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00:00France Culture, les matins d'été, Quentin Laffey.
00:05C'est l'histoire d'une tragédie, celle d'Abed Salama, palestinien des territoires
00:09occupés de son fils, dont la vie est emportée dans un accident routier.
00:13C'est une histoire plus large d'ailleurs que celle-ci qui relate les fractures, les
00:17murs, les vies, les humiliations, les haines tenaces et transmises, les solidarités trop
00:22rares de Cisjordanie.
00:23C'est un texte paru en France aux éditions Gallimard, écrit par un journaliste américain,
00:29ancien responsable du programme Israélo-Arabe de l'International Crisis Group.
00:33Il a obtenu le Prix Pulitzer 2024 de la non-fiction.
00:37Bonjour Nathan Thrall.
00:38Bonjour, c'est un plaisir d'être avec vous.
00:41Un plaisir d'être avec vous.
00:42Et un merci très très chaleureux à Michel Zotowski qui est sur l'interprétation de
00:46cet échange.
00:47Vous faites paraître donc, Nathan Thrall, cet ouvrage intitulé « Une journée dans
00:51la vie d'Abed Salama ». Il faut nous dire qui est Abed Salama, comment vous l'avez
00:55rencontré, pourquoi vous avez décidé, choisi de raconter son histoire ?
00:59Abed Salama est un Palestinien qui vit dans la ville d'Anata qui est de l'autre côté
01:12du mur de l'endroit d'où moi je vis à Jérusalem.
01:16La ville d'Anata a été partiellement annexée par Israël en 1967 et est partiellement non
01:23annexée.
01:25Abed est le père d'un garçon de 5 ans qui s'appelle Milad qui va en petit déplacement
01:33en vacances avec sa classe.
01:36Et parce que les enfants dans ce bus ne peuvent pas accéder aux aires de jeu qui sont de
01:42l'autre côté du mur, ils doivent prendre une longue route vers une aire de jeu beaucoup
01:48plus loin dans la direction de Ramallah.
01:50Et sur la route, leur bus est heurté par un énorme semi-remorque, leur bus est renversé,
01:58retourné, prend feu, 6 enfants et un enseignant meurent et il se passe plus de 30 minutes
02:06avant qu'un camion de pompiers israélien n'arrive sur les lieux.
02:10Et au moment où Abed arrive, il a vu une énorme foule autour de cette carcasse du
02:17bus et il demande à la foule « Où sont les enfants ? » Tous les enfants étaient
02:21partis.
02:22Et il a eu beaucoup de réponses différentes « Ah, les enfants sont dans tel hôpital
02:27à Jérusalem » « Non, ils sont dans un autre hôpital à Jérusalem » « Oh non,
02:31ils sont dans la base militaire, ils sont à l'hôpital de Ramallah ». Et parce qu'Abed
02:39avait une plaque minéralogique verte, il avait la possibilité d'aller dans la plupart
02:45de ces endroits, donc il est allé dans ce seul endroit où il pouvait véritablement
02:51aller à Ramallah, il a appelé les gens de sa famille qui avaient la bonne plaque d'immatriculation
02:57donc qui pouvaient passer du côté israélien, d'aller voir si son fils était dans les
03:02autres hôpitaux.
03:03Et ça raconte l'histoire d'Abed qui cherche son fils pendant plus de 24 heures.
03:09Et on apprend au passage toute l'histoire de ce qui se passe entre Israël et la Palestine.
03:15A travers son histoire personnelle et à travers l'histoire de sa famille.
03:19C'est ce que j'allais vous demander, la vie d'Abed Salama en elle-même est passionnante,
03:24ce fait divers est d'une tristesse inouïe et vous le décrivez, vous le racontez extrêmement
03:29bien, extrêmement finement d'ailleurs.
03:31Mais pourquoi ce choix-là ? On imagine que des accidents de la route, il y en a par dizaines,
03:36par centaines malheureusement en Cisjordanie et en Israël.
03:40Qu'est-ce que cela raconte de plus grand, peut-être de plus universel aussi au sujet
03:44du conflit israélo-palestinien et de cette situation peut-être dont les deux peuples
03:50ne parviennent à se dépêtrer ?
03:51Le choix d'écrire un livre sur quelque chose d'aussi banal qu'un accident de voiture
04:03était délibéré.
04:04Mon but en choisissant quelque chose qui se produit partout au travers du monde comme
04:10un accident de voiture était véritablement d'éclairer le système de contrôle des
04:16Palestiniens par les Israéliens.
04:18Et si je devais choisir quelque chose qui attire plus l'attention, quelque chose qui
04:24va vraiment toucher la une des journaux, la guerre à Gaza, l'invasion de Djenin, ce
04:31sont des choses qui pourraient être exceptionnelles.
04:34Les gens pourraient écrire là-dessus et dire « ah oui, c'était la décision d'un
04:39mauvais commandant, c'était la décision du Premier ministre en raison de circonstances
04:44exceptionnelles ».
04:45Mais ce que je voulais vraiment montrer, c'est la vie quotidienne des Palestiniens,
04:50la vie ordinaire qu'ils ont à naviguer entre des systèmes administratifs très complexes
04:57de contrôle.
04:58Et la seule façon de bien comprendre ce système, de comprendre viscéralement, c'est de se
05:02mettre vraiment dans les habits de ces gens-là.
05:05Des gens comme Abed qui sont en train de naviguer dans la journée la pire de sa vie par exemple.
05:11Alors justement, parlons des difficultés administratives que rencontrent ces Palestiniens, ces Cisjordaniens
05:17avec vous Nathan Stroll.
05:19L'exemple le plus parlant, le plus fort d'ailleurs de ce livre, c'est cette route
05:24dont vous avez parlé, cette route où se produit cet accident.
05:27Elle est prise aujourd'hui uniquement par des Palestiniens.
05:30Il faut nous expliquer pourquoi.
05:31Parce que les Israéliens, eux, ont leur propre route désormais, qui prend un trajet beaucoup
05:36plus direct.
05:37C'est exactement ça.
05:40Il y a un système de ségrégation des routes sur les Cisjordaniens et l'idée fondamentale
05:47de ce système de ségrégation est de faciliter les voyages des colons de et vers leur lieu
05:56de travail et leurs habitations en Cisjordanie.
06:00Et il y a des grandes autoroutes qui sont bâties pour les colons, qui s'appellent
06:05des routes de déviation, et ils passent à côté des grandes villes palestiniennes.
06:10Donc un colon peut avoir le sentiment d'une présence juive continue depuis son lieu
06:17d'habitation à Jérusalem et vers son lieu de travail réciproquement, alors que les
06:22Palestiniens doivent prendre des petites routes qui passent sous ces autoroutes.
06:27Et cette route particulière où l'accident du bus a eu lieu, du car, était une route
06:36qui était originellement construite comme étant une déviation pour les colons.
06:41Et ensuite, cette route est devenue la route utilisée par les Palestiniens lorsqu'une
06:47meilleure route a été construite pour les colons.
06:50Mais la route était totalement sous contrôle israélien.
06:54C'est la police israélienne qui donne des PV sur cette route et elle est totalement
07:01sous l'autorité et sous l'administration des Israéliens, sous leur responsabilité
07:05aussi quant à ce qui s'est passé avec l'accident.
07:08Ce qui m'a frappé, ce qui m'a touché d'ailleurs également dans ce livre, je le
07:12rappelle, intitulé « Une journée dans la vie d'Abed Salama », c'est l'omniprésence
07:17de la géographie.
07:18C'est une géographie d'abord des souvenirs de ce protagonisme, de ce protagoniste réel
07:23qu'est Abed Salama, une géographie où l'on voit en permanence ses souvenirs s'inscrire
07:28dans les oliviers, dans les monts qui l'entourent, dans les souvenirs de cette ville qu'il
07:33connaissait et qui n'existe plus.
07:34Et c'est pour ça que je voudrais que vous nous disiez un mot d'Anatta, de cette ville
07:38d'Anatta, parce qu'elle est presque, c'est une lapalisade de le dire, mais c'est
07:43presque un personnage à part entière cette ville.
07:44Merci de le dire, c'était véritablement une des ambitions de ce livre.
07:52Anatta est un lieu qui a été totalement transformé par les Israéliens au cours du
08:01demi-siècle passé.
08:02Toutes les formes de confiscation israélienne de la terre palestinienne ont été appliquées
08:09à Anatta.
08:10Une partie a été annexée par Israël en 1967, une partie est devenue une base militaire.
08:18Sur la terre de la famille d'Abed, il y a eu des implantations et une partie est devenue
08:26cette route de déviation qui est connue comme la route de l'Apartheid, la route 23-70
08:34avec d'un côté la circulation israélienne, de l'autre côté la circulation palestinienne
08:39et un mur énorme entre les deux, un mur que vous appelez une gigantesque balafre.
08:45Tout à fait, et le mur lui-même encercle Anatta, cette communauté est entourée de
08:57murs, des murs de huit mètres de haut, une barrière de séparation qui sépare la communauté
09:04en partie et par cette route aussi qui les sépare et c'est la route de l'Apartheid,
09:09mais ainsi.
09:10Ce système de route de déviation a été décrit par un vice-ministre israélien de
09:17défense comme la route de l'Apartheid.
09:19Et ce mur, les Israéliens, pour beaucoup, nombre d'entre eux, l'appellent clôture
09:25de sécurité.
09:26En quoi est-ce une clôture de sécurité si on prend cette fois-ci le point de vue israélien,
09:32ce que vous faites aussi dans cet ouvrage, on y reviendra.
09:34L'ambition de ce livre était de montrer la réalité de ce lieu à travers les yeux
09:45des personnages marins.
09:46Moi, je ne me présente jamais comme narrateur omniscient pour décrire ce qui se passe,
09:52tout est raconté à travers les histoires personnelles et les familles de juifs et de
09:57palestiniens qui vivent là et c'était très important pour moi d'avoir un des personnages
10:03qui soit l'architecte de ce mur, l'architecte de tout le système de ségrégation qui a
10:09été mis en place pendant les années des accords d'Oslo.
10:13Les pages les plus déroutantes Nathan Thrall de cet ouvrage que vous écrivez, c'est
10:19sans doute la toute toute fin du livre lorsque l'on apprend à travers un autre journaliste
10:26que nombre de très très jeunes israéliens, que nombre d'adolescents israéliens se
10:32sont réjouis de la mort de ces enfants palestiniens, six Jordaniens décédés, brûlés, calcinés
10:38dans ce bus.
10:39Il faut nous expliquer comment vous l'avez appris d'ailleurs et comment expliquer que
10:43des adolescents peuvent se réjouir de la mort de personnes qu'ils ne connaissent pas d'abord
10:47mais dont ils ont construit une haine éprouvée.
10:49C'était quelque chose qui était terriblement choquant pour un journaliste de la télé
11:00israélienne qui n'a pas été tellement choqué par les gens qui se réjouissaient
11:06à la mort de ces enfants innocents, mais le fait qu'ils l'aient fait sans pseudonyme,
11:15ils n'avaient pas honte, ils le faisaient sous leur nom de se réjouir ouvertement de
11:20la mort de ces enfants.
11:21Cela a tellement dérangé ce journaliste israélien qu'il a créé un programme autour
11:30de cet accident pour des jeunes israéliens, il les a retrouvés, il les a interviewés,
11:36il ne s'excusait pas et il voulait tendre ce miroir à sa propre société pour leur
11:41dire comment est-ce qu'on peut en arriver là, trouver normal que l'on puisse célébrer
11:47la mort de jeunes innocents.
11:50Et c'est une sous-section de la société israélienne bien entendu, toute la société
11:55ne s'est pas réjouie de la mort de ces jeunes enfants, une partie de la population israélienne
11:59a été horrifiée par cette réaction, mais c'était un signe parce que ce segment de
12:04la société a cru beaucoup plus largement, beaucoup plus plus depuis ces années-là
12:12et célébrer la mort de palestiniens est beaucoup plus commun aujourd'hui.
12:17Et je voudrais les citer parce que leurs mots sont terrifiants, ha ha ha, 10 morts, ha ha
12:21ha, très joyeuse matinée des jeunes enfants, c'est juste un bus plein de palestiniens,
12:27dommage qu'il n'y ait pas eu plus de morts, une autre citation parfaite, quelques terroristes
12:32en moins, une autre, d'heureuses nouvelles pour bien commencer la matinée et une dernière
12:36où comme la journée commence très très bien, comment on explique que ces adolescents
12:42israéliens qui n'ont pour beaucoup pas connu la violence des années 90, qui n'ont pas
12:46connu non plus la seconde Intifada soient dans ce rapport absolument belliqueux, haineux,
12:53racistes à l'égard d'autres jeunes, très jeunes palestiniens ?
12:57Le lieu où ce livre se déroule est une zone très ségrégée, il y a très très peu d'interactions
13:10entre les communautés.
13:11Il y a des implantations entièrement juives à côté de ces lieux arabes et ces communautés
13:23n'ont aucune interaction l'une avec l'autre et lorsqu'il y a un système de domination
13:29d'un groupe sur l'autre, les gens ont besoin de le rationaliser, de trouver une logique
13:36et ils trouvent une logique en déshumanisant les gens qu'ils soumettent dans des conditions
13:44qu'ils n'accepteraient jamais pour eux-mêmes.
13:45Alors il existe quand même dans cette géographie, dans ces territoires, des lieux, des endroits
13:51où la solidarité existe, où des liens se tissent, où des relations se nouent, je
13:56pense notamment aux hôpitaux, les hôpitaux qui sont évidemment des lieux que l'on
14:01retrouve énormément dans votre ouvrage et je voudrais citer là encore un infirmier
14:06arabe que vous rencontrez, il dit « à mes yeux l'hôpital est un des seuls lieux d'Israël
14:11où les citoyens palestiniens semblent être sur un pied d'égalité avec les juifs ».
14:16Est-ce que cela vous semble vrai ? Vrai notamment au regard d'un autre exemple que vous donnez
14:23un peu plus loin et je pense aux maternités, dans les maternités la ségrégation est
14:27extrêmement forte, on trie les femmes selon qu'elles sont juives ou arabes notamment.
14:32Absolument, c'est la montre, le peu d'espoir de cet infirmier arabe qui travaille dans
14:45un hôpital.
14:46Il travaille dans un système hospitalier qui connaît la ségrégation entre mères
14:53juives et mères palestiniennes et pourtant il décrit cet hôpital comme un oasis d'égalité
15:02relative.
15:03Lui-même a été infirmier pour le premier ministre Sharon après que le premier ministre
15:12Sharon ait eu un AVC et c'est dans toute la presse israélienne que Sharon avait un
15:21infirmier arabe et ses titres sont extrêmement racistes, ça ne devrait pas être un titre
15:28de parler de l'ethnicité de l'infirmier qui travaille pour Sharon mais ses espoirs
15:36sont tellement faibles qu'il le voit comme un signe positif que lui ait pu être l'infirmier
15:43du premier ministre israélien.
15:45Comment on rencontre Nathan Thrall de la complexité d'une situation géopolitique par le truchement
15:52de la non-fiction ? Je veux dire par là que vous suivez dans le fond la vie d'un homme,
15:5624 heures dans la vie d'un homme et pourtant ça reste un livre, un ouvrage polyphonique
16:01qui fait raisonner la diversité des points de vue arabes, juifs.
16:06Est-ce que la non-fiction est pour vous le moyen le plus éphite qu'est Cass pour décrire
16:11cette complexité inhérente au conflit proche oriental ?
16:14Mon travail jusqu'à l'écriture de ce livre était tout simplement de l'analyse, de l'histoire.
16:25J'écrivais principalement des essais, des rapports dans la London Review of Books,
16:31dans la New York Review of Books et mon but avec ce livre était d'écrire quelque chose
16:38comme un roman de non-fiction parce que ce qui était beaucoup plus important pour moi
16:45c'était pas en fait la connaissance exacte qu'acquérira le lecteur mais le sentiment
16:54qu'ils vont ressentir dans leur ventre au sujet de cette situation morale inacceptable,
17:01une catastrophe morale qui dure depuis plus d'un demi-siècle,
17:06de dérétablement d'enlever les droits d'une population énorme en raison de leur origine ethnique.
17:167h-9h, les matins d'été.
17:20Quentin Laffey.
17:22Au-dessus de notre discussion ce matin dans Les Matins d'Été avec un journaliste américain Nathan Thrall,
17:28il vient de remporter le prix Pulitzer de la non-fiction pour un ouvrage remarquable
17:33intitulé Une journée dans la vie d'Abed Salama, l'histoire d'un drame familial,
17:38un père qui perd son fils dans un accident de la route en Cisjordanie.
17:43Vous avez fait paraître, Nathan Thrall, ce livre un tout petit peu, quelques jours avant,
17:48avant le 7 octobre.
17:50Comment ce livre a été reçu dans le contexte des attentats terroristes perpétrés par le Hamas le 7 octobre ?
17:58Comme vous pouvez l'imaginer, le 7 octobre a tout changé, y compris la réception de ce livre.
18:08Un quart des événements que j'avais planifiés ont été annulés.
18:12Ce n'était pas avec des organismes de gauche,
18:16qui voulaient montrer à quel point les Palestiniens vivaient sous occupation.
18:22Je devais faire une tournée de six semaines avec Abed, le personnage de ce livre,
18:28en Amérique et au Royaume-Uni.
18:31Et en raison des conditions en Cisjordanie qui étaient tellement difficiles après le 7 octobre,
18:36il a dû rentrer beaucoup plus vite pour être auprès de sa famille.
18:41Et le plus grand événement de la tournée, c'était à Londres.
18:45Et la police britannique l'a interdit.
18:50Elle a interdit tout ce qui était avec des Palestiniens.
18:53Même des concerts de musique traditionnelle dans une église de Londres ont été interdits.
19:00Et il y a eu des publicités très neutres dans les médias britanniques
19:11qui décrivaient juste le livre sans rien dire dessus.
19:14On imagine, on se figure bien, la stupeur, l'effroi en Israël dans la foulée du 7 octobre
19:20et l'impossibilité, la difficulté du moins, à comprendre aussi la complexité de certaines vies en Cisjordanie et à Gaza.
19:28Est-ce qu'aujourd'hui, cette complexité-là, vous pouvez la décrire, la raconter en Israël ?
19:34Ou est-ce que c'est toujours aussi compliqué ?
19:38Je vis à Jérusalem.
19:41Et Jérusalem est une des villes les plus séparées, ségrégées au monde.
19:48Et la situation pour les Palestiniens et Juifs à Jérusalem, depuis le 7 octobre, est radicalement différente.
19:57L'atmosphère dans Jérusalem-Est, Palestine-Est, est très dépressive.
20:04C'est comme une ville fantôme, le soir.
20:09Et dans la ville ouest juive de Jérusalem, les cafés sont pleins, la circulation est aussi pleine qu'avant
20:23et la vie semble exactement la même que précédemment.
20:27Si vous demandez aux Israéliens comment ils font, ils vont mousser les épaules, ils vont vous répondre que ça va passer bien.
20:34Donc, à la surface, tout apparaît normal, mais en dessous, tout le monde est déprimé.
20:41Je voudrais citer l'extrait d'un entretien que vous avez donné au Grand Continent, la revue en ligne Le Grand Continent,
20:47un entretien donné à Shine Valley.
20:49Je vous cite, d'une manière générale, l'escalade de la violence.
20:53Vous parlez notamment du 7 octobre, était absolument inévitable.
20:57Il n'y avait aucun moyen pour Israël de maintenir ce contrôle indéfiniment, sans provoquer une réponse violente,
21:04même lorsque cette violence produit des résultats relativement modestes.
21:09Est-ce que vous êtes en train d'expliquer qu'il y avait une fatalité dans ce qui s'est passé le 7 octobre ?
21:14Et c'est compliqué de l'entendre, sans doute, parce qu'on peut aussi entendre des explications,
21:20voire des justifications, par rapport à ce qui s'est déroulé là.
21:29Après le 7 octobre, on ne voulait pas véritablement décrire ou parler de raisons pour ce qui s'est passé.
21:42Toute description de ce qui s'est passé était écartée comme une justification des attaques sur les civils.
21:49Mais la vérité, c'est que depuis plus d'un demi-siècle, Israël domine la vie des Palestiniens et les prive de leurs droits fondamentaux.
22:03Et aussi longtemps que cette situation se perpétue, il y aura bien sûr de la résistance à ce contrôle.
22:11Le contrôle en lui-même est extrêmement violent.
22:14Et c'était un de mes motifs pour l'écriture de ce livre.
22:18C'est que le monde fasse, à la fin des fins, attention à ce qui se passe en Israël et en Palestine, en dehors de la guerre à Gaza.
22:29Bien sûr, il faut rétablir la compréhension, oui, il faut rétablir le calme.
22:39Entre deux explosions de violences.
22:42Mais c'est sur le calme que j'écris, justement, quelle est la situation qui se passe entre ces deux piques.
22:50Et que des soldats israéliens arrivent dans des familles palestiniennes au milieu de la nuit pour enlever les enfants.
22:57Et ça leur prend des semaines, à ces familles, pour savoir vers quel lieu de détention a été emmené leur enfant.
23:05Ce système résultera vraiment en effusion de sang de plus en plus.
23:12En ce moment, entre le Jordan et la mer, il y a 7 millions de palestiniens et 7 millions de juifs sous administration israélienne.
23:27Et la majorité de ces palestiniens vivent sans droits fondamentaux.
23:32Sans droits fondamentaux.
23:34Pour maintenir ce système, il faut appliquer une violence extrême.
23:40Et vraiment, il y aura une violence en retour en tant que résultat de cela.
23:45On a parlé, Nathan Troll, de la géographie qui occupait une place centrale dans votre livre,
23:51Une journée dans la vie d'Abed Salama.
23:53Je voudrais que vous nous parliez des enfants.
23:56Vous avez commencé à le faire.
23:57Comment les enfants en Cisjordanie sont au cœur du système de ségrégation ?
24:01Et comment ils ne sont pas du tout, du tout, justement, mis à l'écart de ces possibilités de discrimination ?
24:18Un des personnages du livre, c'est une mère, qui s'appelle Oda Dahbour, qui est un médecin.
24:24Elle travaille pour l'ONU-Roi.
24:29Et elle était, par hasard, en route vers son travail, quand elle a doublé ce bus qui était en feu.
24:38Et elle a fait arrêter le bus avec son équipe médicale, qui était dans ce mini-van, où elle se déplaçait.
24:46Elle a aidé à sauver ses enfants.
24:48Et la période la plus dramatique de la vie de Oda, ça a été l'arrestation de son fils,
24:55simplement parce qu'il avait jeté des pierres et il avait fait des graffitis contre l'occupation.
25:00Et l'armée est venue à une heure du matin.
25:04Ils ont frappé à sa porte.
25:06Elle avait des larmes qui coulaient.
25:09Elle a demandé « Mais pourquoi vous emmenez mon fils ? Qu'est-il fait ? »
25:14Il n'y avait pas de réponse.
25:16Ils sont venus, ils ont pris son fils.
25:18Elle voulait l'embrasser.
25:20Elle avait peur de l'embrasser, parce que tout mouvement aurait pu déclencher le tir d'un soldat israélien sur son fils.
25:29Elle a passé une semaine juste à essayer de le retrouver.
25:33Elle était vraiment dans un état terrible pendant l'année et demie pendant laquelle il était en prison.
25:40Et c'est la situation de tout parent qui vit sous occupation.
25:47Ils vivent dans la terreur de ne pas pouvoir protéger leurs propres enfants.
25:53Donc il n'y a aucune échappatoire pour que ces enfants échappent à ce système de domination.
26:00Vous l'avez dit, vous vivez en Israël, Nathan Thrall.
26:03Quels sont les débats qui traversent aujourd'hui la société israélienne cette fois-ci ?
26:08Je voudrais qu'on évoque plusieurs de ces débats.
26:10Peut-être pour commencer, la question des otages.
26:13Selon un sondage paru le 7 juillet dernier, 67% des Israéliens estiment que la libération des 116 otages,
26:20dont 42 seraient morts selon l'armée israélienne, doit constituer la priorité des priorités.
26:26Comment est-ce que vous expliquez que le gouvernement israélien et notamment Benjamin Netanyahou, son cabinet de guerre,
26:32n'entendent pas ces arguments et ne subissent pas cette pression-là ?
26:37Ce gouvernement croit qu'au moment où la guerre sera terminée, il y aura un règlement de compte.
26:47Et ce règlement de compte étendra responsable pour le plus grand échec militaire de l'histoire d'Israël.
26:55Et en raison de la dynamique de la coalition, le Premier ministre Netanyahou pense que le gouvernement
27:05va s'effondrer à la seconde où il va accepter un accord sur les otages.
27:11Donc la guerre continue.
27:14L'autre débat que je voudrais avec vous, c'est la question de l'après-guerre.
27:18Vous avez commencé à le mentionner. Que faire de ce territoire ?
27:23C'est une question que beaucoup de responsables politiques posent en Israël.
27:27Le scénario que l'on aperçoit le plus aujourd'hui, c'est Gaza comme un territoire saucissonné, largement occupé.
27:37Là encore, quels sont les débats ?
27:39Est-ce que vous pouvez vous faire le relais de ces différents points de vue et de ces différents débats
27:43qui traversent la société israélienne sur Gaza l'après-guerre ?
27:47Il y a très peu de consensus en Israël au sujet de quoi faire.
28:00Ceux qui sont à droite aimeraient continuer à occuper Gaza indéfiniment
28:08et appliquer un modèle tel que celui de la Cisjordanie à Gaza.
28:14Il y a un corridor qui s'appelle le corridor de Netzarim qui coupe Gaza du nord au sud.
28:21Il y a un autre corridor avec la frontière au Sinaï.
28:27Et ces corridors sont sous contrôle total d'Israël.
28:32Et tout comme en Cisjordanie, l'idée pour Israël est d'établir plusieurs de ces corridors qui vont saucissonner Gaza.
28:41Et de ces corridors, ils pourront conduire des raids dans les zones palestiniennes,
28:47retourner à leurs bases et épuiser la résistance palestinienne.
28:53Ils le considèrent comme le modèle de la deuxième intifada.
28:57Ils pensent qu'ils ont réussi à le faire et qu'ils peuvent le réitérer à Gaza.
29:03Et il y en a d'autres en Israël qui pensent que ce serait un désastre total pour Israël
29:09de contrôler directement et d'administrer Gaza et qu'il faut l'éviter à tout prix.
29:15Et que c'est une vue qui est tenue par les militaires aussi.
29:20Qui pense ça ? Qui défend ce point de vue, ce dernier point de vue selon lequel
29:26il ne faudrait pas établir autant de contrôles que cela sur le territoire de Gaza ?
29:33Au sein de l'establissement militaire israélien, il y a de plus en plus de voix.
29:39Même le porte-parole de Tzahal dit que nous ne pouvons pas vaincre le Hamas.
29:45Ce but de vaincre le Hamas est inatteignable.
29:51Et donc, dans ce camp centriste d'Israël, il y a beaucoup plus de prise de conscience
30:00que la seule option pour Israël, c'est soit de continuer à occuper Gaza,
30:06soit de vivre avec la réalité où le Hamas sera de facto la principale puissance à Gaza.
30:14Et les militaires disent entre les lignes que c'est la meilleure des options.
30:22Dans ce paysage des débats que vous décrivez là, Nathan Troll,
30:26comment se situe, se place l'opposition au gouvernement ?
30:32Quel est le point de vue notamment de quelqu'un comme Benny Gantz sur ce sujet ?
30:37Benny Gantz faisait partie du gouvernement pendant la plus grande partie de la guerre.
30:45Mais il l'a quitté.
30:48Mais lorsqu'il était à l'intérieur du gouvernement,
30:53il était aux côtés de Netanyahou pour toute décision qui était prise.
30:57La distance entre eux sur des sujets précis est très faible.
31:02La politique israélienne, c'est la haine de Netanyahou,
31:11et c'est véritablement accuser Netanyahou de tous les maux.
31:17C'est une très courte vue, ça.
31:20Il y a un consensus en Israël sur un contrôle indéfini des Palestiniens.
31:25C'était le centre gauche d'Israël qui a établi les colonies,
31:30qui a colonisé pendant les premières années de la guerre.
31:35Il n'y a eu aucun gouvernement qui n'ait pas avancé,
31:39qui n'avait pas promu les projets de colonies.
31:44Beaucoup sont contre Netanyahou, mais ils sont à droite.
31:48Et on a vu que quand on a remplacé Netanyahou,
31:52et qu'on avait un gouvernement non Netanyahou,
31:56il y a quelques années, la politique envers les Palestiniens
32:00n'était absolument pas différente de celle de Netanyahou.
32:03Donc faire venir Lapide ou Gantz au gouvernement
32:07ne va pas résulter dans un changement significatif
32:11vis-à-vis de la politique envers les Palestiniens.
32:14Vous êtes un journaliste américain installé à Jérusalem.
32:18Comment peut-on couvrir cette guerre,
32:21la guerre qui se passe actuellement à Gaza,
32:23lorsqu'on n'a pas accès au territoire,
32:25et lorsque vos propres collègues des journalistes palestiniens
32:29sont largement décimés ?
32:32C'est un énorme problème.
32:35Israël refuse depuis plus de neuf mois
32:38de permettre aux journalistes de la presse internationale
32:42de pénétrer à Gaza.
32:44Et il n'y a aucun signe qu'ils vont le faire à l'avenir.
32:48Les journalistes palestiniens à Gaza
32:51couvrent de façon héroïque ce conflit.
32:54Ils sont tués en grand nombre.
32:58Un de mes amis les plus proches
33:00est un journaliste palestinien à Gaza
33:03qui a réussi à s'enfuir il y a quelques mois
33:06en payant beaucoup d'argent en haut de table aux Égyptiens.
33:11Et aussi longtemps que cette guerre se poursuit,
33:15Israël va essayer d'éviter les journalistes internationaux
33:20de pénétrer la bande de Gaza.
33:22Je voudrais revenir à votre livre national,
33:25intitulé « Une journée dans la vie d'Abed Salama ».
33:29Le cœur de l'ouvrage, c'est évidemment cet accident.
33:33Le fils d'Abed Salama décède dans un accident de la route.
33:37Le quart dans lequel il était percute
33:40un autre engin motorisé.
33:42Il y a eu un procès.
33:44Est-ce que l'on sait aujourd'hui
33:46qui est responsable de cet accident ?
33:49Vous allez nous dire que c'est beaucoup plus complexe
33:52que ce que le jugement a finalement établi.
34:03Le quart a été heurté par un semi-remorque
34:06qui était en route vers une carrière en Céjourdanie.
34:11Là où on extrait des ressources naturelles de la Céjourdanie
34:15qui sont utilisées pour paver les routes en Israël.
34:22Il y a eu beaucoup de concentration
34:25sur les détails de l'accident.
34:28Évidemment, le conducteur a eu une négligence absolue.
34:33Il conduisait beaucoup plus vite que la limite.
34:37Il n'était pas habitué à conduire un semi-remorque.
34:41L'accident ne se serait pas produit
34:43si ce n'était pas à cause de sa négligence.
34:46Mais toutes les choses qui se sont déroulées ce jour-là,
34:50à partir du moment où le semi-remorque a frappé,
34:54a heurté le quart, étaient prévisibles.
34:59Prévisibles en raison du système qu'Israël avait mis en place,
35:04qui est dicté par une logique unique,
35:08qui est le maximum de terre avec le moins de Palestiniens au-dessus.
35:14Et ces gens vivaient dans des conditions
35:18sous une politique de négligence délibérée,
35:21de l'autre côté du mur,
35:23en raison du désir israélien
35:25de maintenir autant de Palestiniens possible
35:28en dehors de Jérusalem,
35:30en mettant des murs autour de leur communauté
35:33et en les coupant de leur propre sol.
35:36Vous racontez, vous suivez la vie d'un homme, Abed Salama,
35:40un Palestinien vivant en Cisjordanie
35:43qui perd son fils dans un accident,
35:46un événement absolument dramatique.
35:48Et en vous lisant, on ne peut que prendre son point de vue,
35:51on ne peut être compatique avec ce qu'il vit et ce qu'il traverse.
35:54Comment rendre quand même la complexité du côté israélien ?
35:58Comment vous vous êtes attaché à tenter de comprendre aussi
36:01ce qui se passait de l'autre bord ?
36:09J'ai essayé d'approcher toute personne
36:12qui était liée à cet accident, d'une manière ou d'une autre.
36:15Et ça a inclus beaucoup de Juifs israéliens,
36:19des colons, des Juifs ultra-orthodoxes
36:23qui travaillaient dans les services d'urgence.
36:26Et je les ai approchés avec une ouverture de cœur
36:30pour raconter l'histoire,
36:32de montrer la réalité à travers leurs propres yeux.
36:35Et je pense qu'ils m'ont fait confiance.
36:38Ils m'ont accordé leur confiance
36:40et ils ont vu que j'étais véritablement intéressé
36:43à parler de leur point de vue
36:45et de l'apporter à notre lecteur.
36:47Merci très chaleureux Nathan Thrall.
36:49Je rappelle le titre de votre ouvrage
36:51qui a paru aux éditions Gallimard,
36:53Une journée dans la vie d'Abed Salama,
36:55Anatomie d'une tragédie à Jérusalem,
36:57Prix Pulitzer de la non-fiction 2024.
37:02Et merci beaucoup à Michel Zotowski pour cette interprétation.

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