Philippe Pujol, journaliste et écrivain, publie le troisième volet de sa trilogie sur le trafic de stupéfiants à Marseille. Il se concentre sur la jeunesse des quartiers, dont les dealers "exploitent" les "problèmes" et les "vulnérabilités". Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-04-septembre-2024-8147205
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00:00Et à 7h49, Sonia De Villers, votre invité ce matin, est écrivain-reporteur, il achève
00:07sa trilogie marseillaise ! Voilà, écrivain-reporteur couronné d'un
00:11prix Albert Londres après la fabrique du monstre, après la chute du monstre, voici
00:18les enfants du monstre, en quête sur les 2000 esclaves du trafic de drogue à Marseille,
00:232000 jeunes qui sont séquestrés, affamés, brûlés, cognés, prostitués, eux-mêmes
00:30drogués.
00:31Bonjour Philippe Pujol.
00:32Bonjour.
00:33Cramé, c'est le titre que vous donnez à ces 200 pages, violentes, choquantes et pourtant
00:41toujours tendres, parce que ces gamins débiles et brutaux, ce sont vos mots, on est voué
00:47à les détester, mais vous en fait, vous les aimez ?
00:50En fait, je les connais depuis qu'ils sont nés, pour certains, ceux qui sont dans mon
00:55livre, parce que ce n'est pas un roman, c'est la littérature du réel, donc je raconte
01:00des vraies histoires de vrais jeunes.
01:02Samir, Jessy, Cassandra, Amal, vous avez modifié leur prénom pour les protéger ?
01:07Bien sûr, parce qu'ils ont des vies compliquées encore aujourd'hui.
01:09Il y en a d'autres qui sont en taule.
01:11Et donc, comme je les ai vu grandir, quand on voit grandir des jeunes, on comprend pourquoi
01:17ça part dans différentes directions, on comprend pourquoi dès le début tout est
01:21joué malheureusement, et même quand j'essaye d'intervenir, généralement ça ne marche
01:24pas, j'ai eu quelques rares succès.
01:27Et il y a toute la tendresse qu'il peut avoir un tonton, c'est comme ça qu'ils m'appellent
01:30maintenant sur les petits, avant on m'appelait cousin, maintenant on m'appelle tonton, j'ai
01:35un peu…
01:36Cassandra est en fauteuil roulant, Samir est couvert de cicatrices effrayantes, la misère
01:42sociale et la violence, elle se lie d'abord sur les corps ?
01:44Oui, c'est les cicatrices qui font démarrer le livre, il y a celles que l'on peut voir
01:52sur les corps, qui sont apparentes, qui sont le résultat de torture, parce que ce sont
01:56des milieux où on ne te laisse pas passer n'importe qui, on ne te laisse pas grandir
02:01pour devenir un grand patron de voyous dans le milieu des stups, donc on va te torturer.
02:07Mais il y a surtout les cicatrices qui sont celles de la vie, de leur destin, cicatrices
02:12intérieures, c'est surtout les filles qui sont concernées, et celles-là, je ne sais
02:17pas comment on peut les soigner, je ne sais pas comment on peut les traiter par la suite,
02:24mais on ne peut que les raconter, les observer, c'est primordial, pour que ça ne se reproduise
02:31pas avec d'autres projets.
02:32Pourquoi ils basculent ces gamins-là ?
02:33Alors déjà, ils commencent dans des endroits compliqués, donc de toute façon la bascule,
02:40elle est possible, tout simplement, si je prends Amal, c'est un petit qui a des légers
02:46problèmes psy, qui est un petit peu en retard, je dirais, s'il était né dans un autre contexte,
02:52dans un quartier non même pas bourgeois, mais un quartier de classe moyenne, il aurait
02:55été pris en charge d'une manière ou d'une autre, ne serait-ce que par quelques médecins
02:59ou par un professeur qui l'aurait repéré, là il est dans un contexte qui fait que ça
03:05va être le contraire, on va exploiter son problème, et quand je dis on, ce sont les
03:11trafiquants de superfiants qui vont trouver chez ce gamin la possibilité de l'exploiter,
03:16parce que le but des trafiquants c'est de dépenser le moins d'argent possible dans
03:19la main d'œuvre, ce n'est pas des marxistes, ils ne font pas une redistribution de ce qu'ils
03:25gagnent, ils ont plutôt tendance au contraire de tout prendre pour eux, donc ils vont chercher
03:28des vulnérables, et les vulnérables, c'est par exemple ceux qui ont des problèmes psy,
03:31il y a toute une série de vulnérabilités, il y en a beaucoup, et elles sont toutes exploitées
03:36tout le temps.
03:37C'est ça, vulnérables, plus ils sont vulnérables, plus ils sont utiles au trafic, pointer leur
03:41vulnérabilité, parce que ce terme revient sans cesse dans votre texte, Philippe Pujol,
03:47c'est chercher à les excuser, ces mots-là ?
03:49Alors il y a différents niveaux d'observation, si on travaille dans la justice, le but c'est
03:57de les juger et de les condamner si c'est nécessaire, si on est dans la police, le
04:00but c'est de les interpeller.
04:01Et quand on est écrivain et journaliste, le but c'est de comprendre pourquoi ils sont
04:05arrivés là.
04:06Donc moi, je considère que leur vulnérabilité est une des raisons qui font qu'ils vont devenir
04:11soit bourreaux, soit esclaves, donc si on veut que ça ne se reproduise pas, pour des
04:16générations plus jeunes, il faut qu'on ait compris ça et il faut donc qu'on travaille
04:20sur les vulnérabilités de ces jeunes-là.
04:22Je donne une vulnérabilité toute bête qui est perçue pourtant comme une force d'habitude
04:26qui est l'aptitude à la violence.
04:28Un gamin qui va être apte à la violence, c'est tout simplement le gamin qui torture
04:32une mouche, qui torture des animaux, il va être repéré et on va dire, lui on va le
04:36faire monter en violence et on va lui faire faire des choses de manière à ce qu'il
04:39devienne pour certains, heureusement une minorité, mais pour certains, des tueurs
04:43à 16, 17, 18 ans.
04:45Donc ça c'est une vulnérabilité, l'aptitude à la violence qu'on devrait repérer et
04:49traiter très rapidement.
04:51Et pourquoi au lieu de gagner de l'argent avec le trafic, ils sont pris dans l'engrenage
04:53de la dette ? Pourquoi est-ce qu'ils sont rançonnables à l'infini ces mômes-là ?
04:58Parce que le but du jeu c'est de ne payer personne.
05:01Contrairement à ce qu'on pense, c'est pas de l'argent facile, parce que c'est pas de
05:04l'argent du tout.
05:05C'est-à-dire que travailler dans les stups, si tout le monde gagnait les 3000 à 8000
05:09euros par jour qui sont annoncés de temps en temps dans les médias à droite ou à gauche,
05:14plutôt à droite, on aurait des quartiers populaires qui seraient particulièrement
05:20fastes.
05:21On aurait des magasins de partout, on aurait des voitures de sport de partout, on aurait
05:24beaucoup d'argent qui circulerait dans ces quartiers.
05:26C'est pas du tout le cas.
05:27Quand on y va, on le voit bien.
05:28Quand il y a des voitures de sport, c'est toujours des voitures qui sont louées à
05:3010 pour une journée.
05:31Et la réalité, c'est que le pourrissement de ces quartiers, le délabrement effroyable
05:38de ces quartiers…
05:39Il est utile, puisqu'il crée des vulnérables.
05:40Et les vulnérables sont utiles pour créer une armée, une main d'œuvre qui va être
05:43corvéable.
05:44Et la corvée, elle est possible en leur créant des dettes.
05:47Et donc, il y a plein de méthodes pour créer des dettes.
05:49Et les dettes vont faire qu'après, il va y avoir des guerres.
05:52Et les guerres, c'est pas des guerres pour beaucoup d'argent.
05:55C'est des guerres pour des miettes et même pour voler les miettes des autres.
05:59Justement, en parlant de miettes, vous pourfendez, Philippe Pujol, le mythe de Marseille sous
06:05l'emprise des cartels.
06:07Le mythe de Marseille comme Narcoville.
06:09Je rappelle qu'il y a quelques mois, s'est tenue une commission d'enquête au Sénat
06:13qui avait auditionné juge magistrat, procureur, qui avait déclaré la guerre contre les trafiquants
06:19narcovilles.
06:20Ça ne vient pas de nulle part.
06:21Vous dites même que comparé aux villes du Mexique ou de l'Équateur, Marseille n'est
06:25qu'une supérette.
06:26C'est une guerre entre supérettes ?
06:29Oui, c'est une guerre entre tout petits.
06:31En fait, il faut comprendre rapidement que les trafics de stupéfiants, ça se fait à
06:36plusieurs étapes.
06:37Il y a des grossistes qui sont internationaux, des semi-grossistes qui sont dans les grandes
06:40villes.
06:41Donc en Marseille, il y en a une cinquantaine qui, eux, gagnent de l'argent et qui sont
06:43ce qu'on appelle des dealers.
06:44Et après, en dessous, il y a les épiciers, ceux qui font la vente de terrain.
06:48Et là, c'est ce qu'on appelle à tort souvent des dealers.
06:50C'est des tout petits.
06:51Et eux-mêmes ont une petite armée de gens soumis.
06:54Et la guerre qui a eu lieu à Marseille il y a un an, c'était une guerre entre supérettes.
07:00C'était les tout petits qui s'entretuaient.
07:01Ce n'étaient pas les semi-grossistes.
07:02Vous racontez, le quartier de la Paternelle, arrosé à la Kalachnikov, c'est de la supérette.
07:06Voilà, c'est une guerre entre supérettes.
07:08Alors, qui a intérêt à entretenir le mythe des cartels ?
07:09Alors, il y a plein de raisons à ça.
07:12Mais quand on parle de cartel, ça donne l'idée que le mal viendrait d'ailleurs.
07:16Ce n'est pas un mal interne.
07:17Vous voyez, moi, j'appelle ça le monstre.
07:20Le monstre, ce sont toutes les malfaçons de la République, tout ce qui dysfonctionne,
07:23qui pourrait être appelé mafia dans d'autres pays, mais chez nous, ce n'est pas tout à
07:26fait ça.
07:27Donc, j'appelle ça le monstre, son dysfonctionnement.
07:30Et c'est ce monstre-là qui a un intérêt finalement.
07:34Donc, c'est ces dysfonctions-là qui ont un intérêt à ce qu'on ait des affrontements
07:40entre jeunes.
07:41Puisque ces quartiers populaires, ces quartiers de misère, que ce soit les banlieues marseillaises,
07:46que ce soit les quartiers populaires marseillais, les quartiers nord, que ce soit les banlieues
07:49dans d'autres villes, ils ont un usage qui est à la fois un usage pour les délinquants,
07:54mais un usage politique aussi.
07:55C'est-à-dire, dès qu'on a besoin de communiquer sur l'immigration, on va choisir Marseille.
07:59Si on a besoin de communiquer sur la délinquance, c'est souvent Marseille ou Grenoble, etc.
08:05Justement, mi-mars, Gérald Darmanin lançait des opérations Place Nette XXL dans toute
08:10la France.
08:11750 policiers à Marseille, dans le quartier de la Castellane, notamment, il était temps
08:14?
08:16En fait, ça a une utilité à très court terme, c'est-à-dire que ça fait respirer
08:19la population.
08:20C'est une utilité sur la qualité de vie des gens, c'est pas négligeable, c'est déjà
08:23pas mal.
08:24C'est-à-dire que pendant quelques jours, une semaine, les gens vont être un peu mieux,
08:27il va y avoir moins de pression qui a été faite par les dealers, puisqu'ils ont été
08:35dissous pendant une courte période.
08:36Mais si on pense trafic de stups, à moyen terme et à long terme, ça va se régénérer
08:41automatiquement parce que le problème n'est pas un problème policier, le problème est
08:45un problème social.
08:46On n'est pas du tout dans un laxisme sécuritaire, au contraire, au niveau sécuritaire, on a
08:53des moyens considérables, on est dans un laxisme social et intellectuel, on ne pense
08:56pas à ces quartiers et on ne pense pas le travail social primordial qu'il y a à faire
09:00sur ces quartiers.
09:01Un dernier mot sur les filles.
09:02Les filles, Jessie, Cassandra, vouées inexorablement à la prostitution à partir de 10, 11 ans,
09:0912 ans.
09:10Oui, la prostitution de mineurs est un phénomène qu'il va falloir prendre en compte maintenant
09:15parce qu'il y a eu, depuis 2015 et particulièrement depuis le confinement ensuite, une augmentation
09:21considérable de la prostitution de mineurs parce que les dealers sur-endettés se sont
09:25rendus compte que les filles, on pouvait les faire travailler tout le temps, que ce n'était
09:29pas tributaire de l'arrivée de stups et donc les dealers, pour combler les dettes,
09:36font travailler des filles.
09:37Cramer les enfants du monstre, pareil chez Julliard.
09:40Merci Philippe Pujol.
09:41Merci à vous.
09:42Et merci Sonia.