L'avocate Anne Bouillon, la sociologue de la famille Irène Théry et l'historienne de la psychanalyste Elisabeth Roudinesco sont les invitées du Grand Entretien ce lundi 25 novembre, alors que s'ouvre la dernière ligne droite du procès Pelicot à Avignon. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-lundi-25-novembre-2024-9884390
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00:00Et avec Léa Salamé en cette journée de lutte contre les violences faites aux femmes,
00:04nous vous proposons une table ronde ce matin sur le procès devenu symbole de cette lutte,
00:11le procès des viols de Mazan.
00:12Il entre dans la phase des réquisitoires, aujourd'hui, phase qui devrait durer jusqu'à
00:19mercredi.
00:20Pour en parler, Léa, nos invités ce matin.
00:21Anne Bouillon, avocate au barreau de Nantes, auteure de « Affaires de femmes, une vie
00:25à plaider pour elle » aux éditions de l'Iconoclast.
00:28Merci d'être là.
00:29Irène Théry, vous êtes sociologue, directrice d'études à l'EHESS, auteure de « Moi
00:33aussi, la nouvelle civilité sexuelle » aux éditions du Seuil.
00:36Bonjour à vous.
00:37Et bonjour Elisabeth Roudinesco, historienne, psychanalyste et historienne de la psychanalyse.
00:42Merci d'être là.
00:43Soyez les bienvenus sur Inter.
00:45Ce procès qui a commencé le 2 septembre a provoqué, vous le savez, une déflagration
00:50d'ampleur mondiale.
00:51On l'a déjà dit, mais on va le redire.
00:54La presse du monde entier a été accréditée pour suivre ce procès dont on attend le verdict
00:59maintenant, le 20 décembre prochain.
01:02Les faits, vous les connaissez, Dominique Pellicot, un retraité de 71 ans, est accusé
01:07d'avoir, de juillet 2011 à octobre 2020, drogué son épouse Gisèle Pellicot pour
01:14la violer et la faire violer, inconsciente, à des dizaines d'inconnues recrutées sur
01:20Internet.
01:21Impensable, inimaginable, vertigineux, tous les superlatifs ont été utilisés pour parler
01:27de ce procès inouï.
01:29Qu'est-ce qui vous a le plus frappé dans ce procès, qu'en retiendrez-vous bien plus
01:35tard quand vous y repenserez, Anne Bouillon ?
01:38Écoutez, moi, ce qui m'a réjouie, si je puis dire, au début de ce procès, et ce
01:43qui ne s'est pas démenti tout au long de l'audience, c'est la capacité de Gisèle
01:46Pellicot et de ses avocats à faire de ce procès un peu ce que Gisèle Halimi avait
01:51fait en 78, c'est-à-dire à faire de ce procès une vraie tribune et à nous en joindre
01:57à ne plus détourner le regard.
01:59On est presque sur un procès politique, c'est-à-dire que l'espoir qui a été nourri pendant
02:03toute cette audience et qui nous met au défi pour après, c'est qu'allons-nous faire
02:09collectivement de cette volonté farouche de cette femme de dire, voilà, au-delà de
02:15ma situation individuelle, finalement, c'est la société toute entière que je convoque
02:19sur le banc des accusés, à côté de ces 51 hommes, et j'entends qu'il en ressorte
02:24quelque chose.
02:25Alors, c'est un procès pour l'avenir, c'est un procès pour l'espoir, le mien
02:30est extrêmement nourri, mais évidemment, mon regard se tourne vers les politiques,
02:36vers le pouvoir exécutif, et j'attends une réponse, on en parlera peut-être.
02:39Mais voilà, ce qui m'a marquée, c'est ça, c'est d'abord refuser le huis clos
02:44pour ouvrir les portes, et à partir de là, au-delà de tout ce qu'on a pu dire,
02:49ce ne sont pas des monstres, voilà, tout ce qui a pu être décortiqué, il faut que
02:54ça change.
02:55Alors maintenant, il faut que ça change.
02:56On va revenir sur tous ces points, mais d'abord, vous, Elisabeth Roudinescu, qu'est-ce
03:01qui vous a le plus frappée, le plus marquée ?
03:03Vous savez, comme j'écris une histoire des pervers, j'ai évidemment plongé très
03:09souvent dans l'histoire de l'horreur.
03:11Là, on a affaire, en effet, à quelque chose de… ce qui m'a le plus frappée, c'est
03:16évidemment Dominique Pellicot, comme l'impression d'horreur qu'on a de toute son histoire.
03:22Quand j'ai lu les 400 pages d'Expertise psychiatrique, je me suis plongée dedans.
03:28Et qu'est-ce qui vous a marquée dans ces 400 pages de lecture ?
03:32Comment ?
03:33Qu'est-ce qui vous a le plus marquée dans ces 400 pages quand vous l'avez lu ?
03:37L'organisation et la manipulation du principal auteur de tout ça, c'est-à-dire la position
03:44de maître pervers qu'il a occupée.
03:47Moi, la question des monstres ne m'intéresse pas.
03:51Ce ne sont pas des hommes ordinaires.
03:53Ce sont des hommes qui ont une vie ordinaire en apparence, mais tout le monde n'est
03:59pas capable de faire ce genre d'abomination.
04:00Sur ça, vous n'êtes pas toutes d'accord, donc on va réunir.
04:03Non, mais c'est ça qui m'a frappée.
04:05C'est la mise en scène incroyable dans laquelle la posture du bourreau a été, c'est-à-dire
04:11il est apparu au fond, puisqu'il avait tout filmé, comme le maître d'œuvre de tout,
04:16même au tribunal.
04:17C'est lui qui dénonce les comparses, c'est lui qui apporte toutes les preuves.
04:22C'est vraiment un grand personnage de pervers, il n'y a pire.
04:25L'admiration pour le courage de la victime, oui, bien sûr, c'est nouveau ça, parce
04:30que les procès d'Aix, ce n'est pas du tout la même chose.
04:33C'était Gisèle Halimi qui était au fond porteuse de quelque chose.
04:39Et puis les violeurs, ce n'est pas du tout un viol intrafamilial, c'était des gens
04:44extérieurs arrivés sur une plage qui ont violé des femmes, c'était un cauchemar.
04:48Là, c'est intrafamilial et donc c'est ça qui m'a le plus frappée.
04:54Et vous, Irène Théry, qu'est-ce qui vous a le plus marquée ? Un procès pour l'avenir
05:00disait aussi Anne Bouillon, qu'en pensez-vous ?
05:02Vous savez, j'ai un collègue, Jean-Claude Chenet, dans son Histoire de la violence en
05:06Occident, qui a eu cette phrase « Le viol est le seul crime dont le coupable se sent
05:11innocent et la victime honteuse ». Je crois que le sens historique de ce procès, c'est
05:19de changer ça.
05:20Alors, Anne Bouillon l'a tout à fait dit, bien sûr, Gisèle Pellicot pose un acte qui
05:25n'est pas seulement « la honte doit changer le camp », elle fait un retournement prodigieux
05:29du stigmate et elle le fait pour les autres.
05:31Donc ça, bien sûr, on ne peut qu'être frappé par ça, mais moi, j'ai été frappé
05:35aussi, justement et fortement, peut-être plus que par Dominique Pellicot, qui à l'évidence
05:41est un pervers d'une noirceur exceptionnelle, par les 50 co-accusés, qui d'ailleurs ne
05:48sont que 50, mais qui pourraient être beaucoup plus, puisqu'il y en a, je crois, 20 à
05:5230 qui ont été repérés, qui n'ont pas pu être identifiés.
05:57Ces 50 co-accusés, ils sont, et c'est ça qui est exceptionnel, ils sont face à des
06:03preuves.
06:04Et c'est aussi une des raisons de fascination pour ce procès.
06:07On n'a jamais ça.
06:08Parce qu'il y a 20 000 pièces, documentées, de vidéos et d'images.
06:12Et ils disent « je n'ai pas violé ». Donc, un des mystères, ou plutôt ce que donne
06:20à voir ce procès, c'est ce déni machiste du viol, qui consiste, à mon avis, en deux
06:27questions.
06:28L'une va concerner « qu'est-ce que c'est qu'un viol ? ». Le procès met fortement
06:36en scène, on va dire, un débat autour de la question de la préméditation.
06:41On a d'un côté Pellicot qui dit « ils ont tous prémédité avec moi », et en face,
06:46la plupart des autres qui disent « pas du tout, j'ai été manipulé ».
06:49Donc, ça, c'est un premier débat où ils s'opposent, mais ils sont d'accord pour
06:54dire « le vrai viol, c'est le viol avec préméditation ».
06:57Quand il dit « je suis un violeur ». Moi, je vous pose Pellicot qui dit « je suis un
07:03violeur », les autres qui disent « je ne suis pas un violeur », avec ce que dit très
07:06bien l'un des avocats de Gisèle Pellicot qui dit « il serait temps d'intégrer que
07:13les violeurs ne sont pas forcément sérieux, qu'on ne peut violer qu'une seule fois
07:18dans sa vie, qu'il n'existe pas de profil du violeur.
07:20Il faut distinguer le prédateur sexuel qui va chasser sa proie et le violeur qui va choisir
07:27une opportunité ».
07:28Ça aussi, le déni, vous aussi, Anne Bouillon, et un autre aspect, parce qu'ils sont quand
07:33même liés, il y a la préméditation, c'est un grand sujet, et puis, on va y revenir je
07:38pense, et puis il y a l'intention.
07:39Il y a ce qui se passe avant d'être dans la chambre, puis il y a ce qui se passe dans
07:42la chambre.
07:43Et là, ils disent « j'ai pas violé ». Ils ont les images « j'ai pas violé ».
07:47« Je ne me sentais pas en train de violer ».
07:49Donc là, il faut qu'on ait une clarification ce matin sur ce que c'est que l'intention.
07:54Il faut clarifier la préméditation et il faut clarifier l'intention.
07:57Elisabeth Roudinisco puis Anne Bouillon sur le déni.
08:00Oui, le déni, ça signe l'acte de parution, puisque précisément, c'est fondé là-dessus,
08:05ce n'est pas la dénégation, ce n'est pas le mensonge.
08:07Ils ont la conviction qu'ils n'ont pas violé, mais pourtant, ils ont la conviction
08:11qu'ils ont violé.
08:12C'est-à-dire un mécanisme où il y a les deux à la fois.
08:15Ils ont violé, ils le savent parfaitement, mais ils dénient.
08:20C'est quelque chose qu'ont très bien décrit les expertises psychiatriques.
08:24Il y a 400 pages d'expertises psychiatriques où ils montrent que tout est là-dedans.
08:29Alors, ce qui est nouveau, en effet, et qui est incroyable dans ce procès, et par certains
08:33côtés, c'est positif, c'est qu'on a les films, on n'a pas besoin d'établir
08:37la preuve.
08:38Donc, devant quelqu'un qui dénie son acte, on lui dit « mais vous l'avez commis ».
08:41Et il répond « non ». Je vous rappelle que les nazis, si je peux me permettre de
08:46dire quelque chose là-dessus, c'était la même chose.
08:49Et d'ailleurs, la jurisprudence a changé à partir des fameux procès de Nuremberg,
08:55et vous l'avez dans le film récent de Jonathan Glaser, « Zone d'intérêt ».
09:01Vous avez tous les dénis, les cheminées des chambres à garde sont là, et les cheminées
09:05des crématoires, et tout le monde dit qu'on ne voit rien.
09:09Donc, c'est un mécanisme qui signe cette perversité.
09:13Anne Bouillon, sur le déni ?
09:14Oui, sur le déni, d'abord c'est une constante dans les prêtoirs, c'est extrêmement
09:18rare qu'on arrive au début d'un procès et que quelqu'un qui est accusé de viol,
09:24sans embâche, reconnaisse sa responsabilité en pénal, en disant « oui, c'est vrai,
09:27j'avais bien conscience que la victime n'était pas consentante, et en toute pleine
09:34conscience, j'ai commis un viol ». C'est rare, il arrive que le procès nous permette
09:37de construire une parole et de travailler sur quelque chose autour de ça.
09:41Mais moi, j'ai été frappée par la recherche du dénominateur commun entre ces 51 hommes,
09:48peut-être évidemment Dominique Pellicot à part, c'est-à-dire que ce qu'ont fait
09:51aussi mes confrères, c'est chercher du commun tant les parcours étaient disparates
09:56et les profils sont disparates.
09:58Moi, je crois que ce qui lie tous ces hommes s'articule autour d'une croyance, et
10:03d'une croyance qui est pétrie de l'idée de ce qu'ils sont légitimes, à un moment
10:08donné, dans certaines circonstances, à la faveur soit de la vulnérabilité d'une
10:14femme, de son sommeil, de son alcoolisation, à avoir accès aux femmes, au corps des femmes,
10:20et un corps des femmes comme un peu un sujet désincarné.
10:25Et c'est ça qui est frappant finalement, parce que c'est ça qui les relie tous,
10:29cette croyance-là.
10:30Et qu'est-ce que ça nous dit ? Ça nous dit quelque chose.
10:33On a l'impression qu'ils sont autorisés, au fond de la tête, ça nous dit que c'est
10:35OK.
10:36C'est OK, c'est pas un viol.
10:37Mais ça, c'est quelque chose que je rencontre très fréquemment dans le prétoire.
10:39La semaine dernière, je défendais une jeune fille dont l'agresseur a profité du sommeil
10:45et de l'alcoolisation et pouvait penser que c'était OK, en fait, et que finalement,
10:50quelque part, ça ne la gênerait pas.
10:51Donc, il y a cette idée de libre accès au corps des femmes qui nous renvoie profondément
10:57à ce que nous sommes collectivement.
10:58Et moi, c'est ça que j'attends de ce procès.
11:01Faisons notre révolution culturelle féministe, revoyons notre matrice et revoyons comment
11:07est-ce que nous fonctionnons collectivement.
11:09Et alors là, ça s'aviera à quelque chose.
11:11Depuis les débuts du mouvement MeToo, une nouvelle génération de féministes s'est
11:16levée, je crois, qui veut établir une nouvelle culture du consentement, qui met le consentement
11:22au cœur des débats.
11:23Et évidemment, le consentement de Gisèle Pellicot, il est nulle part dans ce procès.
11:28Nulle part.
11:29Il est même tellement nulle part qu'il n'y aura même pas, je pense, de débat sur la
11:32qualification des actes.
11:34C'est des viols par surprise, c'est clair et net, c'est déjà tranché.
11:37Après, ça va être le nombre d'années de prison.
11:40Mais en tout cas, une femme inconsciente, cédatée, ne peut pas consentir, c'est déjà
11:47qualifié en droit, ça s'appelle un viol par surprise.
11:49Ce qui me paraît important, c'est pour nous tous, c'est qu'on a sous les yeux la banalisation
11:57du viol par des représentations qui sont des stéréotypes, qui maintiennent le viol
12:03tel qu'il existe, dans du non-viol, pas si grave, etc.
12:06Donc c'est ça qui est grave, c'est pour ça que j'ai insisté sur la préméditation.
12:10Un prédateur sexuel qui, comme le violeur de la sombre, part le matin, prend sa voiture,
12:16s'arrête dans un parking, sort sa cordelette, suit une femme, c'est un prédateur sexuel
12:20qui a prémédité son acte.
12:22Mais la plupart du temps, vous le dites bien dans votre livre, Anne, les violeurs se saisissent
12:28d'une situation, d'une opportunité, ce que vous appelez un viol d'opportunité.
12:33Tiens, il y a un corps de femme qui est là, elle dort, j'y vais.
12:35Mais ça c'est vraiment presque l'essentiel de nos dossiers.
12:38Alors, l'opportunité, parce que ce qu'il faut comprendre, c'est que l'idée d'une
12:44femme comme un territoire à conquérir, à conserver, dont la vulnérabilité ou la résistance
12:50est perçue comme plus excitante que le désir, c'est quelque chose qui, là aussi, structure
12:57nos rapports sociaux, nos rapports femmes-hommes, nos rapports amoureux, nos rapports conjugaux,
13:01nos rapports familiaux.
13:02C'est ce qu'a dit Dominique Pellicot à la barre, quand il dit qu'il a justifié
13:05sa décennie de viols, ses dix ans de viols de sa femme, par, je le cite, un fantasme,
13:10celui de soumettre une femme insoumise, celui de soumettre une femme insoumise, par pur
13:15égoïsme, je le reconnais, mais sans la faire souffrir.
13:18Mais vous voyez, ce qui nous sépare avec Elisabeth, peut-être, c'est que moi, je
13:22ne vois pas de figure du pervers dans toutes ces situations-là, précisément parce que
13:26lorsque j'entends les experts, psychologues et psychiatres, à la barre des tribunaux,
13:30celui de la semaine dernière, dont je vous parlais, le psychologue nous dit « pas de
13:34perversion, c'est juste un jeune homme qui a des fragilités narcissiques ». La belle
13:39affaire ! Qui n'a pas de fragilité narcissique ?
13:42Enfin, Dominique Pellicot, c'est un pervers, non ?
13:44J'entends ! Je vous parle des hommes, j'élargis le débat.
13:47Et je crois que dire que tous ces hommes sont des pervers, c'est passer à côté de l'idée
13:53de ce que, finalement, ce ne sont pas des épiphénomènes, ce ne sont pas des anomalies
13:56du système.
13:57Ces hommes sont le système.
13:59Les expertises, je vous cite dans une interview au Monde, Elisabeth Roudinesco, les expertises
14:06montrent que Dominique Pellicot et ses co-accusés ne sont pas des hommes ordinaires.
14:11Ils ont connu des perturbations sévères pendant leur enfance, ils ont été victimes
14:16d'abus sexuels, ils ont assisté aux zébas sexuels de parents exhibitionnistes, ils ont
14:20vécu des abandons, ils ont souvent été traités comme des objets de tel traumatisme.
14:25Ils ne donnent pas toujours des criminels, mais ils donnent toujours des adultes perturbés.
14:30Donc quand on dit que ce sont, au procès Pellicot, des « Monsieur Tout-le-Monde », on se trompe ?
14:37Ce ne sont pas des « Messieurs Tout-le-Monde », même s'ils sont issus socialement et sociologiquement,
14:42oui, par leur profession, l'apparence, la vie cachée.
14:47D'ailleurs, le cas de Pellicot, il dit lui-même, il était dans un clivage, il avait deux vies.
14:53Maintenant, les abus sexuels dans l'enfance, c'est quand même capital, 70% d'entre
14:58eux, pas tous.
14:59Maintenant, pour ceux où il n'y a pas d'abus sexuels, où il n'y a pas tout ça, la famille
15:03Pellicot, de M. Pellicot, il y a quand même un climat incestueux dans l'enfance, la mère
15:08a épousé les deux frères, on a caché les origines, lui-même a assisté à un viol,
15:15il a été lui-même violé.
15:16Alors, on peut mettre en cause, mais il n'empêche que tout le monde, tout homme n'est pas un
15:22violeur potentiel.
15:23C'est le schisme que vous parlez.
15:25C'est ça.
15:26Après, sur la nécessité de légiférer, oui.
15:30On va venir à la loi et à ce que va proposer Michel Barnier tout à l'heure, parce qu'il
15:34a des annonces à faire.
15:35Mais, au fond, votre point de désaccord, s'il y en a un, c'est que vous, Anne Bouillon,
15:40et vous, Irène Théry, pensez qu'au fond, ce procès Pellicot, c'est le procès de la
15:45masculinité et de l'homme ordinaire.
15:47De la masculinité toxique.
15:48De la masculinité toxique et de l'homme ordinaire.
15:50Alors que vous, Elisabeth Rodinesco, vous dites non, ce n'est pas des hommes ordinaires,
15:55ce sont des pervers.
15:56Anne Bouillon, c'est bien ça.
15:57Un pervers peut être un homme ordinaire.
15:59Oui, mais vous dites que ce n'est pas le procès de la masculinité… Tous les hommes
16:02ne sont pas des violeurs.
16:03Voilà, d'accord.
16:04Ne sont pas des violeurs potentielles.
16:05Mais vous dites que ce n'est pas… On n'est pas devant le grand procès de la masculinité
16:08toxique ordinaire.
16:09Non.
16:10C'est ce que vous faites toujours.
16:11Je vais vous donner la parole.
16:12Attendez.
16:13D'abord, Anne Bouillon, puis Irène Théry, puis Elisabeth Rodinesco.
16:15Allez-y.
16:16Écoutez, renversons les choses.
16:17Si ce n'est pas tous les hommes, et moi j'ai été surprise de la précipitation avec
16:21laquelle certains, au début de ce procès, ont exprimé le besoin, d'abord et avant
16:25tout, de s'extirper de tout ça en disant « Ah oui, c'est les autres, mais pas moi ».
16:28Eh bien, si ce n'est pas tous les hommes, ce qui reste à démontrer, c'est en revanche
16:32toutes les femmes.
16:33C'est-à-dire qu'on construit toutes, pour nous, pour nos filles, pour nos sœurs,
16:37nos interactions sociales, nos déplacements en ville, nos vêtures, notre consommation
16:41d'alcool.
16:42On met des petits… Ma fille de 18 ans met un truc sur son verre pour ne pas être droguée
16:45au GHB lorsqu'elle sort dans des discothèques.
16:48Nous paramétrons nos interactions sociales à l'aune du risque du viol.
16:53Nous évoluons, tous et toutes, sur un terrain où la rencontre avec le viol est possible.
16:58Je n'ai pas dit probable, j'ai dit possible.
17:01Et donc, la question qui m'intéresse, c'est pourquoi est-ce qu'on est comme ça ?
17:06On a décidé collectivement de se construire avec l'aune de ce risque qui pèse sur nos
17:11têtes tout le temps, et comment en sortir, voyez-vous ?
17:14Et je pense que là, on a des débuts de réponse avec ce procès, et encore une fois, pathologiser
17:21les accusés, les marginaliser, ne nous aidera pas dans la résolution de ce problème.
17:26Alors, Irène Théry, puis Elisabeth Roudinesco.
17:28Moi aussi, Elisabeth Roudinesco, j'ai été, je dois le dire, assez choquée quand vous
17:32dites « ce procès n'est pas à mes yeux le procès de la masculinité ou du patriarcat,
17:36cette manière de penser méconnaît la nature perverse des crimes ».
17:39Donc, ce que d'abord, vous assimilez tous les co-accusés à Pellicot, uniquement lui,
17:45il y a une diversité, et les avocats vous ont répondu.
17:48Les avocats, je pense qu'ils connaissent de la part civile, ils connaissent leur dossier.
17:52Quand ils disent « tous n'ont pas subi des violences sexuelles, enfants ou adolescents,
17:55tous ne sont pas des pervers, tous ne sont pas des sur-quantumateurs de pornographie,
17:59tous n'ont pas de casier judiciaire, tous ne se trouvaient pas dans une forme de précarité
18:02affective et sexuelle », ils disent quoi ?
18:04Et là, je retrouve un peu ce qu'a dit Anne Bouillon tout à l'heure.
18:07Quel est leur point commun ?
18:08Leur point commun, il ne se passe pas avant, il y a la question de la préméditation, j'ai
18:13commencé à en parler, on y reviendra si vous voulez, dans la chambre.
18:16Dans la chambre, ils disent « tous, je ne viole pas », la plupart, il y a peut-être
18:22un ou deux qui ont reconnu à la fin, c'est-à-dire qu'ils sont dans cette chambre, ils n'ont
18:28aucun égard, d'aucune sorte, pour Gisèle Pellicot, il y a même une jouissance, ça
18:33a été dit, de ce corps abandonné au sommeil, mais tous ont choisi de profiter d'un corps
18:42dont ils ne pouvaient sérieusement ignorer qu'il est dans l'incapacité d'exprimer
18:48un consentement.
18:49Alors la dimension sociale, puisque je suis là aussi pour la sociologie, est-ce que vous
18:52opposez la dimension sociale et la dimension psychique ?
18:56Moi, je ne l'oppose pas, elles se combinent d'une certaine façon, c'est qu'ils ont
19:00tous en commun une idée de l'intention en droit qui est folle.
19:04Elle est folle cette idée de l'intention en droit, alors j'exagère, elle est folle
19:08parce qu'ils disent « c'est un sentiment intérieur que j'ai, que je ne suis pas
19:12en train de violer ». Je me permets de dire qu'elle est folle parce que, si vous voulez,
19:17il y a même eu une plaisanterie, si j'ose dire, d'un des avocats qui a dit, pour
19:22fustiger cette croyance pathétique dans le fait que c'est uniquement eux à l'intérieur
19:27de leur égocentrisme qui pourraient décider de leurs intentions, ils ont dit « l'intention
19:31n'est pas le fait de pouvoir choisir si on est coupable ou pas d'un crime ou d'un
19:35délit ».
19:36Si il n'y a pas de crime ou de délit sans intention, si l'intention n'est que dans
19:40l'intériorité à laquelle seul a accès la personne, c'est elle qui décide s'il
19:44est coupable.
19:45L'intention en droit, c'est la conscience de l'acte, elle peut s'objectiver à travers
19:49ce qu'on peut observer des situations, des actions.
19:52La conscience de l'acte, elle n'est pas égocentrique.
19:56Et ça, c'est social.
20:00L'égocentrisme incroyable du machisme ordinaire, qu'on peut opposer, d'ailleurs on est
20:07plus les garçons à l'égocentrisme et plus les filles à la relation, il faudrait équilibrer.
20:13En tout cas là, l'égocentrisme, il est complet, il n'y a jamais eu une once de
20:18respect et on ne s'est même pas adressé à Gisèle Pellicot.
20:22Je suis entièrement d'accord avec ça, vous venez de me faire le portrait du parfait
20:27pervers.
20:28Du parfait pervers, c'est-à-dire, on va parler quand même de la… ce sont des salopards
20:33aussi.
20:34Il n'y a pas cette dimension qui est quand même…
20:36Je vous ai fait le procès du machisme ordinaire.
20:39Je n'ai absolument pas dit qu'il n'y avait pas d'environnement, je ne nie pas
20:42le social, je ne nie pas… Je dis que là, on a affaire.
20:45Je vais même dire une chose, ce n'est pas le corps inerte, les experts l'ont remarqué,
20:52c'est quasiment de la nécrophilie.
20:54C'est-à-dire, ils savent parfaitement qu'elle est endormie et ils en jouissent.
20:59Ils jouissent de ça.
21:01Et le déni que vous décrivez, c'est vraiment un déni.
21:03Non, je n'ai pas fait ça, je n'ai pas eu l'intention, je suis manipulé.
21:07C'est typiquement ce mécanisme-là.
21:09Maintenant, il y a plusieurs choses dont il faut… Oui, mais il y a plusieurs choses
21:13qu'il faut analyser.
21:14La force de la justice dans les pays démocratiques, c'est… On a bien jugé Barbie quand même.
21:20Ça me fait penser au nazi, cette histoire.
21:23C'est-à-dire, le déni permanent.
21:25La force de la justice, c'est d'essayer d'analyser aussi au cas par cas, sur un fond
21:29général, qui est l'histoire du viol dans les pays démocratiques.
21:33Nous avons tous lu le livre de Vigarello.
21:36L'histoire du viol, c'est l'histoire du regard que telle et telle époque portent
21:40sur le viol.
21:41Ça, bien sûr, ça existe.
21:42En ce sens, il y a évidemment quelque chose de formidable dans ce procès.
21:48C'est qu'on met… On a toutes les preuves, on met sur la table quelque chose.
21:53Mais il ne faut pas dire que tous les hommes sont des…
21:59J'ai l'air potentiellement…
22:00Mais personne ne lutte.
22:01Je voudrais qu'on passe au Standard Inter, où nous attend Karine, bonjour, bienvenue.
22:07Bonjour.
22:08On vous écoute.
22:09J'avais envie d'intervenir ce matin parce que j'ai vécu sensiblement la même histoire
22:16que Mme Pélico.
22:17À la différence près qu'au lieu que ce soit une canisalchimie qui permette à monsieur
22:21d'agir comme il l'a fait, ça a été une emprise psychologique extrêmement forte,
22:26avec beaucoup de contrôles coercitifs, beaucoup de victimisations, enfin voilà, tous les
22:32mécanismes qu'on connaît dans les questions d'emprise.
22:36Et mon affaire à moi, elle a été classée sans suite, je l'ai apprise il y a très
22:40peu de temps.
22:41Parce que, disons que quand on voit une femme droguée, ça crève les yeux effectivement.
22:48Quand c'est une question d'emprise psychologique, c'est beaucoup plus compliqué à reconnaître.
22:56Voilà.
22:57Restez en ligne, Karine, je voudrais donner la parole à Anne Bouillon sur ce témoignage.
23:03Ça m'évoque plein de choses, le témoignage de Karine, je reçois des Karines dans mon
23:08cabinet à longueur de journée, malheureusement 94% de classement sans suite, des plaintes
23:14pour viol.
23:15Donc là aussi le procès Mélico met la justice au défi, de quels moyens allons-nous nous
23:19doter pour qu'enfin ces dossiers soient traités et investigués, aussi bien que celui de Pélico
23:24a été investigué.
23:26Ce que j'entends, c'est que Karine, elle a des éléments, des concepts à sa disposition
23:30que nous n'avions pas il y a quelques années, elle nous parle d'emprise, elle nous parle
23:34de contrôle coercitif, elle pourrait nous parler de sidération qui est un élément
23:38qui vient d'être reconnu en septembre dernier par la Cour de cassation en jurisprudence.
23:42Ce que je veux dire, c'est que nous avons des mots, des éléments de langage, une grammaire
23:46qui s'affine et qui se précise pour décrire au plus près de la réalité de ce que vivent
23:51les femmes, ce qui leur permet elles-mêmes d'exprimer les choses et de pouvoir être
23:56entendues.
23:57Et qui va dans le bon sens quand même.
23:58C'est-à-dire qu'au milieu de ces horreurs, c'est vrai qu'il y a une accélération, et
24:02ça vous en convenez toutes les trois, de la prise en considération.
24:04Ah mais je ne fais plus le même métier qu'il y a 15 ans, ça c'est vrai, évidemment, mais
24:08précisément parce que les mobilisations féministes produisent des effets, parce que les sociologues,
24:14les historiennes, les psys travaillent et nous dotent de concepts dont nous avons besoin.
24:18Et puis parce que la société tout entière est plus sensible à ces questions-là.
24:21Merci à toutes les trois, Anne Bouillon, une vie à plaider pour elle, au pluriel,
24:27aux éditions Liconoclast, Irène Théry, moi aussi la nouvelle civilité sexuelle aux
24:34éditions du Seuil, merci également à vous Elisabeth Roudinesco d'avoir été au micro
24:39d'Inter et à Karine, notre auditrice, de nous avoir appelés pour témoigner.