Dans cet essai, la philosophe Marianne Chaillan remet en question l’injonction qu’il faudrait être l’auteur de sa vie. Cet impératif de liberté est une imposture qui nous condamne paradoxalement à la plus grande servitude. Car trouver un véritable chemin de libération pour écrire sa vie n’est pas chose aisée. Convoquant la philosophie, la pop culture et la littérature, l’autrice nous invite à une quête passionnante : la recherche de notre liberté, par-delà le destin et la volonté.
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00:00Chez Marianne Chailland, le doute, il est beaucoup plus concret.
00:02C'est le doute, en l'occurrence, que génère une vieille photo de classe
00:06de votre père que vous montrez à vos élèves en cours de philo au début de l'année.
00:10Et cette photo, vous la regardez, vous apprêtez à faire votre cours
00:14et quand même, elle vous interroge.
00:15Quelle question est-ce qu'elle vous pose, cette photographie ?
00:18Cette photo, je la présente à mes élèves essayant de reproduire
00:21le merveilleux cours du professeur Keating dans le cercle des poids disparus.
00:24Il faut bien que j'attrape mon public.
00:26Robin Williams, on s'en souvient.
00:28Et donc, j'essaye de faire jaillir en eux cet enthousiasme
00:32qu'il réussit à faire jaillir ses étudiants en leur disant
00:35« Voilà, c'est à votre tour maintenant parce que ces étudiants, ces élèves-là,
00:39ils ont eu leur heure.
00:41Compte-t-il fait de leur existence ?
00:43Ne ratez pas votre unique matinée de printemps, comme le dit Yankelevitch. »
00:46Et donc, j'ouvre mon cours de philosophie comme ça, inspiré par ces deux.
00:50Et je vois que ça marche, je vois que mes élèves sont enthousiastes
00:52et se disent « Ah, c'est mon tour, je vais être l'auteur de ma vie. »
00:55Et puis, au moment où je les vois, je me dis
00:57« Mais est-ce que je ne suis pas en train de leur mentir ? »
00:59Parce que je pense au début d'une pièce de théâtre, Antigone, Danouille,
01:02où les personnages sont sur scène et où le prologue nous dit
01:06« Mais là, la petite Antigone, elle ne le sait pas encore.
01:08Il va falloir qu'elle se lève tout à l'heure et qu'elle meure. »
01:11Et lui, il ne le sait pas et bon, il est content, il est le fiancé d'Antigone
01:14mais il ne sait pas qu'il n'y aura pas de mari d'Antigone sur terre
01:17car il devra mourir.
01:18Quand je regarde mes élèves, leur ayant fait la promesse
01:20d'être les auteurs de leur vie et les invitant à s'emparer
01:24de leur stylo pour écrire leur vie, je me dis
01:26« Mais qu'est-ce qu'il leur appartient vraiment d'écrire ?
01:29Qu'est-ce qu'il nous appartient d'écrire ? »
01:31C'est passionnant.
01:32Moi, ce que j'aime beaucoup dans votre livre, je le dis tout de suite,
01:34c'est qu'il est émaillé de références littéraires tout le temps,
01:36à de grands auteurs.
01:37Et je pense par exemple tout de suite à Ronsard,
01:39à ses Sonnets pour Hélène à la fin du XVIe siècle
01:42qui nous invitait quelque part à la même sagesse
01:44quand il disait « cueillez les roses de la vie,
01:46vous vous souvenez, vivez, s'y m'en croyez,
01:48n'attendez à demain, cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie. »
01:51En quoi, pour vous, c'est un petit peu naïf, au fond,
01:54de dire ça, « cueillez les roses de la vie »,
01:57à soi-même d'ailleurs, autant qu'à vos élèves ?
01:59Alors, c'est une naïveté que j'ai découverte récemment
02:01parce que moi-même, c'était la maxime que j'avais faite,
02:05mienne.
02:06Je voulais cueillir les roses de la vie,
02:07je voulais pas passer à côté, je voulais vivre « my way »
02:10pour reprendre la chanson de Sinatra.
02:12Sauf que quoi ?
02:13Sauf que j'ai fait de la philosophie.
02:16Voilà, et en faisant de la philosophie,
02:18j'ai découvert, contrairement à ce qu'on nous vend
02:21dans d'autres ouvrages,
02:22qui répondent aussi à cette question du sens,
02:24les ouvrages, par exemple, de développement personnel,
02:26que notre volonté n'est pas toute puissante
02:28et que peut-être, tout compte fait,
02:30pour reprendre le titre de Simone de Beauvoir,
02:32nous avons peu de marge parmi ces déterminismes
02:37qui nous traversent
02:38et qu'il va falloir questionner cette possibilité
02:40d'être l'auteur de sa vie.
02:41C'est le problème des philosophes, Pascal Chabot,
02:43c'est que vous posez les questions tout le temps,
02:45au fin de compte, et pour le meilleur.
02:47Évidemment, évidemment, et avec une grande joie, finalement.
02:50On n'a pas tout à fait besoin de réponses,
02:53c'est pas le but.
02:54Mais poser la question, la transformer,
02:57et puis la retransformer,
02:59et puis finalement l'accompagner de mots.
03:01Les philosophes n'ont, comme les romanciers,
03:03et du reste, comme les romancières,
03:05que des mots comme outils, c'est peu,
03:07et 26 lettres de l'alphabet, finalement.
03:10Et avec ça, on crée des mondes de sens,
03:12justement, on crée des univers mentaux
03:15dans lesquels on déambule,
03:17et qui, même s'ils ne débouchent pas
03:19sur une grande révélation,
03:21auront eu cette grande vertu
03:24de redoubler la vie,
03:26l'existence biologique,
03:28d'une sorte de tissu de parole,
03:30d'une sorte de tissu de signification
03:32qui la rend peut-être un peu plus intéressante
03:35et belle.
03:37Alors le doute et la question sont absolument fondamentaux,
03:39et ce qui est très émouvant, Marianne Chailland,
03:41dans votre livre, c'est que le petit garçon sur la photo,
03:43en l'occurrence votre père, vous racontait
03:45qu'il vous a demandé d'écrire sur sa tombe quelque chose,
03:48et il vous a demandé d'écrire « il a fait comme il a pu »,
03:51ce qui vient, en réalité, nier
03:53tout ce que vous vouliez faire dire à vos élèves
03:55sur cette photo de classe.
03:56Justement, et longtemps,
03:58j'avais trouvé cette formule un peu lâche,
04:00pour tout vous dire, je m'étais dit,
04:01il a fait ce qu'il a pu,
04:03il aurait peut-être dû faire mieux,
04:05il aurait dû plus pouvoir ou plus vouloir.
04:07Et le parcours que j'entreprends dans ce livre,
04:09parce que cette question, c'est la mienne,
04:11que nous appartient-il d'écrire ?
04:12Je me la supposais vraiment,
04:13j'aimais bien votre terme d'enquête.
04:15Je pars à la recherche parmi les philosophes d'une réponse,
04:18et je trouve cette réponse qui me fait comprendre
04:21la sagesse de cette phrase paternelle,
04:23« il a fait ce qu'il a pu »
04:24et désormais je la fais mienne, figurez-vous.
04:26Au fond, on fait ce qu'on peut.