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00:00Bienvenue dans les récits extraordinaires de Pierre Bellemare, un podcast issu des archives d'Europe 1.
00:10Hier soir, sur un trottoir de Paris, j'ai vu, assise par terre, une jeune fille d'une vingtaine
00:19d'années. Deux ou trois personnes l'entouraient, qui tentaient de la calmer. Quelqu'un parlait
00:25d'appeler police secours, quelqu'un disait qu'il fallait la raccompagner chez elle,
00:28une troisième personne affirmait qu'il ne fallait pas s'en mêler. La jeune fille pleurait. Elle
00:37avait l'air ivre et répétait sans cesse qu'elle était malade et voulait rester là ou aller à
00:43l'hôpital ou voir sa fille. En quelques minutes, j'appris sur cette inconnue, sur cette jeune
00:50fille de vingt ans l'essentiel. Elle habite là, quelques mètres. Son concierge la connaît bien.
00:56Elle a déjà tenté de se suicider et de mettre le feu à son appartement. Quelque part en province,
01:02elle a un enfant en orice. Elle se drogue, paraît-il, et ses voisins disent qu'elle est folle.
01:10Hier soir, elle n'a pas réussi à rentrer chez elle. Elle est tombée quelques mètres trop tôt
01:17sur le trottoir et un voisin qu'il a croisé a essayé de l'aider. Finalement, police secours est
01:25arrivé et j'ai regardé partir la jeune fille, chance lente, mais qui refusait la civière. Pour
01:33cette fois encore, le drame était à journée, mais pour combien de temps ? Si je vous ai parlé de
01:40cette rencontre, de cette scène de rue que le hasard m'a montré hier soir, c'est que la jeune
01:46fille sur le trottoir m'a semblé à dix siècles de celle dont la photo est en première page de
01:55notre dossier d'aujourd'hui. Et ce dossier pourtant n'a pas dix siècles, il n'a que quinze ans. Quinze
02:00ans, à peine une génération de jeunes filles. Ont-elles changé à ce point en si peu de temps ?
02:06Cette réflexion m'est venue hier soir en regardant cette jeune fille assise sur un trottoir,
02:11grelottant de drogue et de désespoir. Jeanne, qui avait vingt ans en 1960, si elle n'était pas morte,
02:18aurait-elle pu devenir cette inconnue de 1975 ? Le manque de liberté de l'une en 60, l'excès de
02:27liberté de l'autre en 75, sont-ils tous deux générateurs de drame ou s'agit-il dans les
02:33deux cas de l'accident qui confirme la règle ?
02:55Ceux qui parmi vous observent quotidiennement leurs grands-enfants s'apprêtant du jour au
03:01lendemain à les laisser s'évader du toit familial suivront certainement ce dossier avec plus
03:06d'attention que les autres. Quand on a couvé une petite fille ou un petit garçon jusqu'à l'âge de
03:11vingt ans et qu'on s'aperçoit brutalement qu'on a couvé un étranger, un être qui ne ressemble à
03:16personne, qui ne fait pas les choses qu'on aurait faites, qui n'emploie pas le même langage, on peut
03:22parfois se trouver déconcerté. Mais en apparence du moins tous les adolescents ne sont pas déconcertants
03:27pour leurs parents. Jeanne par exemple était sage, travailleuse, étudiante en lettres à vingt ans.
03:33Paul était gai et ambitieux, étudiant en médecine à vingt-quatre ans. Tous deux vivaient il y a quinze
03:40ans en 1960 dans une ville universitaire que nous ne situerons pas si vous le permettez. L'oubli
03:47s'y est installé depuis et si je vous raconte cette histoire qui a valeur d'exemple, il n'est
03:52pas nécessaire pour autant de réveiller cet oubli. Jeanne habite chez ses parents qui sont commerçants.
03:58Elle est l'avant-dernière d'une tribu de sept enfants. L'une des filles a épousé un officier, l'autre est
04:03entrée au couvent. Jeanne doit passer ces jours-ci son deuxième certificat de licence. Elle se destine
04:08au professora d'anglais. C'est une étudiante sérieuse, douée, raisonnable qui préfère les bibliothèques
04:14aux surprises parties. Les jeunes gens de son âge l'effraient un peu. Élevée dans une famille très
04:20catholique, elle craint le flirt et la dissipation. Elle est petite, environ un mètre soixante, brune, et la photographie
04:27qui orne son dossier universitaire, un portrait d'identité conventionnel au possible, est le
04:33reflet de sa personnalité. Une mèche bien lissée sur un front intelligent, un nez droit, des yeux et une
04:39bouche sages, trop sages, tristes à force d'être sages. Paul habite seul une mansarde sous les toits
04:48d'un immeuble bourgeois. Il bénéficie d'une bourse pour accomplir ses études de médecine. Sa famille,
04:53après avoir connu une certaine aisance, vit maintenant dans une misère honorable. Lui aussi
04:59travaille dur, s'apprête à franchir avec succès le cap de sa quatrième année de médecine. Il est
05:05grand, séduisant, ni plus ni moins coureur que les autres, et il reçoit de temps en temps dans sa
05:10mansarde une jeune femme, mariée. Maintenant que les deux personnages principaux sont en place, nous
05:17allons entamer avec eux une semaine de leur vie quotidienne. Mais cette semaine est exceptionnelle,
05:22malheureusement. Rien ne va plus ressembler à rien, ni pour l'un, ni pour l'autre. Mardi 30 mai, Jeanne sort
05:31avec sa mère pour faire des courses. Elle accompagne souvent sa mère qui se charge et décide de tout
05:35dans la maison. Par exemple, c'est elle qui décide du choix des vêtements de Jeanne. C'est un choix
05:40raisonnable et sans fantaisie. Chemisier blanc, petit col rond, jupe et blazer bleu marine, soulier
05:45plat. Jeanne a l'air d'une petite pensionnaire du couvent des oiseaux, mais cela ne la tracasse pas.
05:51À la même heure, Paul ouvre la porte de sa chambre à sa maîtresse, mais ce jour-là, il a envie d'être
05:57seul, il lui dit gentiment. La jeune femme repart. À 17h, il dégringole les cinq étages de son
06:03immeuble, enfourche sa Vespa et prend la direction de la bibliothèque. Jeanne y est déjà installée.
06:10Après avoir quitté sa mère, ses livres sous le bras, elle a fait le chemin à pied pensivement.
06:14L'examen est proche, une heure ou deux de travail tranquille sont nécessaires. Jeanne et Paul sont à
06:22la même table. Dans le silence de la grande pièce aux murs tapissés de volume, on entend que le bruit
06:27des pages et quelques murmures étouffées. Dans cet endroit réservé à la lecture et à l'étude,
06:32personne ne parle haut. Mais Paul, lui, a envie de parler et Jeanne veut bien lui répondre. Ils sortent
06:42ensemble pour faire quelques pas dans la rue. Les deux jeunes gens se connaissent depuis Pâques,
06:47ils se connaissent en plus. À quel stade en sont leurs relations ? Aucun de leurs camarades communs
06:53ne s'est posé la question. On dit de Jeanne qu'elle n'est pas prête de tomber dans les bras d'un garçon.
06:57Un de ses camarades ajoute même en plaisantant, si tu veux la tomber, il faudra te lever de bonne
07:02heure. Si bien que personne ne fait plus attention à elle, insensiblement mais définitivement Jeanne
07:08est entrée dans le lot des filles que les garçons ignorent. Après une promenade d'une heure pendant
07:14laquelle Paul doit parler beaucoup et Jeanne écouter beaucoup, les deux jeunes gens se séparent. Jeanne
07:20retourne à la bibliothèque, Paul rentre chez lui. À 20 heures, la grande salle est vide. Un par un,
07:28les étudiants se sont dispersés, les livres dorment sur les rayons, les tables sont vides. Sur la table
07:33où Jeanne a travaillé, un livre et un cahier sont abandonnés. Le lendemain, les parents de Jeanne
07:41sont inquiets. Pour la première fois de sa vie, sans prévenir ni téléphoner, leur fille n'est pas
07:48rentrée. Elle a beau avoir 20 ans, c'est incompréhensible. Paul lui s'est enfermé dans sa
07:54chambre, il n'en est pas sorti de toute la journée. À 6 heures du soir, il reçoit sa maîtresse sur le
08:01pas de sa porte, il a l'air fatigué, déprimé, il ne veut pas qu'elle entre. Elle est plus âgée que lui,
08:07beaucoup plus et pense immédiatement à l'inévitable rupture. D'ailleurs Paul lui dit d'un ton là,
08:13écoute, il vaut mieux s'arrêter là, j'ai brûlé tes photos, tes lettres, tu es marié, tu as des
08:19enfants, ne t'occupe plus de moi. Et pourquoi ? Pourquoi d'un seul coup, comme ça, sans raison ?
08:27J'en ai marre de tout. Par moments, j'ai envie de me suicider. Tu ne vas pas recommencer à dire des
08:37bêtises. Écoute-moi Paul, tu es simplement fatigué, déprimé, tu as trop travaillé, c'est l'examen de
08:43fin d'année qui te tourmente, calme-toi. Mais Paul a déjà refermé la porte d'un air agacé. La jeune
08:52femme tente de se rassurer en descendant les étages, ce n'est pas la première fois depuis deux ans que
08:56son amant parle de suicide, il vaut mieux laisser passer la période d'examen qui le tourmente toujours.
09:01Une nouvelle journée s'achève, Jeanne n'a pas donné de ses nouvelles, Paul est toujours seul,
09:08enfermé dans sa chambre. Jeudi 1er juin, jusque-là les événements n'apparaissaient
09:16qu'inhabituels et un peu inquiétants. Et tout à coup, c'est l'horreur. Dans un champ fraîchement
09:24labouré à quinze kilomètres de la ville, deux cultivateurs remarquent un endroit où la terre a
09:28été remuée bizarrement. Sous une mince couverture de terreau, ils mettent à jour le corps d'une
09:34jeune fille d'une vingtaine d'années entourée d'une cordelette, c'est Jeanne. Elle est morte
09:40bien sûr, mais sans traces apparentes de violence, à part quelques écorchures bénignes. L'opsie
09:47démontre que la jeune fille n'a pas été violée et que sa mort est due à un coup porté à la
09:51gorge, accidentellement ou volontairement, ce que le médecin légiste appelle une mort-réflexe.
09:57Le même jour de bon matin, Paul quitte sa chambre et prend le train pour Paris. Il déjeune dans un
10:04bistrot du boulevard Saint-Michel et devant une tasse de café se met à écrire deux lettres. Une
10:11pour sa mère, dans laquelle il glisse un mandat de 75 francs anciens, tout ce qu'il possède. Il ne
10:18donne pas d'explication à cet envoi. La seconde lettre est destinée à sa maîtresse, elle est
10:23courte. J'ai décidé de me suicider. Les deux lettres postées, il reprend le train dans l'autre
10:31sens et arrive en gare à 22h30, probablement en même temps que ses lettres, mais il ne rentre
10:37pas chez lui. Il dîne au buffet de la gare, demande de quoi écrire et rédige deux nouvelles lettres,
10:42toujours à sa mère et à sa maîtresse. Cette fois-ci, il répète qu'il a décidé de se suicider,
10:50mais ajoute une précision. « Je me jetterai du haut du gratte-ciel de l'université. » Vous savez,
10:59je pense comme les policiers d'ailleurs, fait le rapprochement entre la mort de Jeanne et l'attitude
11:04de Paul. Mais la police ne sait qu'une chose, c'est qu'il est le dernier à avoir vu la jeune
11:10fille vivante. Paul étant absent de chez lui, le commissaire n'a pas pu l'interroger, mais il a
11:14trouvé mieux de la terre du champ où l'on a découvert Jeanne, dans la poubelle de l'immeuble
11:19où habite Paul. C'est suffisant pour le faire rechercher. Vendredi 2 juin. Les lettres sont
11:27arrivées chez la mère de Paul et chez sa maîtresse. L'une comme l'autre préviennent immédiatement la
11:31police. Mais où est Paul ? Il n'est pas rentré chez lui. En hurlant, les voitures de police foncent
11:37jusqu'à la cité universitaire. L'immense terrain vague qui entoure l'immeuble le plus haut est
11:42inspecté rapidement. Rien ! Il n'y a qu'une chose à faire, pour être certain que Paul n'a pas mis son
11:47projet à exécution, fouiller l'immeuble de fond en comble. Peut-être s'y est-il caché. Pour tout le
11:53monde, c'est une angoisse épouvantable. Chaque policier attaque un escalier différent de cet
11:57immeuble gigantesque, ultra moderne, dont la dernière terrasse est au dixième étage, à une
12:02hauteur assez vertigineuse. Les récits extraordinaires de Pierre Belmar, un podcast européen. Le gigantesque
12:16gratte-ciel universitaire grouille de policiers qui explorent un à un les escaliers, les ascenseurs,
12:20les amphithéâtres. Les étudiants, par petits groupes compacts et silencieux, observent le
12:24balcon de la dernière terrasse au dixième étage. Ils ont compris par bribes ce que la police
12:29recherche avec un tel déploiement de force. Paul serait l'assassin de Jeanne, la jeune fille dont
12:35parlent tous les journaux. Et il est quelque part, là-haut. Peut-être va-t-il sauter d'une minute à
12:41l'autre ? Enfin, à bout de souffle, l'un des policiers arrive sur la terrasse ouest. Un corps y est
12:50étendu, un bras agrippé au parapet comme dans un effort ultime pour le franchir. Paul est inconscient.
12:58Il n'est pas mort, mais presque. À côté de lui, un tube de gardénal vide et un verre de plastique.
13:06Depuis combien de temps est-il là ? Dix heures ? Douze ? Plus, peut-être. Et dans l'état où il se
13:16trouve, une heure de plus aurait pu être fatale. Pour les policiers, Paul, en tentant de se suicider,
13:23a signé le crime. Mais les preuves contre lui ne sont pas suffisantes. Et surtout, pourquoi aurait-il
13:29tué Jeanne, cette jeune fille sage ? Où et comment l'aurait-il tué ? Comment s'est-elle laissée
13:34entraîner dans ce champ de terre labouré ? De plus, elle n'a subi aucune violence. Elle est morte,
13:39mais vierge. Pourquoi y avait-il de la boue dans la poubelle de l'immeuble ? Bref, si Paul est bien
13:49l'assassin de Jeanne, on ne comprend pas l'immobile, et seul le garçon pourrait s'expliquer s'il n'était
13:53pas entre la vie et la mort. À l'hôpital, une garde farouche s'est installée autour de lui,
13:58pas question d'interrogatoire. De toute façon, même s'il le voulait, Paul ne pourrait pas parler.
14:02On a dû pratiquer une trachéotomie, et le coma persiste. Pendant qu'il lutte inconsciemment
14:08pour vivre, entre les perfusions et le poumon d'acier, Paul devient pour les uns une victime,
14:13et pour les autres, de plus en plus, un assassin. Il porte sur la joue droite deux légères griffures,
14:20et ses chaussures, seule pièce à conviction que la police a réussi à faire examiner,
14:25correspondent exactement aux empreintes relevées dans les champs. Plus d'une semaine va s'écouler
14:31ainsi, et les familles des deux jeunes gens subissent l'assaut des journalistes jour après jour. L'affaire
14:36devient le centre des conversations des étudiants. On enterre Jeanne sous des flashs des photographes,
14:40des romans de suppositions s'installent dans les colonnes des journaux sous des titres ronflants.
14:44Paul X a-t-il un secret ? À l'heure où nous mettons sous presse, Paul X lutte entre la vie
14:50et la mort. Paul X parlera-t-il ? On fait de lui le portrait de l'étudiant classique, pauvre
14:56travailleur sérieux, vivant de sa bourse et de travaux divers. Et tout cela est vrai. Ce qui est
15:02vrai aussi, c'est que depuis quelques jours, Paul a repris connaissance. Son état le protège encore
15:06de l'interrogatoire, mais il entend et il comprend tout ce qui se passe autour de lui. Il est difficile
15:12de penser qu'il ait tenté un faux suicide, car la dose de Gardenal qu'il a absorbée était calculée
15:18de façon à agir à coup sûr. S'il est vivant, c'est un miracle, un hasard. Alors, il lui reste
15:26maintenant à prendre son courage à deux mains, à affronter ce qu'il a voulu fuir. Il va le faire,
15:34il va dire la vérité. Il ira en prison, il ira aux assises, il sera condamné à 15 ans de réclusion,
15:44il aura perdu ses études, sa carrière sans doute, et toute sa jeunesse. Comment ? Comment
15:53ce jeune homme est-il devenu un assassin ? Bêtement. Tellement bêtement que c'en est
16:02presque ridicule. Jeanne était si sage, si inexpérimentée, si naïve et si fraîche aussi,
16:10qu'elle ne pouvait pas se douter qu'elle jouait avec le feu. Lorsque Paul lui a fait des avances,
16:16lui a dit qu'il l'aimait ou croyait l'aimer, bref, qu'elle lui plaisait, elle a eu un peu peur,
16:21juste un peu, mais c'était la première fois. Dans la famille de Jeanne, en 1960, il n'était
16:27pas question d'éducation sexuelle. Jamais, bien sûr, maman ne disait rien. Maman disait seulement,
16:33il faut se méfier des garçons. Et Jeanne se méfiait, mais sans savoir pourquoi. Maman et
16:40papa disaient que les jeunes qui fréquentent les surprises parties, dansent le rock'n'roll,
16:44s'embrassent dans les voitures, étaient dévergondées. Et Jeanne le pensait aussi.
16:49Dans ces conditions, comment allait-elle un jour franchir le pas de devenir une femme,
16:53regarder un garçon dans les yeux, s'enrougir ? Et comment allait-elle reconnaître le moment
16:57où elle pourrait franchir ce pas sans devenir à ses propres yeux, pour sa famille entière,
17:01une dévergondée de surprises parties ? Comment admettre qu'embrasser un garçon à 20 ans,
17:07c'était une chose toute naturelle, toute normale, et que cela ne devait pas l'empêcher d'aller à
17:12la messe le dimanche ? Et surtout, comment savoir ce qui vous attend lorsqu'un garçon de 24 ans vous
17:17demande gentiment « si tu venais chez moi écouter un disque, boire une tasse de thé ? » Oh, allons,
17:22ne fais pas la bête. À ton âge, c'est ridicule. Je ne vais pas te manger tout de même. On ne sait
17:29pas. On ne sait rien du tout. On devine à peine qu'on a envie parce que le garçon est beau,
17:33qu'il vous plaît. Et Jeanne a dû se dire « Je ne risque rien, c'est vrai. À mon âge,
17:38c'est ridicule. Et puis, je le connais. » Non. Non, Jeanne ne connaissait pas Paul,
17:44puisqu'elle ne connaissait pas les hommes. Elle est allée le rejoindre dans la petite
17:49chambre au cinquième étage. Elle s'est assise de biais sur le lit qui tenait trop de place. Les
17:54genoux serraient vaguement inquiètes, mais heureuses sûrement. Pour une fois,
17:58c'était l'aventure, un roman qui commençait, un secret, enfin, pour elle toute seule.
18:03Peu à peu, elle s'est détendue, le disque, le thé, un petit gâteau même. Tout cela n'était
18:10pas bien méchant. Alors Paul s'est enhardé. Lorsqu'il a entamé devant le jury des assises
18:16la suite de ce récit, le président l'a interrompu pour demander « voulez-vous le
18:21huis clos ? » Et Paul a répondu « oui ». Pour la mémoire de Jeanne, t'il a ajouté.
18:27On a pensé alors qu'il voulait accabler la jeune fille, parler de provocation de sa part ou d'autre
18:32chose qui atténuerait son crime. Mais ce n'est pas le cas. Il a simplement pensé que les journaux
18:38en avaient déjà trop dit, que la ville entière attendait ce récit, que la famille de Jeanne en
18:44avait déjà trop subi. À quoi bon jeter en pâture la défense maladroite de la jeune fille dans cette
18:51chambre sordide, sur ce lit d'étudiants, ces moments d'abandon, puis la peur brutale, instinctive
18:55de ce qui allait arriver. Sa terreur quand elle a compris qu'elle ne pouvait plus lutter, que le
18:59garçon était plus fort qu'elle, que son désir devait aboutir, qu'il était trop tard. À quoi
19:04bon ? Jeanne elle-même n'a compris qu'en une seconde, une chose simple mais insurmontable pour
19:09elle, Paul était un homme, elle une femme. Et c'était insurmontable parce que trop difficile
19:17à accepter comme ça en une seconde. Quand on a passé vingt ans de sa vie, elle l'ignorait
19:21soigneusement. Elle s'est défendue avec la rage du désespoir. À cette minute, elle a ouvert la
19:26bouche pour crier et le coup maladroit est parti bêtement. Les deux mains du garçon ont voulu
19:32étouffer ce cri ridicule. Jeanne est morte. Paul s'est redressé, terrorisé, anéanti, pris le
19:40coup. Mais qu'est-ce qui s'est passé ? Mais pourquoi ? Après, après il a fait n'importe quoi, il s'est
19:50affolé, il a entortillé le corps de Jeanne dans un imperméable, il a ficelé le tout, il l'a
19:55descendu dans ses bras, l'a installé en équilibre sur son scooter entre ses pieds et il a fait quinze
19:59kilomètres au hasard dans la nuit, comme un fou. Il a creusé la terre, pas assez, juste de quoi la
20:05recouvrir pour ne plus la voir. Et puis ce fut la peur, la peur de se confier, l'idée du suicide,
20:13puis la peur du suicide, la peur de sauter, le gardénal, tout le reste. Quelqu'un d'autre à sa
20:21place aurait peut-être appelé au secours, prévenu la police, les parents. Quelqu'un d'autre se serait
20:26peut-être comporté différemment. Mais l'essentiel n'est pas là. Voyez-vous, je vous parlais au début
20:31de ce dossier de cette jeune fille droguée, malade, ivre de trop de liberté que j'ai vu partir
20:37avec police secours hier soir et que l'idée du suicide poursuit depuis déjà longtemps. À cette
20:43jeune fille de 1975, tout peut arriver, sauf ça, mourir bêtement parce qu'on ne sait pas ce que ça
20:51veut dire. Viens chez moi, écoutez à disque. Si vous le voulez bien, en forme de conclusion, je vous
20:57commenterai simplement une photo de ce dossier, la plus triste et, pardonnez-moi, la plus stupide.
21:04C'est une photo prise par un journaliste le jour de l'enterrement de Jeanne. Au premier plan, une
21:11couronne de lisse blanc, ornée d'une bande de satin et d'une devise. Voici ce qu'elle dit cette
21:19devise. Plutôt la mort que la souillue. Cette phrase résume à elle seule, je pense, la vraie
21:32raison stupide et tragique qui fit d'un homme un assassin il y a seulement quinze ans de cela.
21:49Vous venez d'écouter les récits extraordinaires de Pierre Belmar, un podcast issu des archives
22:05d'Europe 1 et produit par Europe 1 Studio. Réalisation et composition musicale, Julien
22:11Tarot. Production, Raphaël Mariat. Patrimoine sonore, Sylvaine Denis, Laetitia Casanova,
22:18Antoine Reclus. Remerciements à Roselyne Belmar. Les récits extraordinaires sont disponibles sur
22:25le site et l'appli Europe 1. Écoutez aussi le prochain épisode en vous abonnant gratuitement
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