La vie des autres, Marius et Jeannette, Le bureau des légendes…Depuis 50 ans, il traverse nos écrans de cinéma et de télévision. Ses rôles peuvent être éclectiques mais il imprime de ses personnages sa silhouette, sa nonchalance et sa sensibilité. Plus qu’un tempérament, il en a fait une manière de vivre et assume d'être à contre-temps dans une société où tout va toujours plus vite. Est-ce de là qu’il tire ses convictions politiques, son engagement antilibéral et sa détestation de l’esprit de concurrence ? A-t-il l’impression d’avoir un impact sur le monde avec ses films, ses pièces ? Cette semaine, Rebecca Fitoussi reçoit Jean-Pierre Darroussin dans Un monde, un regard. Une collection de grands entretiens inspirante dans un monde en manque de repères et de modèles. Année de Production :
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00:00Générique
00:22Avec notre invité aujourd'hui, on va y aller tout en douceur, tranquillement,
00:27à son rythme à lui, qu'il assume parfaitement.
00:30Un rythme qui n'est pas celui de tout le monde, pas celui frénétique de l'époque.
00:34Dans le fond, je pense que je suis un acteur à contre-temps, dit-il.
00:38Et c'est précisément cela qui le démarque des autres.
00:41Cette nonchalance, cette distance, cette légèreté grave
00:44qui fait de lui un comédien très identifié dans le cinéma français et dont on adore les films.
00:49Ceux de Guédiguian, de Poiré, de Clapiche, Blié, Jaoui, Serrault, Thomson,
00:54Marius et Jeannette, mes meilleurs copains, un air de famille, le cœur des hommes,
00:58une douceur de vivre, une authenticité, une sensibilité.
01:02Même quand il joue le patron d'un service d'espion dans le bureau des légendes,
01:06il arrive à être attachant.
01:08C'est peut-être cette part d'humanité qu'il met dans ses rôles qui nous relie à lui.
01:12Au fond, en plus de 50 ans de carrière, il est un peu devenu notre meilleur copain du cinéma.
01:17Presque un membre de notre famille dont on prend des nouvelles à chaque film.
01:21D'où lui vient ce côté accessible, bienveillant ?
01:24Est-ce difficile de cultiver cette différence dans le monde du cinéma ?
01:27Posons-lui toutes ces questions. Bienvenue dans « Un monde, un regard ».
01:30Bienvenue, Jean-Pierre Daroussin.
01:31Merci d'avoir accepté notre invitation ici au Sénat, au Dôme Tournon.
01:35Acteur, réalisateur, un acteur qui joue des rôles tellement sympas
01:39que la limite ne doit pas être si claire entre le public et vous.
01:42Est-ce qu'il y a peut-être une forme de familiarité même qui s'est installée
01:46entre eux et vous et parfois une familiarité gênante, peut-être ?
01:49Non, les gens me laissent tranquille. Je trouve qu'il y a au contraire du respect
01:58parce que je pense que les gens doivent inconsciemment savoir que je les représente.
02:08Il n'y a pas de familiarité parce que justement, les gens ne cherchent pas
02:12à me faire descendre d'un piédestal imaginaire.
02:16Puisque vous n'y êtes pas.
02:17Puisque je n'y suis pas.
02:18Vous les représentez, c'est-à-dire ?
02:24Moi, je m'inspire de tout ce que je croise, de tout ce que je suis fait,
02:28de tout ce que je rencontre, de toutes les impressions que je reçois des gens.
02:33Je circule dans la ville tout le temps. Je prends le métro, je prends les machins,
02:37je prends les autobus. J'ai besoin d'observer tout le monde.
02:42Évidemment, parfois, je croise des sourires, des regards, des gens qui me signifient,
02:50qui me reconnaissent et qui me saluent de loin.
02:54Mais ça ne va jamais jusqu'à la familiarité.
02:57Ça arrive de temps en temps, mais franchement, c'est assez rare.
03:01Je trouve que le public, souvent, est assez formidable pour ça.
03:04Celui qui a le mieux défini votre style de jeu, c'est peut-être votre père.
03:08Mon père, qui avait le sens de la formule, m'avait dit un jour,
03:12« Tu devrais faire du théâtre. Quand tu montes sur scène, tu es en chaussons. »
03:15J'ai trouvé l'expression formidable et très vraie.
03:18Oui, il avait ressenti ça de moi. Dans les premières fois, il m'a vu quand j'étais jeune.
03:23Je n'ai pas totalement d'explication.
03:28Peut-être que ça vient du fait que, quand j'étais jeune, on habitait dans un endroit très petit.
03:36Ça faisait 18 mètres carrés chez moi.
03:39J'étais beaucoup dans ma tête, beaucoup dans mon imaginaire.
03:45Je m'inventais des vies, je m'inventais des répliques,
03:50je m'inventais des personnages déjà dans ma tête.
03:54Mais tout ça était très intérieur.
03:57Dès que je me suis retrouvé sur une scène, je me suis effectivement chanti chez moi.
04:05Comme protégé, c'était l'endroit où je pouvais continuer à être dans ma tête, vraiment.
04:12Et de faire référence à mon imaginaire pour pouvoir dire des mots,
04:19pour pouvoir sortir des phrases qui appartiennent à d'autres personnages,
04:23qui appartiennent à des personnes qu'on essaie de créer par petites touches comme ça,
04:27mais qu'on nourrit justement de son propre imaginaire tout le temps.
04:31Est-ce que ça veut dire que vous n'avez pas le trac, jamais ?
04:33Pas beaucoup, non.
04:35Non, pas beaucoup, parce que j'essaye vraiment de rentrer sur scène
04:39comme quelqu'un qui va prendre le train et de m'asseoir et que le train démarre.
04:44Je n'aime pas trop me préparer à l'avance.
04:47C'est peut-être une forme de trac et c'est peut-être une façon de le détourner,
04:51mais je n'aime pas trop me préparer à l'avance.
04:55J'aime bien rentrer dans mon humeur du moment
04:58et discuter avec un technicien ou avec un régisseur avant,
05:03ou avec mes partenaires, ou des trucs comme ça.
05:06Je m'habille au dernier moment, je fais toujours tout au dernier moment
05:11et j'aime bien rentrer sur scène comme ça.
05:14Qu'est-ce qui pourrait venir perturber cette tranquillité ?
05:17Est-ce que ça peut être le comportement d'un acteur, d'un réalisateur, un caprice ?
05:22Il y a quelque chose qui peut venir vous perturber dans cette tranquillité ?
05:25C'est déjà arrivé ?
05:26Oh oui, c'est déjà arrivé !
05:29Alors déjà, je peux être tout à fait sujet ou fourrilleur sur scène.
05:33J'ai des camarades qui se sont bien amusés à essayer de me faire rire
05:41et moi je suis assez client pour rigoler.
05:43Parce que vous êtes à l'aise peut-être ?
05:45Oui, peut-être.
05:46Vous êtes un peu comme chez vous ?
05:48Oui, d'un seul coup, si on fait quelque chose d'incongru,
05:51ça peut déclencher effectivement un fourrilleur.
05:53Je trouve ça très agréable d'avoir un fourrilleur sur scène.
05:56Très très agréable.
05:57Parce que c'est un moment de transgression formidable pour un acteur.
06:01On n'a pas le droit de rire et on le fait quand même.
06:07Le public aime ça d'ailleurs en général.
06:08Mais oui, on s'aperçoit que...
06:10Alors évidemment, il ne faut pas non plus trop en jouer.
06:13On fait tout pour le réprimer ce fourrilleur.
06:17Mais oui, il y a de la jubilation.
06:20De façon générale, j'aime bien sentir chez un acteur,
06:25quand je suis spectateur,
06:27j'aime bien sentir qu'il y a une pointe de rigolade dans l'œil,
06:31qu'il y a un petit sourire,
06:35la commissure des lèvres qui pointent tout le temps.
06:37Parce que ça veut dire qu'on est dans l'énergie de l'amusement.
06:43Et c'est assez important, même pour jouer.
06:46Au cinéma, les acteurs que j'aime voir,
06:51les grands acteurs qui m'ont séduit,
06:54c'est toujours des acteurs où on sent énormément leur plaisir du jeu.
06:59Et ce n'est pas une souffrance.
07:01Il y a un plaisir fondamental du jeu.
07:05J'évoquais ce rythme à contre-temps en introduction,
07:07votre décalage, c'est effectivement très assumé.
07:10Je sais que l'époque est à l'accélération, dites-vous,
07:12mais j'ai toujours été contre ce dogme
07:14qui veut que la comédie soit dans la rapidité.
07:16Or, aujourd'hui, tout doit aller vite.
07:19Je pense notamment aux réseaux sociaux,
07:20où on passe une vidéo, on la scrolle,
07:22dès qu'elle n'est pas drôle, au bout de deux ou trois secondes,
07:25on laisse à peine le temps aux autres d'exprimer des émotions ou de l'humour.
07:30Vous vous sentez dépassé par cette époque, parfois ?
07:34Je ne me sens pas dépassé parce que je suis observateur,
07:38donc je ne cherche pas à être dans le courant.
07:43Il y a longtemps que je me suis arrêté sur la plage
07:47et je regarde la rivière couler.
07:49Vous vous êtes arrêté en mai 68 ?
07:51C'est l'époque qui vous a marqué, puisque tout s'est arrêté, je crois,
07:54et vous avez apprécié que le temps s'arrête ?
07:57Oui, de toute façon, en général,
08:00les moments où on arrive à sortir du fonctionnement général,
08:05ce sont toujours des moments très précieux et très agréables.
08:08Ce sont des moments pleins de poésie.
08:10On l'a vécu avec le confinement et avec le Covid.
08:13Je pense que ça a été très douloureux pour les gens qui ont été malades
08:18et qui ont eu des familles ou des proches qui ont souffert de la maladie.
08:25Mais il faut bien reconnaître aussi que cet arrêt, pendant un temps,
08:30nous a permis de redécouvrir des choses pour plein de gens.
08:35Et même d'avoir des relations,
08:38même par Zoom,
08:43on arrivait à communiquer, à s'échanger des textes,
08:49à s'échanger des impressions.
08:51Moi, j'avais la chance d'être dans la nature, d'être à la campagne.
08:57D'un seul coup, j'avais le temps de faire un potager,
08:59chose que je n'ai jamais eu le temps de faire.
09:01Là, j'ai fait pousser des légumes, j'ai fait pousser des choses comme ça.
09:06Ça permet de ne pas être dans sa tâche,
09:12de ne pas être dans son rythme personnel permanent.
09:17Donc, de se détacher un petit peu.
09:20Et quand on se détache un petit peu des événements,
09:23on conquiert un petit peu de liberté.
09:27Et cette liberté, elle est importante pour les individus,
09:31de sentir que c'est possible de ne pas toujours être attaché.
09:38Vos choix de rôle sont aussi souvent guidés par un engagement social et politique.
09:43J'ai la chance de pouvoir choisir mes rôles,
09:45de ne pas être contraint de remplir la case loisirs et odimates, dites-vous.
09:49Ce qui m'intéresse avec mes personnages, c'est de parler de notre époque.
09:52Est-ce que vous avez l'impression de changer un peu le monde avec vos rôles,
09:56avec certains films ?
09:57Est-ce que vous avez l'impression même de changer durablement les esprits
10:01grâce à ces œuvres ?
10:05J'aime bien en tous les cas en avoir l'illusion.
10:11On le fait parce qu'on a cette espérance-là.
10:16Pas tous, pas tous les acteurs, vous particulièrement.
10:18Oui, mais il y a forcément l'idée de communiquer une émotion,
10:25et une émotion, c'est quelque chose qui s'ouvre en vous, pour le spectateur.
10:33Justement, pendant le Covid, je faisais un truc,
10:37on m'avait demandé, il y avait une association à Paris
10:41qui donnait des coups de téléphone à des personnes âgées isolées
10:44pour entretenir la conversation, justement, pour faire ce genre de choses.
10:48Et je me rappelle une fois être tombé sur une dame, une institutrice à la retraite,
10:54et on discutait et tout ça.
10:56Et elle me disait la merveille de son métier
11:02quand elle voyait un élève en face d'elle,
11:06quand son regard s'illuminait parce qu'il avait compris quelque chose
11:11et qu'à chaque fois, cette chose-là, elle savait pourquoi elle faisait ce métier-là.
11:17Donc, on ne change pas la société,
11:20mais il y a des individus à qui on peut communiquer d'un seul coup un éclairage,
11:26une façon de comprendre le monde différemment, un pas de côté.
11:32Donc, quand on arrive à faire ça,
11:36oui, c'est une œuvre de créer du...
11:40On permet de créer des idées qui créent du lien social.
11:45On est dans des sociétés, on a besoin, à tous les niveaux, de créer du lien.
11:49Il y a tellement de choses qui clivent,
11:52il y a tellement de choses, on est tellement dans des...
11:55Naturellement, chacun a ses idées différentes, ses impressions,
12:01ses façons de se comporter, sa culture, son terreau.
12:04Le terreau sur lequel on a poussé est souvent différent,
12:07on a des religions différentes, on a des tas de choses.
12:10Donc, tout ça clive, les gens.
12:12Donc, à chaque fois qu'on peut lisser ces clivages et même créer du lien,
12:17et ce lien, souvent, il se fait par la compréhension de l'autre,
12:21compréhension d'une autre façon de regarder,
12:24d'une autre façon d'appréhender le monde,
12:30donc, d'apprivoiser ce qui nous est étranger.
12:33C'est extrêmement important au bon fonctionnement,
12:37à la construction d'une société, voilà, c'est tout.
12:39Donc, c'est pour ça qu'on peut changer un petit peu la société.
12:41On a l'impression que vous faites du cinéma ou du théâtre,
12:44comment vous faites de la politique ?
12:46Est-ce que vous avez un peu cette impression-là ?
12:48Je suis incapable de faire de la politique,
12:51je perds mes moyens si d'un seul coup je rentre dans une polémique.
12:55Donc, je ne peux discuter qu'avec des gens qui sont d'accord avec moi,
13:00sinon je m'énerve très vite.
13:03Non, non, mais j'admire beaucoup les politiques.
13:07Alors, je sais bien que je les admire,
13:11parce qu'ils ont le devoir à garder leur sang-froid, parfois,
13:13vis-à-vis d'une mauvaise foi évidente en face de vous.
13:16Donc, ça, c'est terrifiant.
13:18Mais moi, je serais absolument incapable de faire ça.
13:21Vous faites partie de ce qu'on appelle la bande à Guédiguian.
13:23Vous êtes son ami et son acteur fétiche.
13:26Robert Guédiguian, réalisateur de près de 25 films,
13:29dont Le Magnifique Marius et Jeannette.
13:30Vous avez joué dans une quinzaine d'entre eux.
13:32Qu'est-ce qui a fait que...
13:33Vingt même !
13:34Dans une vingtaine d'entre eux.
13:36Qu'est-ce qui a fait que ça ait si bien fonctionné entre vous ?
13:39Justement, c'est parce que c'est un cinéma aussi engagé, libre.
13:45Je pense qu'on a poussé à peu près sur le même terreau,
13:51à la différence près que moi, c'était en banlieue parisienne
13:53et que lui, c'était à Marseille.
13:54Mais le contexte familial,
14:00ce qu'on entendait,
14:04le mimétisme qui nous a constitué vis-à-vis de nos parents,
14:07vis-à-vis de notre entourage, est à peu près le même.
14:12On a un jour d'écart en plus,
14:16on a un biorythme assez proche.
14:20Presque des jumeaux.
14:21Oui, on est presque des jumeaux.
14:22On a quelques heures d'écart, c'est vrai.
14:27On s'est retrouvés sur plein de choses.
14:32Quand on était jeunes, on discutait pendant des heures,
14:34des nuits entières,
14:35et on avait vraiment cette conception de créer un outil de travail,
14:41de vouloir faire une œuvre collective.
14:48J'ai de la chance d'être tombé sur un auteur formidable
14:54qui finalement fait une œuvre...
14:58Il n'y en a pas beaucoup comme ça dans l'histoire.
15:00Il y a peut-être Molière qui travaillait pour ses acteurs,
15:03qui créait des personnages en se disant
15:05« Tiens, qu'est-ce que je vais lui donner comme rôle ce coup-ci ? »
15:10Avec cet esprit de troupe.
15:12Avec cet esprit de troupe.
15:13Il n'y en a pas tant que ça des auteurs qui ont cette contrainte
15:19et qui acceptent cette contrainte par esprit créatif.
15:23C'est ce qui leur permet de créer, de se dire
15:26« Tiens, il faut que je donne un rôle à Ariane, à Gérard, à Jean-Thier,
15:32qu'est-ce qu'ils vont jouer ce coup-ci ? »
15:34Ça commence à être dur.
15:36Maintenant, il faut intégrer des jeunes,
15:38parce que le cinéma, c'est quand même pour parler de son époque.
15:41Si on ne parle que des gens qui ont 70 ans,
15:44à un moment donné, ça ne va pas.
15:46Donc effectivement, il faut intégrer des jeunes acteurs dans la troupe
15:50et c'est ce qu'il fait.
15:52Mais toujours en tenant compte que le travail doit se faire ensemble.
16:00J'ai un document à vous proposer, Jean-Pierre Darousse.
16:02Je vais le lire, de toute façon, pour les gens qui nous écoutent.
16:05C'est un document transmis par nos partenaires, les Archives nationales.
16:08Ce sont les statuts et règlements concernant les cloutiers,
16:11lormiers, marchands ferronniers et étameurs de la ville de Paris.
16:15À partir de cette date, décembre 1676,
16:18ils ont été dégradés, seulement considérés comme des petits ouvriers
16:22de fer de la ville, alors que deux siècles plus tôt,
16:25les artisans du fer étaient très considérés.
16:28C'était un métier presque noble.
16:30L'ouvrier, l'artisan, celui qui travaille avec ses mains,
16:32encore aujourd'hui assez peu considéré.
16:34J'imagine que vous avez compris pourquoi je vous montre cette archive.
16:37Votre père était étameur.
16:40Un ouvrier qui a travaillé jusqu'à 75 ans.
16:44C'est là que vous venez, c'est votre monde de départ.
16:46On est quand même très loin du spectacle et des paillettes.
16:49Est-ce qu'il a souffert d'un manque de reconnaissance, votre père,
16:52pour le monde ouvrier, pour les ouvriers, pour les étameurs ?
16:57Je pense qu'il a souffert d'un manque de reconnaissance
17:01dans la mesure où il a grandi sans connaître son père,
17:04et même il a grandi sans connaître sa mère,
17:08puisque c'était juste après la guerre de 14,
17:12et que sa mère, ne pouvant pas le garder,
17:18l'avait confiée dans la famille en Auvergne.
17:23Donc certainement qu'il doit y avoir un déficit de reconnaissance de ce côté-là.
17:26Je ne sais pas si c'est un déficit de reconnaissance du côté des ouvriers,
17:29car je pense que lui considérait qu'il y avait une certaine noblesse
17:32dans le fait de travailler la matière, de travailler le métal,
17:36et puis bon, c'était une époque où...
17:39Alors lui, il avait du coup des origines un peu paysannes,
17:42mais devenu ouvrier, c'est un ouvrier paysan.
17:44Il vient d'un monde où les gens ramassaient des pierres dans les champs
17:49pour construire leur grange, couper des arbres pour faire des poutres.
17:55Mais vous aussi vous avez été étameur, je lisais en préparant cette émission,
17:58vous l'aviez été entre 17 et 20 ans.
18:00Oui, oui, j'ai travaillé avec lui.
18:02Vous avez respiré ses vapeurs toxiques.
18:05Qu'est-ce qu'il reste de l'ouvrier en vous, dans votre cinéma, dans votre jeu d'acteur ?
18:10Est-ce qu'il reste quelque chose aujourd'hui du monde duquel vous venez ?
18:15Je pense que d'abord, on n'est peut-être pas tant que ça d'acteur qui avance ses origines ouvrières
18:24et un peu paysannes aussi parce que j'ai aussi travaillé...
18:29Quand j'étais jeune, j'allais dans la famille aussi tout le temps.
18:33Je passais toutes mes vacances à faire les travaux des champs.
18:37J'ai connu une époque où je travaillais sur la batteuse.
18:42Vous ne savez pas ce que c'est que la batteuse peut-être.
18:45Si, vaguement.
18:47Tout le monde n'a pas vu comment fonctionnait une batteuse et n'a pas travaillé dessus.
18:52J'ai travaillé à mettre des coups de fourche sur les gerbes de blé pour les faire tomber dans la batteuse.
19:01Et en quoi ça vous donne une originalité ? En quoi ça influe votre parcours ?
19:07Comme je vous le disais, on est souvent fait de tout ce qu'on rencontre.
19:10Et je les ai rencontrés ces gens-là.
19:15C'est charnel, c'est physique votre connaissance.
19:17Je sais la façon dont ils déploient leur couteau à table.
19:21Je sais comment ils touchent des cartes de jeu.
19:25Je sais comment ils se comportent sur un bar dans un café de la banlieue.
19:31Je les ai rencontrés.
19:33Je sais comment ils…
19:35C'est empirique.
19:37Oui, je pense qu'on est constitué d'une certaine…
19:42Il y a de la génétique forcément.
19:44Mais le mimétisme était extrêmement important.
19:49Souvent on me dit « tu marches comme ton père ».
19:51Ce n'est pas un hasard.
19:53Évidemment.
19:55Tenez, je vous rends ça. Merci.
19:57Je le reprends.
19:58Beaucoup de débats politiques aussi à la maison quand vous étiez petit.
20:00Notamment entre votre père communiste et votre grand-père anarchiste.
20:04Et puis votre ligne politique à vous, vous la définissez ainsi.
20:07Vous dites « je suis un anti-libéral ».
20:09Vraiment.
20:10« Je pense que l'esprit de concurrence est nuisible à la société.
20:12Je suis du côté de ceux qui veulent réguler,
20:14ne pas laisser courir un monde mené par la finance.
20:17Je ne supporte pas un ordre injuste.
20:19La politique doit être morale, pas seulement efficace. »
20:23La gauche, puisque c'est de là que vous venez,
20:25vous semble plus morale que les autres courants politiques ?
20:29En tous les cas, elle tend à chercher une morale, une éthique.
20:36Une éthique du lien.
20:38C'est-à-dire de considérer qu'une société, justement,
20:43ne doit pas être faite de ce qui nous sépare,
20:48mais doit être faite de ce qui nous relie.
20:50Et donc de constituer des idées,
20:54de chercher des idées et des façons.
20:59C'est pour ça que, souvent, les gouvernements de gauche
21:04parlent de l'éducation, parlent de la culture,
21:07dans ce que je vous disais,
21:10parce que c'est ça qui ouvre l'esprit
21:13et c'est ça qui permet d'avoir une meilleure compréhension
21:17et de chercher à ne pas, justement, rejeter l'autre,
21:21de ne pas créer du ressentiment chez l'autre
21:23alors que tout ce qui développe, au contraire,
21:27la concurrence ou la compétition,
21:33ne fait que rejeter ceux qui ne gagnent pas
21:39ou ceux qui ne sont pas assez performants.
21:42Tout ça, c'est rejeté.
21:44Et donc ça crée du ressentiment, ça crée de l'enfermement sur soi
21:47et ça crée une société qui se disloque.
21:50Et le seul fait qu'elle tende vers cela vous suffit encore aujourd'hui ?
21:53Vous parliez aussi d'efficacité tendre vers cela,
21:56est-ce que c'est pour autant y arriver ?
21:58Oui, mais il ne s'agit pas d'y arriver.
22:00C'est comme quand vous dites le cinéma ou le théâtre,
22:04est-ce que ça change le monde ?
22:05Non, ça ne change pas fondamentalement,
22:07mais ça tend à le changer.
22:09C'est suffisant.
22:11Vous êtes un idéaliste en fait, c'est l'idéal qui vous porte.
22:14Mais oui, c'est l'idée, on s'en fout du résultat.
22:17Mais c'est vrai, puisque le résultat, de toute façon, il sera décevant.
22:20Il y a de grandes chances pour que le résultat soit décevant.
22:27J'ai des photos à vous proposer, Jean-Pierre Darrossin.
22:29Voici la première photo,
22:31c'est une photo des centaines de salariés du groupe Michelin,
22:34manifestant à Clermont-Ferrand,
22:36où se trouve le siège historique de l'entreprise,
22:38pour s'opposer aux fermetures des sites de Cholet et de Vannes.
22:41On est sur plus de 1200 postes supprimés.
22:43Quel regard l'homme de gauche porte-t-il
22:46sur ce climat social, économique,
22:49que nous vivons en ce moment ?
22:56Évidemment, je trouve que les gens qui,
22:59d'un seul coup,
23:01s'en rendent compte qu'ils n'ont été que des pions
23:06qui, pendant un temps,
23:08ont servi à faire fonctionner des machines,
23:12que l'époque,
23:14et les gens qui sont responsables et qui savent
23:16qu'à un moment donné,
23:18tout ça n'a qu'un temps,
23:20puisqu'il va falloir être rentable
23:23et faire autrement.
23:25Donc, excusez-nous,
23:27mais on va vous mettre dehors.
23:30On est désolé, on peut vous donner un petit peu d'argent
23:33pour compenser tout ça,
23:35mais évidemment, on sait bien que ça crée du ressentiment,
23:40ça crée de la révolte,
23:42et ça crée quelque chose de légitime,
23:45parce que les gens,
23:48ce n'est pas uniquement se créer un foyer,
23:51une maison,
23:53avoir une famille.
23:55La vie, c'est aussi le travail,
23:57c'est aussi aller tous les jours,
23:59justement, avoir la fierté d'accomplir une tâche.
24:03Tous les jours, ça fait partie de la Constitution.
24:06C'est ce qui vous enrichit.
24:10Les gens, les ouvriers,
24:12ils ne s'enrichissent pas avec de l'argent,
24:14ils s'enrichissent avec le contact de leurs camarades,
24:18avec la fierté de faire un travail qui a une utilité.
24:22C'est comme ça qu'on s'enrichit.
24:25Si, en plus de ça, on leur retire ça,
24:27il ne leur reste pas grand-chose,
24:29donc c'est normal qu'ils rouspètent.
24:31Une deuxième photo, il s'agit de Kamala Harris,
24:33la perdante de l'élection présidentielle américaine,
24:37pourtant soutenue par le tout Hollywood,
24:39de George Clooney à Taylor Swift, en passant par Beyoncé.
24:43Vous qui avez souvent soutenu des responsables politiques,
24:45est-ce que vous avez l'impression qu'aujourd'hui,
24:47c'est contre-productif, des artistes et des personnalités
24:50qui soutiennent des responsables ou des candidats ?
24:53Franchement, je me demande qu'est-ce qu'on a raté,
24:58certainement dû rater quelque chose,
25:00pour que les gens qui ont justement une pensée,
25:06une culture, soient à ce point de plus en plus méprisés.
25:11J'entends des réflexions, vraiment,
25:18ils se la pètent parce qu'ils sont un César ou un machin,
25:25j'entends des réflexions comme ça,
25:27mais moi, quand j'étais jeune,
25:29les gens qui dispensaient du savoir,
25:31qui dispensaient de la pensée,
25:34on ne s'en méfiait pas.
25:36Je ne sais pas quel est le bashing qui a été bien organisé,
25:40mais vraiment très bien organisé,
25:42par quel bashing on arrive à dire
25:45que les gens qui ont de la pensée, de la culture,
25:48méprisent ceux qui n'en ont pas.
25:50C'est totalement faux.
25:52J'ai une dernière question qui est en lien avec le lieu
25:54dans lequel nous sommes, Jean-Pierre Daroussin.
25:56Nous sommes entourés de quatre statues
25:58qui représentent chacune une belle vertu.
26:00Il y a ici la sagesse, la prudence,
26:02la justice et l'éloquence.
26:04Quelle est la vertu qui vous parle le plus,
26:07qui vous caractérise peut-être,
26:09ou dont vous avez envie de parler, ici et maintenant ?
26:12Évidemment, il y a la justice.
26:16C'est difficile, la justice,
26:18puisque justement, maintenant,
26:20on est dans une société où on a l'impression,
26:25dans des élections récentes,
26:28que le peuple vote pour des gens
26:34qui affichent leur impunité
26:37et qui sont au-dessus des lois.
26:40Et que c'est au contraire formidable
26:42de pouvoir s'identifier à quelqu'un
26:44qui est au-dessus des lois.
26:46Ce qui est quand même un comble dans une démocratie.
26:48Mais ça exprime quand même quelque chose.
26:51Ça veut quand même dire qu'on a besoin,
26:54à l'heure actuelle, de s'identifier
26:57à des gens qui passent par-dessus les lois.
27:00Je parle évidemment de ce qui s'est passé aux États-Unis,
27:03mais même en France, d'un seul coup,
27:06on s'insurge parce qu'il y a des hommes politiques
27:09ou des femmes politiques qui pourraient être inéligibles.
27:12Ça ne fait pas le jeu de la démocratie.
27:14Si ça fait le jeu de la démocratie,
27:16puisque on n'est pas au-dessus des lois.
27:18Mais le peuple réclame
27:21que ses représentants soient au-dessus des lois.
27:23Ça, c'est pas terrible quand même.
27:25Ce sera la justice alors.
27:27Merci Jean-Pierre Darroussin d'avoir été notre invité aujourd'hui.
27:29Merci à vous de nous avoir suivis,
27:31comme chaque semaine.
27:32Émission à retrouver en replay sur notre plateforme
27:34et bien sûr en podcast.
27:35A très bientôt, merci.