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00:00 « Les Matins de France Culture »
00:05 Guillaume Erner
00:07 Trois jours après l'attaque inédite menée contre Israël par l'Iran, le Moyen-Orient craint toujours une escalade du conflit au niveau régional alors que les pays arabes et occidentaux tentent de désamorcer.
00:20 Une possible tentative de représailles de Benjamin Netanyahou contre les régimes des Mollahs, l'État hébreu a riposté hier contre des infrastructures du Hezbollah au Liban dans une volonté de réaffirmer ses capacités de dissuasion.
00:35 Bonjour Bertrand Baddy.
00:36 Bonjour.
00:37 Vous êtes politologue, professeur des universités et mérite à Sciences Po. On vous doit notamment pour une approche subjective des relations internationales aux éditions Odile Jacob.
00:48 Tout d'abord peut-être revenir sur l'attaque d'Israël par l'Iran. De plus en plus il est question d'une attaque qui aurait été millimétrée, disent les uns, orchestrée, disent les autres. Comment pensez-vous ?
01:04 Oui, je crois qu'on a assisté à un scénario quand même très étrange, digne d'un film qui aurait connu beaucoup de succès, c'est-à-dire du côté iranien faire la démonstration de force la plus spectaculaire et convaincante possible sans provoquer le moindre dégât, ou en tout cas le moins de dégâts possibles.
01:30 Et côté israélien, il s'agissait effectivement d'épargner le territoire et la population, de montrer la force de sa capacité défensive, mais en même temps de mettre en scène l'extrême gravité de l'affaire.
01:51 C'est-à-dire qu'on avait affaire en même temps à une logique croisée, il fallait faire du grand spectacle pour éviter en même temps les conséquences les plus dramatiques et les enchaînements dont on parlera tout à l'heure.
02:07 Et de ce point de vue-là, il y avait une sorte de consensus discret, enfin de consensus objectif plus exactement, entre les deux partenaires. Ils étaient d'accord l'un et l'autre pour montrer que c'était une attaque gravissime d'une grande importance, et ils étaient d'accord aussi bien entendu pour qu'il n'y ait pas trop de dégâts matériels ni surtout humains.
02:29 C'est quand même un scénario assez exceptionnel, mais ce que l'on ne voit peut-être pas, c'est que derrière ce duel se jouent des parties d'une extraordinaire complexité.
02:43 La première, qu'on n'a peut-être pas assez soulignée, c'est pour ça que je commence par cela, la volonté de l'un et l'autre de s'affirmer comme puissance régionale.
02:54 L'obsession de l'Iran, en fait, même pas depuis 1979 la révolution islamiste, mais du temps du Shah c'était la même chose, c'est de se faire reconnaître le statut de puissance régionale.
03:07 Les grandes puissances ont horreur des puissances régionales parce que ça mord sur leur omnicompétence.
03:15 Du temps de la guerre froide, ça s'arrangeait, c'est-à-dire le Shah était une puissance régionale liée contractuellement avec la puissance américaine.
03:24 Ça ne posait pas trop de problèmes.
03:26 Après ça s'est brouillé, parce que quand il n'y a plus de bipolarité, il n'y a plus d'alignement, et donc les puissances régionales ont dit "on existe pour nous, regardez la Turquie, c'est exactement la même chose".
03:35 L'Iran veut ça aussi, et Israël d'un certain point de vue recherche la même chose sur un mode un peu différent.
03:42 L'idée d'Israël c'est de garder la prédominance en matière de puissance dans la région pour assurer sa propre sécurité.
03:52 Donc il y a une grande bagarre à l'intérieur de l'espace Moyen-Oriental pour s'affirmer comme acteur incontournable, donc comme puissance régionale,
04:05 et à l'extérieur du Moyen-Orient pour contenir cette volonté d'exister comme puissance régionale.
04:13 Qu'est-ce que le 7 octobre a changé dans tout cela, Bertrand m'a dit ?
04:17 Alors le 7 octobre, je crois qu'on n'en finit pas d'en voir les conséquences, et selon une formule célèbre, c'est peut-être dans 10 ans, dans 20 ans, ou dans 100 ans qu'on saura exactement toutes ces conséquences.
04:31 Il y a une conséquence immédiate qui je crois continue à peser sur le Moyen-Orient, c'est qu'à cette occasion Israël a montré qu'il n'était pas un état aussi invulnérable qu'on le dit.
04:46 Et ça, effectivement, pour un état qui construit sa politique étrangère, j'allais dire sa politique tout court, sur l'argument, sur le couple sécurité-puissance, c'était une grave entaille faite à une construction vieille de trois quarts de siècle.
05:05 Ça c'est un élément, et tout ce qui se passe depuis, c'est une volonté désespérée, on l'a vu dans la fameuse nuit de vendredi à samedi, c'est aussi ce qui a déterminé la stratégie d'Israël, montré à l'occasion d'une attaque iranienne que cette invulnérabilité est bien toujours là.
05:29 Ça c'est un premier élément. Le deuxième élément, c'est que, bien entendu, il ne faut quand même pas l'oublier, parce que là aussi avec cet événement israélo-iranien, on l'a laissé de côté, c'est qu'on a rouvert de manière extrêmement grave, et peut-être cette fois-ci de manière définitive, c'est un terme que j'emploie rarement, la plaie palestinienne.
05:51 C'est-à-dire que vous savez que ces 25 dernières années, j'entendais encore un haut responsable français qui me disait "oh la question palestinienne n'est plus sur notre agenda".
06:00 Bon, maintenant ça c'est fini, et le 7 octobre a définitivement remis la question palestinienne sur la table et en haut sur l'agenda.
06:14 Ça c'est un deuxième élément. Le troisième élément, il y en a d'autres mais on va s'arrêter au troisième, c'est le désastre diplomatique américain.
06:24 Et là aussi c'est important pour comprendre ce qui s'est passé ces derniers jours.
06:29 Les États-Unis n'ont cessé depuis quelques années d'être humiliés, humiliés au Moyen-Orient.
06:38 Été 2022, Joe Biden sera en Arabie Saoudite, MBS oublie d'aller le chercher à l'aéroport, il lui parle de manière effrontée.
06:49 Bref, l'allié historique saoudien disparaît.
06:53 Rappelez-vous la débâcle en Afghanistan, autre humiliation.
06:57 On pourrait remonter jusqu'à la révolution de 1979 en Iran qui était aussi une humiliation pour les États-Unis.
07:02 Et puis surtout, depuis le 7 octobre, le secrétaire d'État, Bill Nguyen, va six fois dans la région, le président Biden lui-même une fois.
07:12 Ils ne cessent l'un et l'autre d'être en contact téléphonique, direct avec tel ou tel acteur clé de la région.
07:22 Et toutes les recommandations suggérées par les États-Unis n'ont absolument aucun effet.
07:30 Et ça, c'est aussi peut-être la clé d'interprétation de ce qui s'est passé ces derniers jours.
07:37 Justement parce qu'on assiste aux tentatives américaines qui n'aboutissent pas véritablement à des résultats convaincants dans la région.
07:48 Par exemple, par rapport à Israël, pourquoi l'Amérique ne change-t-elle pas de stratégie par rapport à l'État hébreu ?
07:56 D'autant que les intérêts des deux pays sont évidemment divergents.
08:00 L'intérêt de Benjamin Netanyahou n'est probablement pas d'aider Joe Biden non plus.
08:05 Qu'en pensez-vous, Bertrand Baddy ?
08:07 Alors, c'est compliqué parce que c'est un phénomène à plusieurs niveaux.
08:12 Ça dépasse de beaucoup le cadre du Moyen-Orient.
08:17 On est dans un temps que d'aucuns appellent post-hégémonique, où les hégémonies ne s'exercent plus de façon aussi nette.
08:24 C'est presque une tautologie du temps de la guerre froide, où les alignements étaient parfaits.
08:29 Et il y a eu au Moyen-Orient plus tôt qu'ailleurs.
08:34 Si vous comparez la relation américano-israélienne et américano-européenne,
08:39 le virus s'est développé beaucoup plus tôt en Israël.
08:42 C'est-à-dire la volonté du petit frère de s'émanciper du grand frère, pour s'exprimer ainsi, si vous voulez.
08:48 Et cette constante, qui est antérieure à Netanyahou, qu'on retrouvait déjà chez Eoud Barak, Eoud Olmert et bien d'autres.
08:58 Cette volonté constante de dire "nous décidons seuls".
09:04 Ça fait partie de cette logique de puissance-sécurité dont je parlais tout à l'heure à propos d'Israël.
09:09 Donc, c'est une régression globale, qu'on retrouve en Asie et qu'on retrouve en Afrique.
09:16 On vient d'en parler à propos du Niger et qu'on retrouve en Europe.
09:20 Même si les formes, bien entendu, sont différentes.
09:22 Deuxième élément, il faut comprendre une chose simple, mais qu'on oublie.
09:28 On oublie souvent les choses simples, c'est qu'on ne change pas une politique étrangère comme deux chemises.
09:32 Ce n'est pas si facile.
09:35 Les États-Unis ont investi dans un soutien absolu à l'État d'Israël, pratiquement.
09:42 Pas plus que pratiquement, réellement depuis la création de celui-ci.
09:46 Du temps où, même sur le vote aux Nations Unies portant partage de la Palestine,
09:51 les États-Unis faisaient pression sur le Libéria, sur les Philippines, etc.
09:54 pour qu'ils votent en faveur de la création de l'État d'Israël.
09:59 Une politique étrangère qui a 75 ans d'âge, vous ne pouvez pas, en vous levant un beau matin, dire "bah non, maintenant on va faire le contraire".
10:09 Ce n'est pas possible, pour des raisons en même temps de crédibilité internationale,
10:15 d'investissement dans quantité de domaines, de liens qui se sont créés et qui se sont institutionnalisés.
10:25 Et donc, les États-Unis, en l'occurrence Joe Biden, se trouvent dans une situation absolument épouvantable,
10:34 parce que si un État ne peut pas changer facilement sa politique étrangère,
10:39 les sociétés, elles, peuvent changer de comportement collectif à vitesse grand V.
10:45 Et ça, c'est l'une des données, l'un des paramètres de la crise moyenne orientale telle que nous la connaissons depuis le 7 octobre.
10:54 C'est-à-dire une mutation extrêmement profonde de la société américaine.
10:58 Vous savez, il y a deux mutations dans la société américaine.
11:00 Il y a une montée anti-mondialisation qui a favorisé le trumpisme, le néo-souverainisme, le protectionnisme, etc.
11:09 Et une transformation du regard porté sur les différents, je dirais, champs de bataille du monde,
11:19 qui se traduit notamment par une inversion complète des orientations de la jeunesse américaine,
11:26 et singulièrement de la jeunesse démocrate, et de l'aile gauche du parti démocrate.
11:31 Biden en est l'otage. Il perd cet électorat, même s'il ne fait que se réfugier dans l'abstention, et il perd les élections.
11:38 Et en même temps, il ne peut pas modifier sa politique étrangère.
11:42 Mettez-vous à sa place, qu'est-ce qu'il peut faire ? Il parle. Vous savez, quand on ne peut rien faire, on parle.
11:46 Et la rhétorique Biden depuis le 7 octobre, c'est de dire "mais il ne faut pas d'escalade, c'est une erreur d'attaquer Gaza,
11:58 il faut prendre davantage soin des questions humanitaires à Gaza",
12:03 tout un tas de choses dont il espère uniquement que ça calmera cette jeunesse qui est en position pivot dans le jeu démocratique américain.
12:15 Le gros problème, je dirais l'un des effets pervers de la nuit du 13 au 14 avril, c'est que toute cette rhétorique est en train de disparaître.
12:28 Parce qu'on se dit "mais un soutien si ferme apporté par les Etats-Unis avec des termes définitifs en direction d'Israël
12:38 montre que le reste c'était une sorte de rhétorique superficielle".
12:44 Bertrand Badi, on se retrouve dans une vingtaine de minutes.
12:48 Vous serez rejoint par la journaliste franco-iranienne Delphine Minoui.
12:53 On verra dans quelle mesure la situation aujourd'hui avec la volonté israélienne de temporiser pour l'instant Benjamin Netanyahou.
13:03 Elle n'a pas réagi à cette attaque iranienne, pourrait susciter là aussi de nouveaux bouleversements dans la région.
13:11 7h56 sur France Culture.
13:14 Et l'on évoque à nouveau la situation au Proche-Orient avec la menace aujourd'hui de représailles israéliennes.
13:27 Nous sommes en compagnie de Bertrand Badi, politologue, professeur des universités mérite à Sciences Po.
13:33 On vous doit notamment pour une approche subjective des relations internationales aux éditions Odile Jacob.
13:39 Et nous voici en duplex avec la journaliste franco-iranienne Delphine Minoui.
13:46 Bonjour Delphine.
13:47 Bonjour.
13:48 On vous doit notamment l'alphabet du silence publié aux éditions de l'Iconoclast.
13:54 Peut-être tout d'abord un mot, votre regard sur la stratégie qui est suivie aujourd'hui par le pouvoir iranien.
14:03 Je pense que ce qui vient de se passer est sans précédent. Jusqu'ici l'Iran essayait de fragiliser Israël à travers ce qu'on appelle ses proxys.
14:13 Les milices soutenues, je pense aux Houthis au Yémen, je pense au Hezbollah au Liban, je pense au Hamas évidemment en Palestine.
14:21 Et là c'est la première fois qu'il y a une frappe directe.
14:24 On sent la volonté iranienne de riposter contre ce qu'il considère, et le disouvertement dans les discours, un affront qui a touché le consulat d'Iran à Damas où se trouvait,
14:38 il faut le rappeler, un des grands cerveaux de la force Rhodes, la force des gardiens de la révolution, l'armée idéologique du régime,
14:45 qui était notamment en charge de cette guerre asymétrique depuis toutes ces années.
14:50 Alors cette frappe, vous l'expliquez ainsi, pourquoi une frappe aussi peu efficace ?
14:57 Est-ce qu'elle a été justement calculée, comme le disent beaucoup de commentateurs, pour que celle-ci n'atteigne pas véritablement Israël ?
15:06 C'est avant tout un message, je pense, adressé par l'Iran, pour faire comprendre que voilà de quoi nous sommes capables.
15:16 Maintenant, nous vous prévenons, il s'agissait précisément des drones qui ont pris des heures pour atteindre Israël,
15:24 sachant que l'Iran est en possession de missiles beaucoup plus puissants qui pourraient toucher à l'avenir la région en quelques minutes.
15:35 Donc là, c'était la force de dissuasion qui a voulu activer l'Iran à ce moment-là.
15:41 Bertrand Badi, sur la stratégie poursuivie par le pouvoir iranien, son attitude depuis l'attaque du Hamas,
15:50 une attaque qu'il a commanditée, une attaque avec laquelle il était en accord, ou bien au contraire, une attaque qui gêne le pouvoir iranien ?
16:00 Alors d'abord, il est difficile de répondre de manière absolument certaine et affirmative à cette question,
16:06 ou alors il faut être un agent très professionnel des renseignements.
16:12 Moi, je pense que le plus probable est que l'Iran n'était pas au courant.
16:19 D'abord, je pense qu'il faut un peu nuancer cette formule des proxys que l'on entend beaucoup utiliser en ce moment.
16:27 Il faut voir que nous sommes dans un jeu international où les acteurs non étatiques ont de plus en plus d'importance.
16:35 Aucune fois, un acteur non étatique n'était nécessairement à la remorque de quelqu'un.
16:39 Aujourd'hui, par quantité de facteurs, les acteurs non étatiques peuvent jouer un rôle extrêmement important et ont des avantages par rapport aux États.
16:48 C'est-à-dire, souvent, ils courent plus vite que les États. Ils ont moins de contraintes, moins de lourdeur dans leur processus de décision.
16:55 Donc, il n'est pas du tout absurde de penser que l'Iran n'était pas au courant, d'autant que n'oubliez pas une chose,
17:03 on dit que le Hamas est un proxy de l'Iran, mais on dit souvent aussi que l'Iran c'est les chiites et les autres c'est les sunnites,
17:10 ou la majorité des autres c'est les sunnites.
17:12 Une division que je récuse totalement parce qu'elle est réaliste.
17:15 - Pourquoi ? - Parce que c'est beaucoup plus compliqué que ça.
17:17 Ce n'est pas la culture ou en tous les cas les sectes religieuses qui déterminent le jeu politique.
17:23 Il faut savoir faire la distinction entre chiisme et sunnisme et les communautés chiites et les communautés sunnites.
17:36 Dans les pays où il y a des communautés chiites minoritaires, je pense au Liban, je pense en Irak,
17:42 là, effectivement, les liens sont des liens de nature politique.
17:46 Ce sont des communautés minoritaires qui veulent se défendre et qui choisissent le parrainage, bien entendu,
17:51 d'États où ils sont majoritaires.
17:54 Mais on voit bien que c'est un langage politique, c'est un jeu politique qui s'avère,
17:58 ce n'est pas un jeu culturel ni encore moins théologique.
18:01 Bon, mais il reste que le Hamas est sunnite.
18:04 Et donc les liens avec l'Iran ne sont pas forcément des liens extrêmement forts.
18:12 Au contraire, quand il y a quelque part dans le monde des acteurs non étatiques autonomes,
18:17 c'est parce qu'on est dans une situation de crise, de crise du contrat social,
18:22 de crise de la communauté politique, de ce qu'on appellerait entre guillemets de guerre civile potentielle.
18:28 Et du coup, ces acteurs-là disposent d'une énorme autonomie et sont, par définition,
18:33 parce que c'est leur survie qui se joue, extrêmement proactif.
18:37 Ils ne vont pas chercher leurs ordres.
18:39 Ce ne sont pas des marionnettes.
18:40 Le Hamas n'est pas une marionnette de l'Iran.
18:42 Et même le Hezbollah, qui est pourtant plus proche du régime iranien,
18:47 a tout un tas de ressources qui lui garantissent son autonomie par rapport à l'Iran.
18:51 Et les Houthis, c'est encore plus compliqué parce qu'il y a des distances encore beaucoup plus fortes.
18:57 Donc soyons clairs de ce point de vue-là,
19:00 il n'y a pas eu de manœuvre iranienne pour déclencher le 7 octobre
19:04 que l'Iran se soit rallié à la cause du Hamas,
19:09 qu'il l'ait soutenu politiquement, diplomatiquement et militairement.
19:13 C'est incontestable.
19:14 Que ce soit une initiative iranienne, non.
19:18 Vous savez, je disais tout à l'heure, l'Iran veut avant tout se faire reconnaître comme puissance régionale.
19:24 Et se faire reconnaître comme puissance régionale, ça passe en même temps par l'affirmation,
19:29 et Dieu sait si on assiste à des affirmations en ce moment,
19:32 et une certaine retenue pour rester dans le jeu et pour ne pas en être exclu.
19:39 Delphine Minoui, qu'en pense le peuple iranien ?
19:43 C'est intéressant parce qu'il faut vraiment distinguer d'un côté le pouvoir et de l'autre la population.
19:50 Ça m'avait beaucoup marqué quand j'étais à Téhéran, j'y ai vécu une dizaine d'années entre 1997 et 2009.
19:56 D'un côté, on vous apprend à l'école à piétiner le drapeau israélien,
20:00 à le brûler pendant les commémorations pour célébrer l'anniversaire de la révolution islamique de 1979.
20:06 On vous fait crier "mort à Israël, mort à l'Amérique" à la grande prière hebdomadaire du vendredi.
20:12 Et de l'autre, vous avez une population qui sincèrement réclame la paix,
20:17 qui se désintéresse en grande majorité de la situation,
20:24 qui désapprouve le soutien du régime au Hamas.
20:29 Et qui va s'éloigner de la cause palestinienne, non pas parce qu'elle est pro-israélienne,
20:35 mais parce qu'elle considère que le pouvoir devrait se concentrer sur sa propre population
20:39 plutôt qu'appuyer militairement et financièrement des leviers à l'étranger.
20:45 Juste un exemple qui m'a toujours marqué au cours des différentes vagues de manifestations
20:51 qu'a connues l'Iran ces dernières années.
20:53 Il y a un slogan qui revient toujours dans les cortèges, c'est le suivant.
20:57 C'est "Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l'Iran".
21:02 Et je pense que ce slogan, il dit tout de la population iranienne,
21:05 dans sa grande majorité évidemment, sachant qu'il y a toujours une minorité
21:09 qui restera acquise à la cause du régime, pour des raisons idéologiques ou économiques.
21:14 Ça veut dire qu'aujourd'hui, cette population observe les événements avec crainte,
21:21 elle a envie qu'il y ait une solidarité plus forte avec la cause palestinienne.
21:28 Que diriez-vous Delphine Minoui ?
21:30 Alors en fait, c'est vrai qu'aujourd'hui, la population suit de très très près ce qui se passe.
21:38 Parce qu'il y a une peur. Il y a une peur d'une nouvelle guerre, évidemment.
21:44 Il faut rappeler que les stigmates de la guerre Iran-Irak,
21:48 qui a duré 8 ans, de 1980 à 1988, sont encore dans les esprits en Iran.
21:54 Et l'autre peur, c'est l'isolement sur la scène internationale.
21:58 Les sanctions renforcées sur le pays qui pourrait encore plus asphyxier l'économie,
22:05 qui va actuellement très très mal aujourd'hui en Iran.
22:09 Qu'en pensez-vous Bertrand Badi ?
22:11 Oui, je suis d'accord avec ce qui vient d'être dit.
22:13 Je crois qu'il faut bien insister sur trois éléments.
22:16 D'abord, sur la carte du monde aujourd'hui, il n'y a pas d'exemple peut-être aussi fort
22:23 d'une autonomisation très forte de la société civile par rapport au régime.
22:28 Il y a une société civile en Iran extrêmement active, extrêmement mondialisée, informée, réactive aux événements.
22:36 Une société civile si active, il n'y en a pas beaucoup dans le monde.
22:40 Même le régime d'Emmanuel Lac est obligé d'en tenir compte.
22:43 Ça c'est un premier élément.
22:45 Le deuxième élément qu'il faut bien avoir en tête, c'est que l'Iran, le peuple iranien,
22:52 a beaucoup souffert de la guerre Iran-Irak, qui avait fait énormément de morts, près d'un million de morts.
22:57 Oui, ça a été une guerre terrible peut-être. En quelques mots, nous rappelez cette guerre ?
23:01 Eh bien, c'était au lendemain de la révolution de 1979.
23:06 Saddam Hussein, un peu encouragé par les puissances occidentales,
23:12 a pensé que la vulnérabilité de ce nouveau régime était telle qu'une action militaire permettait de le déstabiliser,
23:18 le renverser et éventuellement de construire des relations, je dirais, plus tranquilles, avec un voisin plus accommodant.
23:27 C'était ça l'idée.
23:29 Il y a eu une réaction nationaliste très très forte en Iran.
23:32 Nationaliste, ça surprenait parce que la mobilisation, elle était islamiste et anti-absolutiste, mais pas nationaliste.
23:39 Mais celle-ci s'est réveillée, s'est traduit par une mobilisation au front qui a été extrêmement forte et coûteuse en vie humaine
23:47 et surtout par des bombardements incessants.
23:50 Les Iraniens me racontaient comment toutes les nuits les sirènes étaient activées, etc.
23:55 Ça, ça a laissé un souvenir extrêmement traumatisant.
24:00 Et puis, il y a un dernier élément qui est la fibre nationaliste.
24:05 L'Iran est une des plus vieilles civilisations, la Perse comme vous le savez,
24:10 et qui toujours, on le voit dans sa littérature la plus classique, a le complexe obsidional.
24:18 C'est-à-dire le sentiment d'être entouré de peuples hostiles ou de peuples ennemis.
24:22 Alors ça touche le monde arabe, ça touche le monde turc, ça tombe le monde russe, le monde occidental,
24:29 à travers l'Angleterre qui était présente autrefois en Inde, etc.
24:33 Et donc, cette fibre nationaliste, elle se transforme au fil des âges, mais elle perdure.
24:42 Je pense qu'on a peut-être sous-estimé, en tout cas en Occident, de manière évidente,
24:47 ce que représentait le bombardement israélien sur l'ambassade de Damas le 1er avril dernier.
24:55 Pourquoi ?
24:56 Parce qu'une ambassade, c'est le territoire national.
25:00 Un bombardement, une attaque sur une ambassade de l'Iran, c'est une attaque sur l'Iran.
25:06 Et ça, c'est quelque chose qui d'une part obligeait le régime iranien à réagir,
25:12 parce qu'il fallait montrer qu'il était toujours cette puissance régionale dont je parlais tout à l'heure,
25:16 mais qui a touché, d'un certain point de vue, la fibre iranienne,
25:20 par la crainte que ça a réveillée, mais aussi par ce sentiment d'agression.
25:25 Donc, évidemment, je crois que le sentiment dominant, c'est l'espoir de rester en dehors de cette conflagration,
25:33 mais il y a aussi un filtre nationaliste qui reste présent et qui risque de faire la différence au moment venu.
25:43 Delphine Minoui, qu'en pensez-vous ?
25:48 Delphine Minoui n'est pas en liaison avec nous.
25:57 Bertrand Badi, il y a néanmoins eu un certain nombre de réactions,
26:01 expliquant que l'Iran et que les Molas avaient mené une entreprise extrêmement hasardeuse en attaquant Israël.
26:09 Bref, qu'il y avait un pari fou. Qu'en pensez-vous ?
26:12 Je ne sais pas si c'est la bonne interprétation, parce que le régime aurait pu avoir une réaction non contrôlée
26:20 qui aurait conduit à de véritables catastrophes.
26:23 Imaginez, c'est ce que disait Delphine Minoui, elle avait raison,
26:27 l'usage d'armes de plus grande proximité à partir de bases iraniennes en Syrie,
26:32 une attaque massive à coups de missiles, là on n'aurait pas eu 99% d'endiguement,
26:39 et donc ça aurait été beaucoup plus grave. Je crois que justement, la réaction a été contrôlée.
26:45 Maintenant, vous savez, c'est très difficile, quand vous êtes dans un espace de grande conflictualité,
26:50 et profondément clivé, que ce clivage est prolongé au niveau du système international tout entier,
26:57 qu'on est dans une situation d'être sanctionné, rejeté par une partie du monde,
27:04 affirmer sa puissance passe par des actes qui sont des actes d'escalade.
27:11 Et effectivement, la vraie question qui se pose, c'est quel est le désir d'escalade des deux parties qui se font face ?
27:22 Il y a eu une retenue, de part et d'autre, mais est-ce que finalement le vieux projet israélien,
27:31 qui est d'anéantir le programme nucléaire iranien, ne trouve pas une occasion favorable pour s'accomplir ?
27:40 C'est en tous les cas ce qui est explicitement souhaité par l'aile la plus extrémiste du gouvernement Netanyahou.
27:47 Ce n'est même pas caché comme intention. Donc c'est ça qu'il va falloir suivre attentivement,
27:53 ne pas se laisser berner par ce langage automatique qu'on entend aujourd'hui,
27:59 regardez la grande coalition qui a eu lieu autour d'Israël, etc.
28:05 D'abord, je ne suis pas sûr que ce soit une coalition, je suis même sûr du contraire,
28:08 ce sont des connivences conjoncturelles, ce qui est différent,
28:13 et qui n'ont pas libéré toutes les voies dans l'espace mondial.
28:19 Je pense notamment au pays du sud, je pense à la Russie qui d'un certain point de vue peut,
28:25 hélas, tirer les marrons du feu de cette situation.
28:29 Ne parlons pas de la Chine, le jeu est encore plus compliqué.
28:33 Et dans cette bataille, dans ce jeu extrêmement ouvert,
28:39 il faut faire très très attention au risque de mauvaises interprétations.
28:45 Le risque, il est là. C'est-à-dire pour l'instant, on a l'impression que les protagonistes comprennent
28:51 bien ce que l'autre a voulu faire, et imaginent, anticipent la réaction de l'autre en cas d'escalade,
28:58 mais il y a un moment où le malentendu peut s'installer,
29:01 et à ce moment-là, plus personne et plus rien ne contrôle.
29:04 Delphine Minoui, j'évoquais donc la stratégie des Molas,
29:09 il y a malgré tout une longue interrogation sur les raisons pour lesquelles les Molas maintiennent leur pouvoir en Iran,
29:17 alors que leur impopularité a priori n'a cessé de croître.
29:22 Quel regard portez-vous là-dessus ?
29:25 C'est vrai que les Molas sont au pouvoir depuis plus de 40 ans maintenant,
29:34 et tiennent parce que tout simplement, c'est aussi la force de la répression.
29:39 On sait que plus que jamais le régime est fragilisé à l'intérieur.
29:43 Bartram Baddie évoquait au tout début la force de la société civile iranienne.
29:50 On se souvient, on a encore toutes ces images, il y a un an et demi,
29:53 de ces manifestations colossales, notamment menées par des femmes et des femmes très jeunes,
29:58 après la mort de cette jeune étudiante, Massa Amini, tuée dans la rue pour un voile mal porté,
30:04 tuée par la police des morts.
30:06 Il y a un grand activisme chez les intellectuels, chez les jeunes, chez les femmes,
30:13 il y a des syndicats qui sont très actifs à travers le pays,
30:17 mais la répression est telle qu'à ce jour, le régime est parvenu à maintenir sa force contre la population.
30:26 Et je dirais peut-être aussi que malheureusement, le régime bénéficie d'une certaine fragilité de l'opposition
30:31 qui a du mal à s'organiser, même s'il y a des tentatives.
30:35 Et on dit toujours, par ironie, qu'aujourd'hui, le futur gouvernement d'opposition iranien,
30:41 il se retrouve derrière les barreaux, c'est-à-dire dans la prison des villes,
30:45 où sont embastillés tous les grands dissidents iraniens.
30:49 Mais justement, suite à ces manifestations monstres, à ces images qui nous arrivent chaque jour d'Elfin Minoui,
30:58 comment imaginer que ce pouvoir perdure aujourd'hui en Iran ?
31:04 Alors il y a quand même des signes sociodémographiques.
31:08 Il faut rappeler que tout de même, les élections l'ont prouvé, le régime est de plus en plus fragilisé.
31:15 Et même sa base ne cesse de s'effriter.
31:19 Lors des élections présidentielles de 2021, il y a eu un taux d'abstention record de plus de 51%.
31:25 C'est sans précédent en Iran, quand on sait aussi qu'on vérifie sur vos pas de pied d'identité
31:32 que vous avez bien le tampon du bureau de vote quand vous allez faire plus tard un achat
31:38 ou que vous voulez voyager à l'étranger.
31:40 Donc c'est très policé.
31:42 Le mois dernier, il y a eu également un autre scrutin, le scrutin législatif.
31:46 Et la participation s'est de nouveau révélée très très faible.
31:50 Donc tout ceci est très révélateur d'un régime en perte de vitesse.
31:56 Un régime qui s'essouffle complètement et où la population va toujours saisir la moindre occasion
32:01 pour ressortir dans la rue et à nouveau manifester.
32:04 Bertrand Baddy, qu'est-ce que vous en pensez ?
32:06 Oui, moi je pense, je suis d'accord avec ce qui vient d'être dit, j'ajouterais peut-être deux éléments.
32:11 D'abord, il y a une sorte de pacte fragile et tacite,
32:17 mais qui pour l'instant explique la relative stabilité qu'on connaît
32:23 entre une société civile qu'on laisse faire ce qu'elle veut,
32:27 dès lors que ce n'est pas dans l'espace public.
32:29 Il y a en Iran, quantité de fêtes, de parties, où on boit, où on danse, où on chante,
32:35 où on joue de la musique, etc.
32:38 Et la société civile l'a gagné, cette autonomie.
32:42 C'est en cela que le régime n'a pas réussi à passer le cap du totalitarisme.
32:47 Ce qu'il ne faut pas faire, c'est, bon, dire des signes hostiles dans l'espace public.
32:53 Donc, il y a là peut-être un point d'équilibre qui est bien connu de la science politique.
32:58 C'est souvent comme ça que les régimes autoritaires, quand ils sont astucieux, arrivent à se maintenir.
33:05 Le deuxième élément, c'est qu'il faut aussi comprendre que ce système de la République islamique n'est pas monolithique.
33:14 Il est extraordinairement complexe.
33:16 Il y a des tendances différentes, des tendances qui s'affrontent.
33:19 Je veux dire, le président Khatami ou le président Rouhani, c'est pas Raisi ou Ahmadinejad.
33:26 Le ministre des Affaires étrangères, Zarif, que l'Occident connaît bien, qui a fait ses études aux Etats-Unis,
33:30 qui a signé le traité sur le nucléaire iranien, ce n'est pas l'actuel ministre des Affaires étrangères.
33:36 Il faut tenir compte de ces nuances et là, il peut y avoir une lézarde de demain.
33:43 Mais, qui a fait le gros cadeau à Khamenei ?
33:46 Qui a dû recevoir en échange quantité de boîtes de caviar et de tapis ?
33:53 C'est M. Trump.
33:55 Quand M. Trump a déchiré le traité du 14 juillet 2015 sur le nucléaire iranien,
34:01 il a donné une prime formidable aux ultraconservateurs.
34:05 Il a cassé et baïonné l'aile libérale.
34:08 Et donc, vous voyez aussi à quel point ce système politique, dans sa stabilité,
34:13 dépend de la manière dont les autres le traitent et le reconnaissent.
34:16 C'est pour ça qu'il faut suivre très attentivement ce qui va se passer les jours suivants.
34:20 Déjà, en Iran, on vous explique que lorsqu'il y a eu ce bombardement sur l'ambassade de Damas,
34:24 personne en Occident n'a bronché, alors que là, au contraire, la réaction a été tenitruante.
34:31 S'il Iran a le sentiment d'un isolement confirmé,
34:35 alors à ce moment-là, je crains vraiment des réactions extrêmes.
34:39 Un mot de conclusion Delphine Minet, oui ?
34:43 Oui, je pense que là, les jours qui viennent vont être assez décisifs.
34:50 J'imagine que la balle est plutôt dans le clan de l'Occident.
34:54 On sent des réclamations de nouvelles vagues de sanctions.
34:59 Alors, la question qui se pose, c'est l'efficacité évidente des sanctions.
35:03 Est-ce qu'elles marchent ? Est-ce qu'elles ne risquent pas d'affecter plus la population ?
35:07 En tout cas, c'est le cas depuis les sanctions qui datent de 2013,
35:10 qui ont été suspendues un certain temps et à nouveau remises à l'ordre du jour
35:16 après que Trump sorte de l'accord nucléaire.
35:19 Ce qu'il faut rappeler, c'est que les sanctions actuelles,
35:22 elles touchent essentiellement le programme nucléaire iranien.
35:26 Ce que demande la population iranienne aujourd'hui,
35:29 c'est des sanctions ciblées précisément contre le corps des gardiens de la Révolution,
35:34 qui fait mal aujourd'hui au peuple, parce que c'est une force qui agit à l'étranger,
35:39 mais c'est une force qui réprime sa population en interne.
35:42 Et là, juste une date à rappeler, c'est le 19 janvier 2023.
35:47 Au Parlement européen, grâce à une grande mobilisation de la population iranienne,
35:51 mais aussi de la diaspora à l'étranger, il y a une résolution qui a été votée à l'Union européenne,
35:57 dans laquelle on demande le classement du corps des gardiens de la Révolution
36:02 sur la liste des organisations terroristes.
36:05 Alors la résolution a été votée massivement, mais elle n'est toujours pas passée dans le circuit exécutif.
36:11 Donc je pense que ça peut faire partie des discussions à suivre.
36:14 Merci Delphine Minoui. L'alphabet du silence, c'est votre livre. Publiez aux éditions l'Iconoclast.
36:21 Clastres.

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