:12 voire son grand-père, employait.
08:13 Et là, évidemment, ça éveille les soupçons
08:15 sur ce qu'on appelle le racisme institutionnel,
08:18 c'est-à-dire l'idée qu'à l'intérieur de l'institution policière
08:23 seraient conservées des marques de racisme
08:27 qui remontent à d'autres temps.
08:29 Et c'est une idée qui n'est pas complètement infondée
08:33 quand on observe l'histoire sociale de la police.
08:36 La police parisienne, c'est-à-dire la police de l'île de France,
08:40 a été très profondément marquée par la guerre d'Algérie,
08:43 au sens où le mandat avait été donné aux préfets successifs
08:47 de lutter contre le FLN sur le sol métropolitain.
08:54 Ça a amené une culture particulièrement discriminante,
09:01 violente, raciste des policiers parisiens
09:04 à l'égard des Nord-Africains.
09:06 Et puis, des événements tels que ceux qu'on connaît,
09:09 comme le 17 octobre 1961.
09:11 C'est la première fois depuis le début de la guerre, en 1954,
09:15 que les Algériens prennent le risque de manifester ainsi
09:17 dans les rues de Paris.
09:18 C'est tout de suite la répression.
09:20 Quelques photos, quelques mètres de films, aucun son,
09:24 c'est tout ce qu'il nous reste de cette nuit de violence organisée.
09:27 Pour certains manifestants, c'est sur le pavé des boulevards
09:30 que le voyage est plus fin.
09:32 Mais c'est loin tout ça.
09:34 C'est à 60 ans.
09:35 Algérie est indépendante depuis 1962, on est en 2023.
09:39 Qu'est-ce qui fait que ça se perpétue ?
09:40 Dans les années 60, la France est un pays d'immigration
09:44 et on va chercher les travailleurs des campagnes algériennes,
09:50 principalement, pour les loger dans les grands ensembles,
09:55 pour les loger dans ce qu'on appelle aujourd'hui les cités
09:57 des villes de banlieue, pour qu'ils aillent travailler à l'usine
10:00 et apporter leur contribution aux Trente Glorieuses françaises.
10:04 Les villes dans lesquelles ils sont installés, ces immigrés-là,
10:07 ce sont des ensembles qui sont complètement sous-dotés en police.
10:12 Et quand les policiers sont en situation minoritaire
10:14 ou en situation, en tout cas, exiguë sur un territoire,
10:17 la tentation, c'est de faire appel à des renforts,
10:22 des CRS, des gendarmes mobiles,
10:24 pour assurer la prévention des désordres.
10:29 Et lorsque des compagnies républicaines de sécurité
10:33 ou des escadrons de gendarmes immobiles
10:34 sont envoyés pour des missions dites de sécurisation,
10:37 ces unités-là se postent au point de passage
10:39 entre la périphérie et le centre,
10:42 là où elles vont pouvoir contrôler les identités,
10:45 s'assurer de qui va, qui vient,
10:48 et rappeler aux populations périphériques
10:51 que la police est là pour veiller à leurs ambitions
10:57 de gagner les centres-villes.
10:58 Tout ça trouve parmi ces sources d'inspiration
11:01 les polices coloniales.
11:03 Dans les colonies, qui sont des immenses espaces,
11:06 avec des lieux très concentrés de richesse et de pouvoir,
11:11 en gros les ports et les petits domaines
11:15 sur lesquels vivent les populations, les colons,
11:22 la police a une fonction,
11:23 protéger ces lieux-là de tout l'environnement.
11:27 Elle ne va pas chercher à savoir qui fait quoi ailleurs.
11:32 La police coloniale, c'est la police des centres-villes,
11:35 la police des ports, la police des lieux de commerce.
11:37 Et ça, c'est quelque chose que l'on voit très bien en France.
11:40 La faculté ou la capacité qui est donnée aux policiers,
11:43 sur réquisition de procureur de la République,
11:45 peu importe, de contrôler l'identité des individus,
11:48 même s'ils n'ont pas commis d'infraction.
11:50 Dès les années 60, les populations immigrées
11:55 habitant dans les grands ensembles sont souvent soumises
11:58 à des contrôles d'identité avec fouilles
11:59 par une police marquée par la guerre d'Algérie.
12:01 Mais ce qui fait que les relations avec la police restent tendues,
12:04 malgré le renouvellement des générations,
12:06 est surtout lié aux mutations économiques
12:08 et à la désindustrialisation,
12:09 avec 2 millions d'emplois qui ont disparu depuis 1975.
12:12 Les premiers jeunes qui se retrouvent sur le carreau,
12:16 qui se retrouvent donc dans la rue à rien faire,
12:18 c'est les jeunes hommes sortis du système scolaire sans qualification.
12:23 Évidemment, les populations auteurs de délinquances de voie publique
12:28 se recrutent massivement chez cette jeunesse désœuvrée,
12:32 parce que les portes des usines l'auront fermée devant le nez,
12:36 et qui sont des populations immigrées.
12:38 Donc votre calcul n'est pas très compliqué.
12:40 Il est de vous dire de façon tout à fait naturelle
12:43 que ceux qui posent problème en France,
12:46 ce sont les immigrés.
12:47 Quand on analyse l'histoire sociale de la police,
12:51 on se rend compte que cette période ouverte par la ganguerie
12:55 est en fait une période qui s'est prolongée très longuement
12:58 à la faveur de l'histoire sociale,
13:02 l'histoire économique française,
13:03 qui est une histoire de désindustrialisation.
13:05 Et si vous en comparez 3 pays,
13:07 qui seraient Angleterre, Allemagne, France,
13:10 ce sont des pays très proches d'une certaine manière.
13:12 Vous noterez assez vite que France et Angleterre
13:15 ont été caractérisés par des épisodes de violences urbaines,
13:18 et l'Allemagne n'a jamais été touchée par ça.
13:20 Lorsque vous regardez la part de l'industrie manufacturière
13:24 dans le PIB dans ces deux pays,
13:25 vous constatez qu'elle est de 20% en Allemagne,
13:27 et elle est de 10 ou 11% en France et en Angleterre.
13:30 La combinaison de ce passif colonial et de la désindustrialisation
13:33 a donc créé une situation explosive dans les banlieues,
13:36 où les relations n'ont fait que se dégrader
13:37 entre les jeunes et les forces de l'ordre.
13:39 Bounat Rahore, 15 ans, et Zied Bena, 17 ans,
13:41 trouvent la mort dans un transformateur électrique à Clichy-sous-Bois,
13:44 après avoir fui un contrôle de police.
13:46 Les révoltes urbaines déclenchées en 2005
13:48 par la mort de Zied et Bouna
13:50 ont provoqué un tournant dans la militarisation de la police,
13:53 qui s'est vue massivement équipée en LBD et grenades lacrymogènes.
13:56 Mais depuis quelques années, c'est dans un autre contexte
13:58 que la question du recours abusif à la force est pointée du doigt,
14:01 celui de la manifestation.
14:02 On a vu que pendant les années 80 et 90,
14:04 la France se targuait d'exceller dans l'art du maintien de l'ordre
14:07 efficace et mesuré.
14:08 Mais ça, ça a pris fin au début des années 2000.
14:11 Et cette brutalisation est en partie liée
14:12 au changement de statut de la manifestation
14:14 dans la démocratie en France.
14:16 La gestion des manifestations en France
14:19 a connu un tournant
14:21 vers une gestion plus brutale,
14:25 plus immédiate, plus frontale
14:28 qu'elle ne l'était auparavant,
14:30 il y a 20 ou 25 ans.
14:33 Ça a plusieurs explications,
14:35 notamment le pouvoir de la manifestation
14:37 n'est plus du tout le même que celui
14:39 qu'il était il y a 20 ou 30 ans.
14:41 Dans les années 70, 80, 90 encore,
14:46 manifester, c'était encore avoir une chance
14:49 de peser sur la décision politique.
14:51 Parce qu'à côté du pouvoir des élus,
14:55 députés, sénateurs,
14:57 il y avait le pouvoir du nombre en quelque sorte.
14:59 Et qu'une large mobilisation
15:02 était une mobilisation qui pouvait légitimement
15:05 participer à l'élaboration de la loi.
15:07 Après Juppé, 1995,
15:10 tous les gouvernements se sont succédés
15:12 en disant "la rue ne gouverne pas".
15:15 La rue doit s'exprimer,
15:17 mais ce n'est pas la rue qui gouverne.
15:18 La démocratie, ce n'est pas la rue.
15:21 Et la démocratie n'est pas dans la rue.
15:23 Autrement dit, le moment de la manifestation
15:25 n'est plus considéré comme un échange politique,
15:27 mais comme l'occasion de mettre en scène
15:29 la détermination du pouvoir face au désordre.
15:31 Et ce durcissement du pouvoir
15:32 va avoir des effets sur les formes de protestation.
15:35 Le fait que, dans ce que vous prenez part à une manifestation,
15:38 le pouvoir auquel vous vous adressez
15:41 vous dira "manifestez tant que vous pouvez,
15:43 je ne bougerai pas d'un pouce",
15:45 alors la petite musique selon laquelle,
15:47 en France, pour se faire entendre,
15:48 il n'y a que la violence,
15:50 elle commence à être très convaincante.
15:53 Les gens sont convaincus que les gouvernements
15:54 cèdent devant les émeutes urbaines.
15:56 Ça donne ce cocktail explosif qu'on voit en France,
15:58 qui est qu'effectivement,
16:01 les manifestations peuvent très rapidement prendre
16:04 une tournure de confrontation à l'égard des pouvoirs publics.
16:07 Cette attitude plus confrontationnelle,
16:09 on a pu l'observer en France au moment du mouvement
16:11 contre la loi travail de 2016,
16:13 où on voit le retour de ce qu'on appelle le "Black Bloc"
16:15 à la tête des cortèges.
16:16 Mais le phénomène est plus ancien
16:21 et n'est pas propre à la France.
16:22 Les Black Blocs sont présents en marge
16:24 de tous les grands sommets internationaux,
16:25 depuis celui de l'Organisation mondiale du commerce à Seattle en 1999.
16:29 Cette tendance à avoir des manifestants plus offensifs,
16:34 des Black Blocs,
16:35 des manifestants moins encadrés par les syndicats,
16:38 ça arrive partout, ce n'est pas seulement en France.
16:41 Et pourtant, dans les autres pays,
16:43 il y a eu plutôt une trajectoire de recherche de désescalade.
16:47 Les sommets de centre-ville ont été caractérisés
16:50 par des grandes violences Seattle en 1999.
16:53 Göteborg en 2001,
16:57 Gênes en 2001.
16:59 Là, la plupart des pouvoirs publics européens,
17:02 notamment sous l'impulsion de la Suède,
17:03 parce qu'en Suède, les policiers ont sorti leurs armes à feu,
17:07 ont fait feu,
17:08 et ont gravement, grièvement blessé des manifestants.
17:11 C'est en plein centre-ville.
17:14 Le manifestant vient d'être touché dans le dos.
17:17 Il s'écroule.
17:18 La balle lui aurait perforé le poumon
17:20 et il serait actuellement dans un état critique.
17:22 Et là, tout un ensemble de pouvoirs publics européens
17:25 se sont réunis pour dire
17:26 "ne nous laissons pas entraîner dans une spirale,
17:29 dans une escalade de la violence",
17:30 qui est ce à quoi, évidemment,
17:33 les autonomes, les anti-mondialisations,
17:36 telles qu'on les appelait à l'époque,
17:37 aujourd'hui on dit "black bloc",
17:39 mais c'est les mêmes,
17:40 voulaient les entraîner.
17:42 Et donc, les pouvoirs publics,
17:44 ils ont bien vu ce piège qui pouvait se refermer sur eux,
17:46 parce qu'ils avaient l'expérience du terrorisme
17:48 d'extrême-gauche ou d'extrême-droite,
17:51 selon les pays des années 70.
17:54 Et donc, ils ont essayé de réformer
17:58 les manières de maintenir l'ordre dans une manifestation.
18:01 Ça a été, par exemple, le projet Gaudiac,
18:04 développé à l'intérieur de l'Union européenne,
18:08 dans tout un ensemble de pays,
18:10 qui visait donc à ne pas céder
18:12 à la tentation de la spirale de la violence
18:14 et engager des techniques et tactiques de désescalade.
18:18 Alors, il se trouve que la France n'a pas participé.
18:21 Et lorsque le mouvement social
18:22 est revenu frapper à la porte assez vivement
18:25 au printemps 2016,
18:26 à l'occasion de la réforme du Code de travail,
18:28 la loi El Khomri,
18:29 les policiers français ont un peu fait,
18:32 selon leur trajectoire à eux,
18:33 qui était une trajectoire marquée
18:37 par les violences urbaines.
18:38 Et donc, quand vous avez fait 20 ans
18:40 en tant que commissaire de police
18:42 dans une ville de grande banlieue
18:45 ou de banlieue d'Île-de-France,
18:47 et que subitement, on vous demande
18:49 de gérer une manifestation,
18:50 votre culture professionnelle,
18:52 votre savoir-faire, il est du côté des violences urbaines.
18:54 Il n'est plus du tout du côté du maintien de l'ordre public,
18:56 tel qu'on le connaissait dans les années 80.
18:58 Face aux mutations de la protestation sociale,
19:01 la police française n'a pas pris la voie
19:02 de la désescalade,
19:03 elle a pris le chemin inverse,
19:05 en dotant ses forces de l'ordre de l'LBD.
19:06 Le modèle de police qui consiste à
19:09 répondre aux violences urbaines,
19:11 à petit à petit coloniser,
19:15 le modèle maintien de l'ordre qui consiste à
19:17 mettre les foules à distance
19:19 et à employer le plus petit niveau de force possible,
19:24 on le voit bien avec la diffusion des LBD,
19:28 des lanceurs de balles de défense,
19:29 qui sont à l'origine un instrument
19:31 destiné aux violences urbaines
19:32 et qui se sont imposés en maintien de l'ordre aujourd'hui.
19:35 Ça a été un choc pour beaucoup de découvrir
19:42 qu'on pouvait gérer des manifestations,
19:45 y compris des désordres dans les manifestations,
19:48 par le biais de ce type d'armes.
19:51 Ce durcissement du maintien de l'ordre,
19:52 avec cet usage accru des LBD,
19:54 s'est donné à voir de manière spectaculaire en 2018
19:56 dans la répression des Gilets jaunes.
19:58 Le journaliste David Dufresne avait tenu le compte des victimes
20:01 et avait recensé 300 blessures à la tête,
20:03 25 éborgnements et 5 membres arrachés.
20:05 Un niveau de répression qui a forcément pour effet
20:08 de dissuader une partie de la population
20:09 de participer aux manifestations.
20:11 Si on suit la petite carrière de cet armement,
20:20 on se rend compte que la façon dont les manifestations
20:24 de centre-ville étaient gérées pendant les Gilets jaunes
20:27 rendait visible la façon dont la police,
20:33 dans les situations de désordre évidemment,
20:35 agissait dans les périphéries.
20:40 Subitement, ce qu'on a vu,
20:44 c'était des moyens qui avaient été pensés
20:46 pour les jeunes de cité,
20:47 qui étaient désormais employés en centre-ville,
20:50 sur des populations de classe moyenne,
20:57 indépendants, classe moyenne très fragilisées,
21:01 qui se réunissaient dans ces mobilisations Gilets jaunes.
21:05 Aucun pays en Europe n'a vu ces forces de police
21:14 mutiler autant de gens en si peu de temps.
21:16 On peut notamment comparer avec un autre pays comme l'Allemagne,
21:19 où l'approche du maintien de l'ordre est très différente.
21:21 J'en ai parlé avec Andrea Kretschmann,
21:23 qui est sociologue au centre Marc Bloch.
21:25 En France, la police a aussi des armes militaires,
21:32 des LBD et d'autres fusils,
21:35 qui sont tous destinés à faire du policing
21:37 de loin.
21:40 En Allemagne, la police fait du policing de près.
21:46 Ici, si les situations sont tenues,
21:51 si la police agit avec force,
21:54 si les gens se mettent en armes,
21:56 si on utilise du spray de pépé,
21:59 si on met des fusils d'eau,
22:03 les blessures peuvent être élevées.
22:10 Mais dans un contexte moins complexe
22:13 que celui du contexte français,
22:16 la police de protestation en Allemagne
22:19 est plutôt un autre sujet à considérer.
22:25 On ne voit pas la violence sur la rue
22:27 qui a un caractère d'accès,
22:30 mais on voit des changements
22:32 dans le domaine des possibilités juridiques
22:36 de la gestion de la protestation.
22:38 On voit par exemple
22:39 beaucoup d'enregistrements en cours de protestation.
22:42 On voit des préventifs,
22:44 des précautions en cours de protestation.
22:47 Et on voit des changements dans les lois de la réunion
22:50 qui restreignent les droits fondamentaux.
22:54 En Allemagne, on fait beaucoup de groupes de trainings
23:05 et on pratique les tactiques déescalatives,
23:09 comment on parle avec les protestants
23:12 pour que les conflits puissent être résolus
23:14 ou qu'il n'y ait pas de conflits.
23:16 En France, on fait toujours le worst case
23:21 de la démonstration.
23:23 Cela signifie que chaque protestation
23:25 ressemble à un conflit de citoyens
23:27 et que ce protestation est ensuite policée.
23:30 Au début, on fait aussi ce training du worst case.
23:34 Cela pose des problèmes,
23:36 car la police est conditionnée
23:39 à associer les protestations à des grandes dangers,
23:42 à des problèmes de sécurité,
23:46 plutôt que de faire partie
23:49 d'un droit fondamental,
23:52 c'est-à-dire la liberté de l'assemblée.
23:55 Il y a un lien très net entre
24:09 la façon dont on fait la police,
24:11 la culture collective, la culture professionnelle
24:15 au sein des polices
24:16 et la société dans laquelle ils agissent.
24:18 Les institutions policières sont difficiles à modifier
24:21 car vous ne pourrez pas changer la police
24:24 tant que vous ne changez pas
24:27 de manière un peu plus fondamentale
24:29 les grands équilibres macro-sociaux de la société
24:31 dans laquelle cette police intervient.
24:33 Si la police fait débat en France aujourd'hui,
24:35 c'est parce que sa manière de maintenir l'ordre
24:37 a pris un tournant répressif depuis une vingtaine d'années,
24:39 tandis que les voisins européens optent pour la désescalade,
24:42 la police française applique aux manifestants
24:44 les réponses qu'elle avait élaborées face aux violences urbaines
24:46 sur fond de crise économique
24:48 et de perpétuation du rapport colonial.
24:49 Mais si les manifestants des centres-villes
24:51 font aujourd'hui l'expérience
24:52 de ce que les jeunes des quartiers populaires
24:54 vivaient déjà depuis longtemps,
24:55 c'est avant tout pour une raison qui dépasse l'histoire
24:57 et les doctrines de l'institution policière elle-même,
24:59 c'est parce qu'on a retiré à la manifestation
25:01 sa légitimité en tant que contre-pouvoir démocratique.
25:09 Le prochain épisode tourné en public à la Gaîté Lyrique
25:11 aura lieu mardi 9 avril.
25:13 Ce sera avec l'anthropologue Grégory de Laplace
25:15 et on va parler de fantômes.
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