• il y a 9 heures
Ioulia Navalnaïa est l’invitée de France Inter, à l’occasion de la sortie posthume des mémoires de son défunt mari, l'opposant russe Alexeï Navalny.

Category

🗞
News
Transcription
00:00Bonjour Yulia, je vais prendre d'abord de vos nouvelles, comment allez-vous depuis la mort de votre mari et comment vont les enfants ?
00:11Merci beaucoup pour cette question et merci pour l'invitation. Bien sûr, ma vie a changé de manière radicale depuis qu'Alexei n'est plus là.
00:22Je ne me sentirai probablement plus jamais comme avant et il est probable que je ne serai jamais aussi heureuse qu'avant février.
00:35Je pense qu'on peut dire la même chose de nos enfants. Notre vie ne sera plus jamais la même. Elle est différente pour moi, elle a changé pour mes enfants.
00:52On était une famille très soudée et Alexei nous manque tous les jours. Son conseil nous manque, sa présence nous manque, son humour nous manque, tout ça.
01:06Cette personne qui était la plus proche pour nous au monde, donc on se sent effectivement très différent.
01:14Et il parle de vous sans cesse dans ce texte, il parle de vos enfants. On sait à quel point ça a été difficile pour la mère d'Alexei Navalny de récupérer le corps de son fils.
01:24Comment vous avez fait pour récupérer les carnets écrits en prison ?
01:29Alors, au début, c'était un petit peu plus facile. Alexei était quelqu'un d'extraordinaire, même dans cette situation difficile.
01:41Il y a eu plusieurs méthodes que je ne peux pas vous dévoiler, je pense, mais on a crusé, il a réussi à nous faire parvenir ces écrits.
01:52Mais malheureusement, durant la dernière année, nous n'avons pas pu les obtenir. Et vous l'avez remarqué, si vous avez lu son journal, il s'arrête un an avant son décès.
02:04Il voulait ce livre. Je cite un extrait du journal écrit en prison.
02:10« S'ils finissent par me liquider, ce livre sera mon testament. S'ils me liquident, ma famille touchera l'avance et les droits d'auteur. Voyons les choses en face. »
02:18C'est une tentative d'assassinat chimique bien glauque, suivie d'un tragique trépas. En prison, ne suffisent pas à faire vendre un livre. Je vois mal qui pourra le faire.
02:27L'auteur a été assassiné par un président ignoble. Que peuvent demander de plus les services marketing ?
02:33Ça vous fait sourire et ça vous fait pleurer en même temps ? Il y a une énergie folle dans ce qu'il écrit.
02:40C'est terrible que cette prédiction se soit réalisée. Mais d'un autre côté, c'est tout à fait lui. C'est vraiment Alexei à 100 000 %.
03:00Dans toute situation, il avait le meilleur sens de l'humour du monde. Il ressentait très finement chaque situation de la vie.
03:11Bien sûr, moi aussi, j'ai noté cette phrase que vous venez de citer. C'est quelque chose qui, bien sûr, me fait rire, mais qui, en même temps, me désespère parce qu'elle s'est réalisée.
03:34Nous enregistrons cette interview quelques semaines avant sa diffusion. Des documents viennent à peine de sortir qui prouveraient qu'Alexei Navalny a bien été empoisonné en prison et qu'il ne serait pas mort de simples problèmes cardiaques.
03:51Qu'est-ce que vous savez à ce jour ? Qu'est-ce que vous pensez à ce jour ?
03:56Alors, ça ne parlait pas d'infarctus. C'était autre chose. On parlait d'une pathologie combinée, pas d'un infarctus, pas d'une crise cardiaque.
04:11Et les documents sont sortis pas si récemment que ça. Moi, je les ai montrés, ces documents, cette conclusion médicale. Et dès le 1er jour, j'ai écrit et j'ai dit qu'Alexei a été tué par Vladimir Poutine.
04:26Cela ne signifie pas que M. Poutine se soit déplacé jusqu'à la prison au-delà du cercle polaire. Non. Cela signifie que Vladimir Poutine a emprisonné une personne innocente et a créé des conditions invivables dans sa prison.
04:48Alexei n'avait pas du tout sa place en prison, simplement à cause de ses convictions politiques. Donc, bien évidemment, c'est Vladimir Poutine qui est la personne qui a commandité et qui est responsable de ce meurtre, de cet assassinat.
05:01Et d'ailleurs, la deuxième partie du livre, le journal tenu en prison qui s'étale sur 4 ans, c'est vraiment très frappant. C'est-à-dire qu'au départ, les conditions carcérales sont à peu près acceptables et ça ne fait que se durcir. C'est-à-dire qu'on sent bien que de prison en prison, on veut faire plier un homme qui refuse de plier.
05:20Vous avez absolument raison. Mais malheureusement, il y avait une période extrêmement courte où il avait la vie d'un prisonnier, si vous voulez, ordinaire. Dès la première colonie pénitentiaire, pendant un certain temps, il a été dans un dortoir, dans un groupe où il y avait un certain nombre de personnes.
05:42Mais même dans cet endroit-là, il y avait un groupe de condamnés, de détenus qui collaboraient avec la direction de la colonie, qui rapportaient son moindre fait et geste. Et je ne sais pas ce qui est mieux pour une personne, d'être en isolement dans une chambre seule ou alors d'être dans une pièce où tu es surveillé en permanence et où chacun de tes faits et gestes est...
06:12rapportés à la direction. Je pense que c'était deux manières différentes d'exercer une pression psychologique. Et l'isolement et le fait d'être au sein des personnes hostiles.
06:27Parce que la solitude, il le raconte dans le livre, la solitude, c'est le pire des poisons. C'est-à-dire qu'il dit bien que le régime de Poutine organise tout pour qu'il se sente seul, pour qu'il se sente abandonné, organise la désapprobation de masse dans les médias pour qu'il ait l'impression que l'opinion publique se retourne contre lui.
06:48Et il fait référence à Harry Potter, parce qu'en réalité, Alexei Navalny, il a mon âge, donc ce texte, il est bourré de références au Seigneur des Anneaux, à Harry Potter, à la pop culture, aux séries, à la musique. Et il dit en fait, le jour où Harry Potter se sent seul, Voldemort a gagné.
07:08Alors, c'est vrai. Effectivement, il y a beaucoup de références très claires, très classes, très compréhensibles. Et quand il parle, par exemple, de son empoisonnement, et il parle de ces monstrueux personnages d'Harry Potter qui retirent l'âme du personnage, et vous pouvez tout de suite l'imaginer parce que vous avez lu le livre.
07:38Alors, moi, je comprends, et Alexei comprenait également que pour Vladimir Poutine et son régime, il était très important que, malgré que lorsqu'Alexei était libre, il savait qu'il avait beaucoup de partisans, et bien il était essentiel pour le régime qu'il se sente rejeté par tous.
08:05Et c'est évidemment pas le cas. Et vous vous souvenez sans doute de cette description extraordinaire dans son journal. Il écrit que les lettres ne pouvaient pas rentrer dans la pièce, dans la porte à l'intérieur de la fente par laquelle passe le courrier.
08:28Et donc il était inquiet de ne pas pouvoir répondre à tous ces gens. Et je suis infiniment reconnaissante à toutes ces personnes, à tous ces inconnus qui lui écrivaient sans cesse.
08:39Et je voudrais dire également que même après sa mort, tout cela continue. Il y a énormément de partisans d'Alexei Navalny. Et également, en Russie, tous les jours, il y a des visites sur sa tombe.
08:58La tombe est recouverte de fleurs fraîches au quotidien.
09:02Exactement ce que Poutine ne voulait pas.
09:04Absolument, absolument.
09:34Et je pense que ce n'est pas parce que c'est mon mari que je pense ça, mais parce que je connaissais cette personne qui souffrait pour la Russie, qui voulait le mieux pour la Russie, qui était le seul concurrent réel à Vladimir Poutine.
09:51Il y a quelque chose qui revient sans cesse, c'est-à-dire que sur son lit d'hôpital, quand il revient d'entre les morts après l'empoisonnement, mais aussi en prison, il dit sans cesse « je suis heureux de ma vie, j'aime ma vie, j'aime mon travail, je suis fière de mes choix, je ne regrette rien, rien du début à la fin ».
10:14Ça c'est d'une puissance incroyable.
10:18Et je pense qu'il était tout à fait sincère, il n'avait pas besoin de s'en convaincre. Je vivais avec lui, je l'adorais, mais peut-être que j'étais un peu jalouse également, parce que je voyais à quel point il vit sa vie de manière harmonieuse.
10:39Jusqu'à quel point il arrivait à réaliser des choses complexes, et de quelle manière il arrivait à conjuguer les différents aspects de sa vie, être le leader pour des millions de personnes, être quelqu'un de très raisonnable, un patron intelligent pour ses employés dans ses bureaux, un père formidable pour nos enfants,
11:07et également une personne très drôle et un mari aimant pour moi.
11:12Très drôle, et par exemple, on ne s'y attend pas du tout. Par exemple en prison, il se remémore les brunchs que vous faisiez tous les deux à New York, où au petit matin vous mangez des huîtres et vous buviez du Bloody Mary et de la vodka, et il se dit « j'aimerais bien un jour pouvoir refaire ça ».
11:30Jamais on s'attend à lire ça sous la plume d'un homme en prison, jamais, jamais.
11:36Oui, ça c'était sa particularité. C'était quelqu'un qui effectivement avait de multiples visages qui se conjuguaient. Il était le leader, l'homme politique, l'intellectuel, vous avez vu à quel point il avait lu des milliers de livres, et d'un autre côté un papa et un mari tout à fait ordinaires, et tout ça se conjuguait.
12:02Il y a des passages extrêmement intéressants dans la partie autobiographique, où il raconte à quel point Tchernobyl a été pour lui une prise de conscience, c'est son enfance, l'accident nucléaire de Tchernobyl, et au fond ça a forgé chez lui la conviction que l'État russe est capable de mensonges à des niveaux qu'aucun autre État ne peut atteindre.
12:31Et c'est quelque chose qui revient sans cesse dans son livre, c'est-à-dire que par exemple il découvre les massacres de Boucha à la télévision russe, il est en prison, et évidemment ce qu'il voit lui à la télévision russe c'est le niveau de mensonge des médias russes.
12:47Vous avez absolument raison, et malheureusement lorsqu'il avait environ 10 ans, au moment de la catastrophe de Tchernobyl, malgré certains changements qui étaient déjà amorcés en Russie, c'était le début de la perestroïka, mais la période démocratique dans l'histoire de notre pays a été extrêmement courte.
13:15Et c'est revenu comme avant, et c'est même devenu pire qu'avant par certains aspects.
13:22Et donc la catastrophe de Tchernobyl, c'était l'un des épisodes, bon il en décrit d'autres dans son livre, mais bien sûr ça c'était l'événement qui a eu une très grande résonance, pas seulement pour la Russie mais aussi pour le monde entier.
13:42Aujourd'hui ce sont des jeunes journalistes qui sont jugés à huis clos à Moscou, accusés d'avoir collaboré avec l'organisation de Navalny. Est-ce que vous pensez que ce régime va traquer jusqu'au dernier chaque personne qui a pu l'approcher ou le soutenir ? Je rappelle que vous-même vous êtes sous le coup d'un mandat d'arrêt.
14:05Alors, c'est peut-être un petit avantage pour nous, ce régime n'a pas vraiment de plan et pas vraiment de stratégie. Il y a des répressions comme ça au coup par coup, il n'y a aucun moyen de prévoir qui sera attaqué la prochaine fois.
14:28Les avocats d'Alexey sont en prison parce qu'ils ont tout simplement fait leur travail. Ils ont été accusés d'extrémisme, comme moi d'ailleurs. C'est pour ça que vous êtes en train d'interviewer donc une dangereuse extrémiste, n'est-ce pas ?
14:58Et personne ne sait qui est le prochain sur la liste et je ne veux pas faire peur, dire que quelqu'un sera forcément arrêté demain. Mais cela dit, il faut être conscient que le régime de Vladimir Poutine, après avoir commencé à persécuter ses opposants politiques,
15:26après avoir commencé la guerre, après avoir tué son principal concurrent, eh bien il ne s'arrêtera plus, plus rien ne l'arrêtera.
15:34Vous vous sentez menacée, vous, vos enfants, votre famille ?
15:39Pas forcément. En tout cas, je n'y pense pas en permanence. Cela n'aurait pas de sens parce qu'il serait trop difficile de vivre une vie normale. On peut devenir fou si chaque instant ou chaque heure on regarde derrière son épaule.
16:01Je ne pense pas être à 100% en sécurité non plus, mais je n'ai pas peur et je vis ma vie. Bien sûr, je suis inquiète pour mes enfants, mais je suis plus inquiète pour eux parce qu'ils ont perdu leur père, la personne la plus chère qu'ils avaient au monde.
16:22Je vous pose une dernière question. Navalny, il entame son récit par son empoisonnement en 2020 pour lequel il avait été évacué en Allemagne. Il décrit la mort dans laquelle il a été plongé, il décrit son coma et il raconte que c'est probablement votre voix qui l'a fait revenir à la vie et que c'est probablement votre voix qui a réactivé son cerveau.
16:50Et que peut-être les neurobiologistes devraient se pencher sur cette expérience.
16:55Quand je suis entrée pour la première fois dans sa chambre en Allemagne, alors, c'est une expérience quand même exceptionnelle. Moi, je n'avais jamais vu quelqu'un dans le coma et ça n'arrive pas à tout le monde.
17:13Non. Et à vrai dire, je ne suis pas quelqu'un qui parle énormément et j'avais l'impression que je devais être là et me taire. Mais après, il y a bien des films que j'ai vus me sont revenus et je me suis dit bon, les gens, ils parlent d'habitude à des personnes dans le coma et ça a duré pendant des semaines.
17:31Ça a duré, ça a duré. J'ai commencé à lui chanter des chansons, lui raconter des choses, lui dire comment. Donc, je discutais avec lui comme si on était à la maison en train de faire les clowns comme ça nous arrivait régulièrement et j'espère, j'espère de tout cœur que ça l'a aidé.
17:50Bien sûr, ce qui l'a aidé avant tout, c'est le traitement des médecins allemands qui était adapté. Mais si j'ai pu avoir une influence et si, grâce à moi également, son état a pu s'améliorer, eh bien, j'en suis heureuse.
18:03Merci, Julia.
18:04Merci beaucoup.
18:05Merci.

Recommandations