Six mois après l'attaque du Hamas contre Israël, Joann Sfar publie un roman graphique "Nous vivrons", que l'auteur et dessinateur qualifie d'"enquête sur l'avenir des Juifs".
Retrouvez tous les entretiens de 8h20 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien
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00:00 Et avec Léa Salamé, nous recevons ce matin un dessinateur, auteur de bandes dessinées,
00:04 il publie « Nous vivrons en quête sur l'avenir des Juifs », c'est aux éditions Les Arènes.
00:09 Son travail fait par ailleurs l'objet d'une rétrospective au Musée d'art et d'histoire
00:15 du judaïsme à Paris jusqu'au 12 mai prochain.
00:19 Question/réaction, amis auditeurs, amis auditrices, au 01 45 24 7000 et sur l'application de France Inter.
00:27 Johannes Farr, bonjour. Et bienvenue à ce micro.
00:30 Alors ce livre, ce sont 500 pages dessinées en 80 jours dans le sillage immédiat de l'attaque
00:37 d'Israël par le Hamas le 7 octobre dernier.
00:40 C'est une sorte de journal intime, de reportage graphique, couché sur le papier en direct,
00:47 habité par une forme d'urgence.
00:48 Les pages se suivent de manière torrentielle, la réalité de ces six derniers mois se déploie
00:55 en cascade de souvenirs personnels, d'émotions parfois contradictoires, d'incompréhensions.
01:01 On aurait pu imaginer que le 7 octobre, le crayon vous soit tombé des mains, mais non,
01:08 il était toujours là et il est resté votre meilleur ami, votre meilleur allié.
01:13 Oui, enfin, il est tombé puisque j'ai arrêté tous mes autres projets et je me suis mis
01:17 à dessiner le réel, je me suis mis à faire des portraits.
01:19 Je suis parfois saturé par les opinions, l'éditorialisation du réel.
01:24 J'ai eu besoin de voir des gens et d'utiliser le vocabulaire, j'allais dire, de Tintin
01:28 Reporter, c'est aller voir des gens et les faire parler.
01:30 Alors il y a Tintin, il y a aussi Romain Garry, Joseph Kessel, votre père, votre
01:35 chat du rabbin, des fêtes d'anniversaire, des amis, des ennemis, des souvenirs d'enfance,
01:39 Israël, les arabes, l'antisémitisme, bref, toute votre vie, toutes vos angoisses, toutes
01:44 vos obsessions, c'était le livre ou le psy tous les jours en gros ?
01:49 L'échec de ma vie, vous voulez dire.
01:51 Moi, ça fait 30 ans que mon métier, c'est de dessiner des juifs qui ont l'air arabes,
01:54 de raconter la tempérance maghrébine et la façon dont on a vécu ensemble et le rêve,
01:59 se dire, bon, on disait "heureux comme un juif en France", c'est-à-dire globalement
02:02 le débat est possible ici et on se disait, les plus pessimistes, si ça va trop mal,
02:06 un jour on ira en Israël ou on ira aux Etats-Unis.
02:07 Bon, on a l'impression que l'enfer est partout depuis le 7 octobre, c'est-à-dire
02:11 que, je vous le raconte autrement, j'ai commencé à militer pour la Palestine en
02:14 1991.
02:15 Je faisais des rencontres palestiniennes-israéliennes à Jussieu.
02:17 A l'époque, parmi les militants pro-palestiniens, 20% étaient juifs parce qu'on avait de
02:22 la famille là-bas, parce qu'on voulait que ça se passe bien et même si on n'était
02:24 pas d'accord, on débattait.
02:25 Aujourd'hui, c'est plus possible parce qu'il n'y a plus le socle, j'allais
02:28 dire, de connaissance et d'empathie nécessaire pour envisager la complexité de ces questions.
02:32 Et plutôt que des opinions, j'ai essayé de faire parler des gens.
02:36 J'ai arrêté mes fictions, mais j'ai utilisé un matériau de fiction pour faire
02:39 parler, disons, pendant la première moitié du livre "Des Juifs de France" et pendant
02:43 la deuxième moitié, je suis parti en Israël, j'avais besoin de me confronter à la réalité
02:46 de là-bas.
02:47 En exergue du livre, on peut lire les mots suivants "L'ennemi, ce n'est pas le
02:52 palestinien ou l'israélien ou le musulman ou le juif.
02:56 L'ennemi, c'est celui qui décide que les enfants ou les civils sont des cibles.
03:01 On reste assis et on subit les massacres.
03:05 Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs."
03:08 Séline, vous les avez écrits tout de suite le 7 octobre au moment où vous découvrez
03:15 l'ampleur du massacre ?
03:16 Au moment où je n'ai même pas compris ce qui est en train de se passer, il y a eu
03:20 la radio des minutes après, j'ai dit "la paix a reculé de 10 ans" pour une raison
03:23 simple, c'est que la guerre renforce les narratives de chacun.
03:26 Et il me semble que le politique et le militaire ont failli.
03:30 L'avenir, c'est les dramaturges, c'est les auteurs qui vont amener à changer les
03:33 narratifs de chaque population.
03:35 Et peut-être ici, depuis la France, se rappeler qu'on est un pays en paix, on est un pays
03:39 avec des communautés qui ont beaucoup à dire et il faut un espace pacifié pour qu'elles
03:43 puissent parler.
03:44 Il n'existe plus l'espace pacifié ?
03:46 Non, je vais le dire de manière plus provocante.
03:48 Ce qui se passe en France aujourd'hui interdit aux juifs français toute critique d'Israël.
03:54 Pourquoi on ne s'autorise pas à critiquer Israël ?
03:56 Parce que l'hostilité publique est telle et l'ignorance publique est telle qu'on
04:01 est dans une situation… Les juifs ne sont jamais d'accord sur rien, on dit toujours
04:04 "2 juifs, 3 synagogues".
04:05 Il y a un seul point sur lequel on est tous d'accord depuis le 7 octobre, c'est qu'il
04:08 y a une peur de crever.
04:09 On ne sait plus où mettre nos enfants.
04:11 Tous les étudiants israéliens que je connais ont quitté la France.
04:15 Les juifs qui sont à la fac en France n'osent plus aller en cours.
04:18 Quand ils y vont, ils vont prendre la partie sur le conflit.
04:20 Pas pour leur opinion, mais ils sont sommés d'être dans un camp ou dans un autre.
04:24 On n'ose plus parler.
04:25 Vous racontez la difficulté d'être juif en France aujourd'hui.
04:27 Vous listez tout ce qu'il faut faire et ne pas faire.
04:29 Changer son nom dans les applis VTC et les livraisons.
04:32 Cacher ses médailles porte-bonheur si elles sont juives.
04:34 Porter sur soi une arme de défense en sachant que ça ne suffira pas en cas d'agression.
04:37 Subir les opinions sur le proche-orient de casiers inconnus qui savent qu'on est juif.
04:42 Être juif en France est devenu compliqué depuis le 7 octobre.
04:45 Même plus que ça, vous dites qu'on est passé du difficile à l'invivable.
04:49 Et on ne peut rien y faire.
04:51 Vraiment, c'est invivable de vivre aujourd'hui en France quand on est juif ?
04:57 Oui, mais ça pourrait être pire.
04:58 Ce que je constate.
04:59 Parce que tout le monde me dit que le vivre ensemble que tu vends depuis 30 ans, ça ne
05:02 marche pas.
05:03 Ce n'est pas vrai.
05:04 Les horreurs qu'on a vues en Hollande, à Londres, même aux Etats-Unis, même au Canada,
05:10 on ne les a pas vues en France depuis le 7 octobre.
05:12 C'est-à-dire que les populations maghrébines qui vivent sur le sol français, qu'elles
05:15 soient juives ou musulmanes, ont gardé leur fraternité, ont gardé leur capacité à
05:20 parler.
05:21 Je pense que les gens qui sont répréhensibles, ce sont les représentants politiques qui
05:25 agitent ça pour des motifs électoralistes et qui poussent à la haine, qui poussent
05:28 au conflit.
05:29 Ce que je constate, c'est que les individus en France sont bien plus mûrs.
05:32 Après, ça n'empêche pas les risques d'agression parce qu'il suffit d'une personne pour
05:37 tuer quelqu'un ou une personne pour l'agresser.
05:39 Et c'est vrai, une des images qui me terrifient le plus dans ce livre, c'est l'anxiété
05:43 dans le regard des mères juives qui promènent leurs enfants à la sortie de l'école et
05:47 qui ont peur qu'on les reconnaisse comme juives.
05:48 Et ça, c'est une réalité.
05:49 - Johannes Farr, vous placez au cœur du livre le "chai" et ce mot hébreu composé de
05:54 deux lettres qui veut dire "nous vivrons" et qui est en couverture du livre.
05:58 Vous racontez avoir reçu un appel de votre éditeur vous disant "allô Johannes, des
06:03 libraires que nous démarchons nous font savoir qu'ils ne sont pas chauds-chauds pour avoir
06:08 une lettre hébraïque en couverture d'un ouvrage par les temps qui courent, c'est
06:13 clivant".
06:14 Comment avez-vous reçu cela et comment vous lisez cette mise en garde que vous avez outrepassée
06:21 puisque finalement le "chai" est bien sur la couverture ?
06:24 - C'est ce qui fait que l'ouvrage est aux éditions des Arènes et pas ailleurs.
06:27 C'est plus vaste.
06:30 Quand on veut organiser une cérémonie juive en ce moment, il y a des réticences, il
06:34 y a des problèmes de sécurité, c'est l'identité juive qui pose problème dans l'espace public.
06:38 Il y a tout de suite, et je ne renvoie jamais les gens de dos à dos, mais tout de même,
06:42 tous mes amis arabes israéliens à qui j'ai parlé, tous mes amis palestiniens, ils disent
06:46 qu'on n'ose plus dire un mot depuis le 7 octobre parce que dès qu'on est près
06:49 d'un micro, les premiers mots c'est "est-ce que tu condamnes les attaques du Hamas ?"
06:52 Les Juifs vivent exactement la même chose, dès qu'on s'approche d'un micro, "est-ce
06:55 que tu condamnes la colonisation en Cisjordanie ? Est-ce que tu es d'accord avec Netanyahou ?"
06:59 - Vous noterez que ce n'est pas arrivé tout de suite la question.
07:01 - Je vous en suis très reconnaissant.
07:02 Ce que j'essaye de dire, parce que moi je continue à débattre avec tout le monde,
07:06 je ne peux pas reprocher à beaucoup de jeunes gens d'être terrifiés vis-à-vis d'Israël
07:09 parce qu'en général le seul Juif qu'ils ont vu dans leur vie c'est Benjamin Netanyahou
07:12 qui n'est pas le meilleur ambassadeur de notre population.
07:15 Ce que j'ai voulu faire dans "Nous vivrons" c'est faire parler des dizaines et des dizaines
07:19 d'Israéliens pour qu'on ne puisse plus avoir un cliché sur ce que c'est qu'un Israélien.
07:24 - Et pourtant vous dites, vous citez votre père qui a cette phrase "on est Juif donc
07:29 on est sioniste, si on était Arabe on serait pro-palestinien".
07:32 Et vous ajoutez "il le disait sans aucune bêtise, c'était sa façon de dire que personne
07:36 n'avait raison mais que les gens veulent survivre".
07:38 Et vous dites aussi "le plus dur dans ce conflit du Proche-Orient qui est tellement explosif,
07:44 passionnel, existentiel, le plus dur dans ce conflit qui dure depuis 1917".
07:47 Vous le datez à 1917, d'autres le dateront en 1948.
07:51 C'est de s'apercevoir qu'il y a du vrai dans le récit des deux camps.
07:55 - Absolument.
07:56 Mon papa avait raison.
07:58 Il disait qu'à la fin du XIXe siècle il n'y avait pas de pays, il y avait des empires.
08:02 Quand ils se sont écroulés, quand l'empire ottoman, l'empire anglais se sont écroulés,
08:05 il y a des identités qui ont émergé et qui ont demandé à s'autodéterminer.
08:10 Et c'est dans ce sillage qu'est né le peuple israélien et ensuite le peuple palestinien.
08:15 Et ces demandes sont légitimes, les demandes même de reconnaissance des massacres du passé
08:21 sont également légitimes.
08:22 Mais pour entendre ce narratif de chacun, il faut être dans un espace apaisé.
08:26 Moi ce qui m'étonne, c'est que cette place pour le narratif de chacun, en Israël il
08:30 existe.
08:31 Les nouveaux historiens israéliens qui ont parlé de l'identité palestinienne, il y
08:36 a un dialogue.
08:37 - Il existe encore depuis le 7 octobre ?
08:39 - Bien sûr.
08:40 Mais bien sûr.
08:41 Il y a le consensus.
08:42 - Et cette gauche anti-netanyahou, ou même d'ailleurs pas gauche, plus largement cette
08:47 population civile israélienne après le 7 octobre, n'a-t-elle pas été tellement traumatisée
08:56 que entendre l'idée de droite palestinienne ou de condamner la colonisation en Cisjordanie
09:03 n'est plus possible parce que justement il faut défendre Israël qui est attaqué ?
09:06 - Non c'est l'inverse.
09:07 C'est l'inverse.
09:08 Le consensus se fait aujourd'hui, en tout cas dans les gens que je fréquente, c'est-à-dire
09:11 plutôt la gauche, sur l'idée que les droits des palestiniens sont consubstantiels de la
09:16 survie d'un état d'Israël laïque qui se souvient que le sionisme à l'origine c'était
09:20 un mouvement marxiste, que c'était un mouvement qui n'avait rien de raciste, que c'était
09:23 un mouvement qui était pour créer une paix dans les populations de la région.
09:26 Donc non, au contraire.
09:27 Ce qui fait consensus...
09:28 - Ça peut dire qu'elle est minoritaire la gauche israélienne ?
09:30 - C'est pas vrai.
09:31 C'est pas vrai.
09:32 Nous on identifie ici Netanyahou à l'armée et aux services secrets israéliens, c'est
09:36 l'inverse.
09:37 Moi tous les militaires et tous les gens des services secrets que je connais en Israël
09:38 sont de gauche.
09:39 La réalité c'est qu'ils sont d'accord pour ne pas se faire exterminer.
09:43 Le consensus en Israël c'est qu'ils sont hostiles à l'extermination des Israéliens,
09:47 parmi lesquels il y a 2,5 millions de musulmans.
09:49 Et je ne connais pas de société plus conflictuelle que la société israélienne.
09:53 Le seul consensus c'est de ne pas se faire exterminer.
09:55 - Après le 7 octobre, on a l'impression que vous avez été physiquement malade, malade
10:01 des images, des informations qui vous parvenaient.
10:04 Quelques mois après, face à l'hécatombe à Gaza, au risque d'une extension régionale
10:10 du conflit, dans quel état d'esprit êtes-vous ? Est-ce que vous vous protégez de l'actualité
10:15 ou non ? Après le 7 octobre, vous échangez avec la rabine Delphine Horwiller qui vous
10:20 dit qu'il faut qu'on se surveille l'un l'autre.
10:23 Si j'ai le sentiment ou si tu as l'impression qu'on perd notre humanité, on se le dit.
10:28 - C'est très important.
10:29 Ce qui a été évident dès après le 7 octobre, ce n'est pas être aveugle au chagrin du
10:34 camp d'en face.
10:35 Ça c'est une évidence.
10:36 Ce qui est beaucoup plus compliqué, c'est d'entendre le narratif de chacun et de voir
10:41 ce qui apparaît comme une évidence, c'est qu'il n'y a aucune perspective ni diplomatique
10:45 ni militaire.
10:46 Cette opération militaire, on ne sait pas où elle va, on ne sait pas à quoi ça mène.
10:50 Donc on est dans quelque chose de chaotique.
10:52 Moi ce qui m'a frappé, c'est que les juifs et les musulmans à qui j'ai parlé en Israël
10:58 n'avaient pas d'opinion arrêtée.
10:59 Ils étaient anxieux, ils étaient paumés.
11:01 Ils se disent "on ne sait pas où on va".
11:02 Tandis qu'en France, on dirait que tout le monde a des certitudes en granit.
11:06 Donc moi je milite pour pas grand chose à part faire lire des livres.
11:10 À chaque fois qu'on est sûr d'un truc, il me semble qu'on se plante.
11:12 À chaque fois qu'on est certain que le problème est simple et qu'il va se régler sur Twitter,
11:16 il est possible qu'on se plante.
11:17 Donc voilà, moi j'ai vu là-bas une population qui est déprimée, qui est déterminée à
11:23 survivre.
11:24 Et dans les deux camps, il y a l'angoisse de la survie.
11:27 Et de la disparition.
11:28 Bien sûr.
11:29 On sent aussi votre colère contre le silence de certains au moment du 7 octobre et dans
11:33 les jours qui ont suivi.
11:34 Vous déplorez, je vous cite, l'absence de grands engagés, des pétitionnaires.
11:37 Leur silence, ils avaient mieux à faire sans doute que de silence.
11:39 Impossible à oublier.
11:40 Quiconque s'est tu depuis le 7 octobre a perdu toute dignité à mes yeux.
11:44 Celles et ceux dont le métier consiste à bavarder, votre silence est une tâche ineffaçable.
11:49 Bien sûr.
11:50 Les gens qui n'ont pas dit un mot après le 7 octobre, quand ensuite ils vont critiquer
11:55 l'attaque israélienne sur Gaza, ils ne peuvent pas être entendus par des juifs.
11:59 C'est tout simple.
12:00 Si toutes ces voix s'étaient élevées au lendemain du 7 octobre en disant "ce qui s'est
12:03 produit depuis la Shoah par balles, ce n'était pas arrivé" ou "depuis le Farouk dans l'Irak,
12:08 ce n'était pas arrivé".
12:09 Si ces voix avaient été entendues...
12:10 Il y a eu la manifestation, la grande manifestation, vous en parlez, contre l'antisémitisme.
12:14 Oui, ça a été longtemps.
12:15 Ça a été avec des rondes jambes de l'extrême gauche qui a dit "on ne manifestera pas avec
12:19 l'extrême droite" alors que deux ans avant, ils avaient manifesté avec l'extrême droite
12:22 contre les retraites.
12:23 Ces silences-là, on les a entendus, on les a vus et quand aujourd'hui ces voix s'élèvent
12:27 en critiquant à raison l'intervention de Netanyahou à Gaza, elles ne peuvent pas être
12:31 entendues.
12:32 Vous dites "chaque parti politique possède sa petite façon d'être antisémite".
12:36 Ça veut dire quoi ?
12:37 Ça veut dire que malheureusement, il y a des gens qui se sont imaginés que caresser
12:42 cette bête dans le sens du poil, ça allait rapporter des voix.
12:45 Moi, je vois trois racismes derrière ça.
12:47 Le premier, c'est évidemment ça met les juifs en danger au moment où il y a plus
12:51 1000% d'agressions anti-juives.
12:52 Le deuxième, c'est qu'il y a un racisme anti-musulman.
12:54 Il y a une manière de s'imaginer que quand on va dire du mal des juifs, on va faire
12:57 plaisir aux musulmans.
12:58 Moi, tous les musulmans que je fréquente, ça ne leur fait pas plaisir quand on dit
13:00 du mal des juifs.
13:01 Et il y a une troisième chose, c'est les faussoyeurs de la gauche.
13:03 C'est-à-dire que si aujourd'hui, la gauche, c'est un lieu où il y a un discours diffus,
13:08 où l'élimination d'Israël est possible, parce que c'est ça qu'on nous raconte,
13:12 c'est pas compliqué, c'est pas idéologique Israël.
13:14 Plus de la moitié des juifs au monde habitent en Israël.
13:17 Donc, on a tous de la famille en Israël quand on est juif, on n'a pas tout à fait envie
13:20 de leur extermination.
13:21 On va ouvrir le débat avec les auditeurs de France Inter.
13:26 Bonjour Frédéric !
13:27 Oui, bonjour Inter, monsieur Sfar, bonjour.
13:30 Vous êtes partisan de la création d'un État palestinien de sa reconnaissance, ce
13:35 qui paraît la seule solution logique aujourd'hui pour arrêter la spirale de la violence.
13:40 Mais aujourd'hui, alors que, contrairement à ce que vous dites, me semble-t-il, la
13:46 survie de l'État israélien à puissance nucléaire n'est pas sérieusement menacée,
13:51 et après 57 ans, malgré tout, quand même, d'occupation, de colonisation que tout le
13:56 monde paraît avoir oublié, aujourd'hui donc, qu'est-ce qui, selon vous, empêche
14:00 la création de cet État palestinien et qui y est opposé ? Qui a intérêt à ce que
14:04 ça ne se fasse pas ?
14:05 Merci Frédéric pour cette question, Johan Sfar vous répond.
14:08 Merci beaucoup.
14:09 Alors d'abord, je ne suis pas géopoliticien, mais il ne vous a pas échappé que l'Iran,
14:12 qui va bientôt avoir la bombe nucléaire, est à portée de bombes d'Israël et qu'Israël
14:16 est le seul État juif au milieu de 50 États musulmans.
14:18 Donc sa survie est tout aussi menacée que celle de l'identité palestinienne.
14:21 Ensuite, comme dit mon camarade Ancel, avec un petit peu d'humour, il dit pour que tout
14:26 aille bien dans la région, c'est très simple, il faut une démilitarisation du Hamas, un
14:29 départ de Netanyahou, un arrêt des colonies en Cisjordanie et ensuite ce sera le paradis.
14:33 Évidemment c'est une boutade, mais il me semble qu'il y a dans les deux camps un combat
14:38 militaire pour la survie, mais également un combat intérieur pour la reconnaissance
14:41 de l'identité de l'autre.
14:43 Pourquoi ça a eu lieu le 7 octobre ? Selon moi, parce que c'est en train de bien se
14:48 passer entre Israël et ses voisins arabes.
14:50 Ces accords d'Abraham que tout le monde a raillés, ils étaient en train de fonctionner
14:53 et il est évident que la paix existera dans la région et que tout sera possible quand
14:57 les diverses populations auront moins envie de se massacrer.
14:59 - Choum sur l'application d'Inter, qu'écrire pour les 25 000 morts, c'est les chiffres
15:07 du Pentagone en représailles, à Gaza j'ai du mal avec ce deux poids deux mesures, le
15:12 7 octobre, d'un côté rien de l'autre.
15:14 - C'est pas ce que j'ai fait et c'est pas ce que j'ai dit.
15:17 Moi j'ai commencé à militer pour la Palestine en 91.
15:20 Je fais partie des orphelins des accords d'Oslo, c'est-à-dire des gens qui ont voulu croire
15:24 que la paix serait possible.
15:25 Sur ce qui se passe à Gaza, la responsabilité est internationale, ça fait depuis 2005 et
15:31 Israël en porte sa part, qu'on a laissé le Hamas transformer Gaza en une base militaire
15:37 souterraine et tous ceux qui ont laissé faire le Hamas depuis 2005 portent une responsabilité
15:42 de ce qu'on vit aujourd'hui.
15:43 - Vous avez une remarque assez drôle sur les intellectuels juifs aujourd'hui en France,
15:48 vous dites "avant ils étaient tous de gauche, tous radicaux, alors que maintenant quand
15:52 on annonce un intellectuel juif on voit arriver un vieux type de droite".
15:55 Alors est-ce qu'ils ont changé ou c'est les mêmes qui ont vieilli ?
15:58 - Non mais je le dis en riant, moi j'ai toujours voté communiste pour embêter mon père,
16:03 mon papa est plus là donc je continue à le faire plus pour embêter papa que par idéologie.
16:07 Tout de même, la plupart des juifs de France, c'est pas qu'ils vont quitter la France,
16:12 c'est que dans leur imaginaire ils ne se voient pas dans l'avenir ici, donc cet investissement
16:16 idéologique, cet investissement progressiste, il est en jachère.
16:20 Alors il y a un mouvement intellectuel juif progressiste mais il est universitaire, il
16:25 est dans des revues comme la revue KAM et qui sont très avant-gardistes.
16:28 C'est vrai, il y a une part de moi qui regrette, mais j'en ferai peut-être bientôt partie,
16:31 qu'un intellectuel juif ce soit un vieux mec de droite.
16:34 Donc je deviens un vieux mec, je vais essayer de ne pas trop devenir de droite, mais ça
16:36 me préoccupe, oui.
16:37 Vous pensez à l'avenir pour vous, par exemple, quitter la France, ça vous semble une possibilité ?
16:44 Non, moi je suis français, parce qu'il y a toujours ce truc de double allégeance.
16:49 Moi ma famille paternelle est israélienne.
16:50 Pourquoi je suis angoissé quand je quitte Tel Aviv et je reviens en France ? Parce qu'Israël
16:54 c'est pas mon pays, donc je suis observateur.
16:55 La France c'est mon pays et il y a des choses qui me désespèrent, mais c'est ici que je
17:01 me bagarre, c'est ici que je parle.
17:02 Non, non, moi je quitterai pas ce navire.
17:05 Vous vous restez en France.
17:07 Vous vous posez la question de ce que peut faire un artiste face à la guerre, face
17:12 à la montée de l'antisémitisme.
17:14 Vous écrivez « Je sais qu'un dessin ne peut rien faire face à la haine ». Et pourtant
17:18 vous dessinez, on en parle ce matin.
17:21 Quel peut être malgré tout le rôle des artistes dans ce conflit-là ? Un conflit
17:26 compliqué, passionnel, existentiel ? On ne peut pas évacuer la question.
17:31 C'est Hicham Suleiman, ce grand comédien et dramaturge palestinien qui m'en parle
17:35 dans le livre.
17:36 Il me dit « On ne peut pas parler des choses frontalement, on ne sera pas entendu.
17:39 » Mais il dit « Un artiste trouve toujours le chemin.
17:42 » C'est-à-dire sans faire exprès, on va faire semblant de parler d'autre chose
17:44 et il y a quelque chose qui passe.
17:45 Et moi il m'a toujours semblé que manger ensemble c'est plus… Il dit un truc très
17:49 beau Hicham Suleiman.
17:50 Il organise des déjeuners avec toutes sortes de musulmans et de juifs qui vivent en Israël,
17:55 y compris des colons.
17:56 Et au début, il y en a un qui commence à lui expliquer que les Palestiniens n'existent
18:00 pas.
18:01 Et il lui répond, il lui dit « Mais attends, les épices que je mets sur ma viande, elles
18:05 sont jordanielles, elles sont légitimes ? Non, elles sont palestiniennes.
18:07 La musique que j'écoute, elle est libanaise ? Ah non, elle est palestinienne.
18:10 » Donc il dit « Bah tu vois, j'existe.
18:12 » Et ce petit chemin, s'apercevoir que le gars avec qui on a mangé, il existe et
18:15 son identité est légitime, c'est un travail qu'on doit faire.
18:19 Mais pardon, je vais être provoquant, ça me semble plus simple depuis Tel Aviv que
18:23 depuis Paris.
18:24 Et c'est ça qui m'inquiète.
18:25 Justement, Marie, sur la pide inter, je suis professeure d'histoire géo.
18:28 Les élèves que j'ai en classe sont sidérés par la violence et veulent aider les autres
18:32 enfants, peu importe leur croyance.
18:33 Être prof en ce moment, c'est dur parce que, comme vous avez dit, je vois la terreur
18:37 aussi dans certains yeux.
18:38 Soyons soudés, comme m'a dit un élève, on n'a qu'à envoyer les rageux dans le
18:41 désert et puis se rassembler.
18:43 » Ils sont nombreux les rageux.
18:46 Vous parlez notamment des réseaux sociaux et vous rappelez, vous avez cette phrase,
18:51 tous les gens qui s'expriment sur le sujet, qu'ils soient pro-palestiniens ou pro-israéliens,
18:56 se prennent des tombeaux d'injures de l'autre camp de manière hallucinante.
19:01 Ouvrir sa bouche aujourd'hui sur le conflit du Proche-Orient, dans un sens ou dans un
19:05 autre, c'est vous exposer de toutes les manières des insultes.
19:09 Moi, j'ai beaucoup fait rire des responsables communautaires juifs parce qu'après le
19:13 7 octobre, je recevais des insultes, j'allais dire, uniquement des islamistes ou je ne sais
19:18 pas comment on appelle ça.
19:19 Et là, depuis peu, je me fais insulter aussi par des juifs.
19:21 Parce que vous n'êtes pas assez pro-israélien, c'est ça ?
19:24 Non, parce que je crois qu'il y a une frustration terrible de la part de la population qui est
19:27 blessée par ce conflit, qui a envie de participer, qui a envie de dire quelque chose.
19:30 Et c'est très compliqué de dire aux gens que militer, c'est parfois ouvrir un livre,
19:34 bien plus que d'affirmer des opinions sur Twitter, en général, qui ne vont pas régler
19:38 grand-chose.
19:39 On recevait il y a dix jours le metteur en scène libanais Ouajdim Ouawad qui s'interrogeait.
19:42 La question suivante, c'est la même question que vous posez.
19:44 La question qui n'arrête pas de me hanter, c'est qu'est-ce qui devient un obstacle
19:48 à l'empathie ? Qu'est-ce qui fait que quand un type à la radio dit simplement
19:51 que les bombardements sur la population palestinienne c'est pour lui une douleur immense, il y
19:54 a des gens qui prennent ça malgré eux pour une agression ? A l'inverse pour le 7 octobre,
19:58 cette question me hante.
19:59 Ça me semble très simple.
20:01 Parce que vous savez, après le massacre du 7 octobre, les gens ont dit mais ces gens
20:05 qui sont allés tuer dans les kiboutz, ils ne sont pas humains.
20:08 C'est l'inverse.
20:09 Ils sont très très humains, mais ils ont déshumanisé le camp d'en face.
20:11 Ils se sont mis en tête qu'en face, il y avait des équations, il y avait des choses.
20:15 Non, en face, il y a des humains qui se racontent leur histoire à leur façon.
20:17 Ils ont raison, ils ont tort, mais c'est la déshumanisation du camp d'en face.
20:21 C'est comme ça dans toutes les guerres.
20:22 C'est un vieux sujet.
20:23 Dès qu'on définit l'ennemi…
20:25 Elle existe aussi en Israël quand on entend un ministre dire « les palestiniens sont
20:29 des animaux », il y a une vraie déshumanisation.
20:31 Là, on parle d'un ministre qui est au gouvernement, bien sûr, qui est à l'extrême-extrême-droite,
20:37 qui ne représente rien du tout, mais effectivement ses voix sont entendues.
20:40 Rien du tout, vous dites ? Il ne représente rien du tout ?
20:45 Il représente une force de déstabilisation dont Netanyahou est obligé de tenir compte
20:50 parce qu'il a une proportionnelle intégrale dans son gouvernement, ce qui est un héritage
20:53 anglais dont on se passerait bien.
20:54 Mais oui, c'est une catastrophe.
20:56 Bien sûr que la déshumanisation de l'autre, c'est une catastrophe.
20:59 Sabrina, sur l'application d'Inter, les Israéliens votent encore et encore pour
21:03 Netanyahou, donc il représente la majorité.
21:05 Non, les Israéliens votent pour des partis qui ont parfois 3 ou 4%.
21:10 Et comme il y a un parlement à l'anglaise, il y a des négociations sans fin pour faire
21:14 des gouvernements en Union Nationale.
21:16 Et ce que dit Netanyahou, qui est une espèce de Berlusconi israélien, il dit toujours
21:19 « je suis obligé de m'allier avec l'extrême droite parce que la gauche ne veut pas s'allier
21:21 avec moi ». Voilà ce que c'est qu'Israël.
21:23 Vous disiez récemment sur Instagram « en anticipant la parution de ce livre, j'appréhende
21:29 la sortie de mon livre et le vacarme auquel je rêve de ne pas ajouter ». Bon, voilà,
21:36 il est là, en librairie.
21:37 Dans quel état d'esprit êtes-vous ? Qu'est-ce qui vous traverse ?
21:41 Non, je suis embêté par les spécialistes tranquilles dans les émissions qui disent
21:45 toujours le même credo depuis 15 ans.
21:46 Ils ont peut-être raison, mais ça ne m'intéresse pas.
21:48 Ce qui m'intéresse, c'est de transmettre l'égarement des gens dont j'ai fait le
21:53 portrait et des gens que j'ai fait parler.
21:54 Donc si mon livre permettait qu'on entende toutes les voix que j'ai fait parler, avec
21:59 les individus on va s'en sortir.
22:00 Avec les groupes, on ne s'en sortira pas.
22:02 Les voix qui doutent en fait.
22:03 C'est ça votre livre, c'est ceux qui doutent.
22:05 C'est ceux qui ne sont pas sûrs d'eux.
22:06 Ceux qui osent dire qu'ils sont paumés, ceux qui osent dire qu'ils sont malheureux, ceux
22:09 qui osent dire qu'ils n'avaient pas signé pour ça.
22:13 Moi j'ai parlé avec beaucoup de jeunes soldats dans le livre, je n'en ai pas vu un qui était
22:16 génocidaire ou va-t-en-guerre ou quoi que ce soit.
22:18 J'ai vu des appelés du contingent, comme on dit, qui étaient déjà dans l'armée quand
22:21 le 7 octobre est arrivé et qui se sont retrouvés dans des situations atroces.
22:27 Vous avez peur des réactions sur votre livre ? Là vous allez le présenter sur les réseaux.
22:33 Je nous trouve quand même beaucoup plus intelligents en France qu'on le dit.
22:37 Lors des rencontres en librairie ou en université, ce n'est pas aussi atroce qu'on le dit.
22:41 Malheureusement, on retient toujours les quelques voix qui ont dit des horreurs, mais la population
22:45 est beaucoup plus mûre qu'on le croit.
22:46 Je pense qu'en France, les maghrébins, qu'ils soient juifs ou musulmans, ont gardé l'habitude
22:50 de se parler.
22:51 J'ai beaucoup plus d'espoir que je le dis quand même.
22:54 Oui c'est ça, c'est ce que j'allais vous dire, ça va à l'encontre de ce que vous
22:56 avez dit au début.
22:57 Finalement, ce n'est pas si dur d'être un juif en France ?
23:00 C'est-à-dire, quand on voit des individus, moi j'ai toujours plein d'espoir.
23:03 Et quand je vois des responsables politiques, j'ai honte parfois.