A l'occasion de la parution de "L’enthousiasme", son dernier livre, Alexandre Nantas et La Nouvelle Librairie reçoivent Rémi Soulié, philosophe, essayiste, présentateur des "Idées à l’endroit" sur TVLibertés. Un pur moment de jubilation et d’intelligence. Rémi Soulié nous ouvre les portes de la Connaissance et de la Tradition, loin des rationalismes ratiocinants. Les transhumanistes sont rhabillés pour l'hiver, tandis que les poètes et les enfants, qui ont beaucoup en commun, sont mis à l’honneur. Un "Orages de papier" enthousiasmant.
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00:00L'enthousiasme. C'est dans cet état d'esprit que l'on ressort de la lecture de l'ouvrage
00:14éponyme de Rémi Soulier, troisième et dernier opus de la trilogie commencée avec Racination
00:20et poursuivie avec L'Éther. Est-il besoin de présenter encore l'auteur qui nous fait
00:26le plaisir de revenir nous voir pour le quinzième numéro de Rage de papier ? Philosophe, essayiste,
00:32présentateur des idéal-endroits sur TV Liberté, Rémi Soulier vient donc de publier, aux
00:37éditions de la Nouvelle Librairie, un maître ouvrage dans lequel il nous dévoile, encore
00:42un peu plus, la demeure poésie, ouverte à tous les hommes différenciés. De Platon
00:48à Hermès, d'Augéras à Sa vénère, de Barrès à Bonnefoy, le fait libre invoque
00:53et convoque tout à la fois des dieux, des philosophes et des poètes, en guise d'exemples
00:59et de modèles, pour nous aider à suivre la voie, qui est le seul art poétique, selon
01:05la citation d'Henri Montaigu, mise en exergue de l'ouvrage. Cette voie nous mènera de
01:11haut lieu en lieu dit, jusqu'en espérie, lieu inviolable et protégé des attaques
01:16des derniers hommes qui nous entourent et à qui Rémi Soulier fait un sort définitif.
01:22Rejoignons au contraire le camp du surhomme, celui qui sait qu'il n'est pas lui-même
01:26sa propre origine et que cela l'oblige. Avec Rémi Soulier, élevons-nous un peu plus
01:32sur l'échelle de Jacob et continuons notre voyage sur le chemin de la connaissance.
01:36Rémi Soulier, bonjour. Bonjour Alexandre Landau.
01:39J'évoquais à l'instant la voie qui est l'art poétique, et justement c'est avec
01:44un poème d'Octavio Paz que vous ouvrez quasiment l'enthousiasme, votre dernier livre,
01:50et un poème dont les vers centraux sont les suivants « Sans comprendre, je comprends ».
01:54Autant dire que vous attaquez très fort. J'avais envie de vous poser la question suivante en fait.
02:00Le rationalisme est-il, contrairement à ce qu'on peut nous rabâcher à longueur de
02:05journée et d'enseignement, un frein à la compréhension du monde et à celle de l'être ?
02:11Oui, je crois. Les vers que vous citez, que vous avez repris d'Octavio Paz sont en effet
02:16des vers paradoxaux. Et il y a dans le paradoxe, comme le nom même du paradoxe l'indique,
02:21« paradoxas », qui va à l'encontre de la doxa, c'est-à-dire à l'encontre de l'opinion,
02:25il y a quelque chose d'apparemment contradictoire, en tout cas pour une logique qui serait celle de
02:31la pure rationalité. Alors il ne s'agit pas de condamner en soi, ou de dénigrer en soi plus
02:36exactement la rationalité, en revanche le rationalisme, oui. C'est-à-dire que ce que
02:40nous dit le poème, et ce que nous dit le poète Octavio Paz dans ses vers, c'est qu'il y a
02:44plusieurs acceptions, plusieurs ententes, plusieurs compréhensions de la compréhension
02:48elle-même et de ce qu'est le comprendre. Et il me semble que lorsqu'on s'intéresse
02:54au verbe « comprendre », on doit immédiatement entendre le « cum prendere » latin, « prendre
03:02avec ». Celui qui comprend, véritablement, ce n'est pas tant celui qui va déchiffrer,
03:06sur un mode analytique et rationnel, telle ou telle proposition, mais c'est celui qui va
03:11prendre avec lui l'objet du savoir. C'est-à-dire qu'on est face à un objet du savoir qui distingue
03:18du sujet que nous sommes, mais nous allons le prendre avec nous et nous allons l'intégrer.
03:23Et cette intégration, c'est le nom véritablement de la connaissance. C'est ce que dit Claudel
03:28également dans son traité de la connaissance, de la même manière, « co », c'est « au » tiré
03:33« naissance », le fait de naître avec, connaître, c'est naître avec. Comprendre sans comprendre,
03:40c'est prendre avec soi. Ne pas comprendre nécessairement au sens de la raison analytique
03:45discursive, une phrase, une proposition, voire une équation, mais la prendre avec soi, l'intégrer,
03:51et faire en sorte qu'elle nous nourrisse. Autrement dit, la poésie et le verbe, en l'occurrence,
03:55ceux d'Octavio Paz, nous disent qu'il y a dans le paradoxe qui va court-circuiter la raison.
04:00On ne comprend pas pourquoi être aussi… je comprends sans comprendre. Si on en reste à
04:07une logique binaire, on se dit, mais c'est quand même très étrange, ou c'est l'un ou c'est l'autre,
04:12c'est le principe d'identité qui doit s'appliquer. Non, ce qui s'applique, c'est le paradoxe lui-même,
04:16et c'est ainsi que l'on peut percevoir, et que les poètes, mais c'est valable pour les peintres,
04:21pour les musiciens, pour tous les artistes, pour tous les créateurs, c'est ainsi, et pour les
04:25philosophes également, et pour les métaphysiciens, me semble-t-il, contre la tradition rationaliste,
04:30c'est comme ça que l'on peut comprendre véritablement le monde, ne plus le mettre à l'écart de soi,
04:35mais l'intégrer en soi, et voir à quel point le microcosme que nous sommes, le petit monde que
04:40nous sommes, correspond, résonne musicalement avec le macrocosme, avec le grand monde. Et il va de
04:47soi que le rationalisme dans lequel nous nous inscrivons aujourd'hui, pas la rationalité,
04:51il faut essayer de distinguer les deux, mais cette idéologie de la rationalité, de la raison,
04:56singulièrement depuis les Lumières, bien entendu, et une raison très limitée, très atrophiée,
05:00qui ne nous sert qu'au calcul, qu'au boulier, si j'ose dire, ou à l'ordinateur, qui sert à
05:05comptabiliser les profits et les pertes, en quelque sorte, c'est la pure raison comptable,
05:10cette raison-là, transformée en critère de vérité par le rationalisme, nous interdit de percevoir le
05:18monde, nous fait même barrage avec une perception à la fois sensuelle, amoureuse et intellectuelle,
05:25et intellective du monde. Donc le rationalisme me paraît relevé d'une forme d'idéologie très
05:35délétère, elle laisse en dehors de nous le monde et elle ne nous permet pas de voir notre propre
05:42monde intérieur. Et alors, justement, sur la question de la perception du monde, pour prolonger
05:47un petit peu la réflexion, il y a une citation dans votre livre, au début du livre, qui dit
05:54l'enfance du regard est seule capable de percevoir l'être. Et justement, j'aimerais revenir sur la
05:59figure de l'enfant qui se retrouve dans le nombre de vos ouvrages, notamment celui que vous aviez
06:03consacré à Nietzsche, aux éditions Point, et Nietzsche lui-même parle du sérieux de l'enfant
06:10qui joue. Et cet enfant, il est aussi présent dans bon nombre d'ouvrages, d'auteurs, de poètes, de
06:17philosophes, que l'on peut rattacher au courant, on va dire, de la tradition, pour faire très
06:22rapide. Pouvez-vous nous en dire davantage sur, justement, cette figure de l'enfant et sur ce que
06:27recouvre l'image du sérieux de l'enfant qui joue ? C'est très biais, votre première question,
06:32effectivement, c'est même la conséquence, en quelque sorte. S'il y a bien un être qui comprend
06:39le monde, non pas au sens de la raison, mais au sens de la prise avec soi, voire qui ne distingue
06:44pas, qui ne se distingue pas lui-même comme sujet face à un objet, c'est précisément l'enfant. Et
06:50c'est pourquoi l'enfant est une figure qui traverse toute la tradition philosophique. Et ce n'est
06:56pas un hasard si l'un des philosophes qui a le plus condamné l'idée même de l'enfance, c'est
07:01Descartes, le père du rationalisme, qui considère, comme il considère l'imagination d'ailleurs,
07:06comme une maîtresse d'erreurs et de faussetés, enfin avec une et pas le seul, bien entendu, ou
07:10comme la folie du logis, l'enfant, au contraire, dans une tradition héraclitéenne, nietzschéenne,
07:17vous avez rappelé le sérieux de l'enfant qui joue, le temps, l'héraclite, c'est un enfant qui
07:22joue au trick-track. Au contraire, l'enfant est celui qui va percevoir immédiatement le monde et
07:29qui va en être, et on le retrouve également même dans une tradition qui est assez lointaine,
07:33c'est la tradition taoïste, c'est vraiment un invariant en quelque sorte. L'enfant est celui
07:38qui va percevoir le monde de manière immédiate et qui va de manière aussi spontanée s'en émerveiller,
07:44s'en étonner, ce n'est ni plus ni moins que le point de départ de la philosophie telle que
07:48Platon et Platon-Socrate, disons du haut, nous le rappellent, l'étonnement émerveillé devant le
07:55fait que l'être soit, devant le fait qu'il y ait de l'être, et les poètes sont ceux qui n'ont
08:00jamais perdu cet étonnement-là, ce ne sont pas le propre de l'enfant, pour parler comme Charles
08:06Péli, c'est qu'il n'est pas une âme habituée, alors que la grande personne, l'adulte, grande
08:12personne aussi au sens de Perlanos, c'est précisément une âme habituée et donc elle ne voit
08:16plus rien, elle ne voit plus rien. Le poète, l'artiste, le créateur, le musicien, le peintre,
08:20le sculpteur sont des êtres qui ont conservé en eux cet esprit d'enfance et cette figure également
08:28de l'enfance, c'est qu'il y a le Puerra Aeternus sur laquelle Carl Gustav Jung, le fondateur de
08:35ce qu'on a appelé la psychologie analytique, a beaucoup réfléchi. Le Puerra Aeternus, c'est
08:40l'enfant éternel donc, c'est un point qui demeure en nous, qui est toujours très vivace chez le poète
08:46et qui est donc évacué, enseveli chez l'adulte. L'enfant est un capteur en quelque sorte, il n'est
08:56pas captif du monde mais il le capte et le monde lui répond, il est encore dans cette relation,
09:02dans cette relation de dialogue au fond avec le monde. Il le connaît au sens que nous avons
09:11dit précédemment et il le comprend au sens que nous avons dit précédemment. Retrouver cette
09:16vertu d'enfance, cette vertu d'étonnement, d'émerveillement, c'est, je crois, la meilleure
09:22manière d'habiter le monde et c'est un des enseignements les plus constants des poètes et
09:30des artistes. Justement, cette compréhension que l'enfant a du monde, est-elle à mettre en lien
09:37avec les épiphanies auxquelles vous consacrez un chapitre dans l'enthousiasme ? On va rappeler
09:44que les épiphanies, c'est l'apparition, c'est la manifestation de ce qui était caché. Donc,
09:49justement, qu'est-ce que les poètes ont à nous dire sur les épiphanies et est-ce que c'est un
09:56état, cette manifestation de se mettre dans un état qui nous permet d'accepter et de recevoir
10:02les épiphanies, est-ce que la volonté seule nous permettrait de l'atteindre ? C'est au contraire la
10:06déprise de la volonté. La volonté est spontanément braquée sur l'emprise et nous sommes, nous,
10:13comme Européens, et c'est tout à fait normal, nous sommes enclins et nous sommes élevés dans
10:18une perspective largement volontariste, activiste. C'est un peu, c'est ce qu'on appelle, ce que
10:23Schlegler a appelé le caractère faustien de l'Européen, qui fait partie de notre identité,
10:27qui est une réalité, elle n'est pas la seule, mais enfin ça fait partie de notre identité. Mais ce
10:33à quoi je reviens, moi, c'est une identité antérieure, qui est une identité orphique,
10:36à proprement parler, et qui est ce qui est celle de la déprise, de la sérénité, le fait de laisser
10:48venir le monde à soi. C'est de laisser, comme Péguy, qui a écrit la présentation de Notre-Dame
10:55à la Bosse, il faut laisser le monde arriver vers soi, ne pas faire écran, ne pas s'interposer,
11:04mais le voir tel qu'il est. Et si on le voit tel qu'il est, c'est-à-dire si on le laisse advenir,
11:09c'est là que surgit l'épiphanie. C'est-à-dire que ce que vous allez avoir en face de vous,
11:13ce n'est pas tel ou tel objet, c'est vraiment un organisme vivant, c'est une organicité qui se
11:21présente à vous. C'est un autre qui est le même à la fois, toujours cette relation microcosme-macrocosme,
11:26et vous allez pouvoir entamer un dialogue, mieux vous allez pouvoir vous unir. C'est aussi dans
11:31l'orgistre public, je songe, Adam connu Ève. Adam connu Ève signifie que de deux, il y eut un.
11:37Et bien, dans le grot d'art poétique, c'est exactement la même chose. De deux, on passe à un,
11:43et il y a en quelque sorte indistinction, non pas indistinction au sens d'alientissement, au sens
11:49d'une indistinction confuse, mais au contraire, au sens d'une fusion sans confusion et de grandissement,
11:58en quelque sorte, d'exhaussement. Vous comprenez bien qu'à partir du moment où vous prenez,
12:01vous voyez le monde apparaître, dans ce processus d'épiphanie, vous vous nourrissez du monde et le
12:07monde se nourrit de ce que vous avez dû rendre chez le créateur, donc chez le poète, à travers
12:11l'exaltation, le chant, les verbes, l'éditirande, enfin la manifestation de la gratitude à l'égard
12:18de l'être, tout simplement. Eh bien, l'épiphanie, c'est cela. Mais l'épiphanie, seul l'enfant qui
12:25se déprend de la volonté, donc vous voyez comme c'est très dur pour l'adulte, l'adulte pour le
12:29coup, lui, que nous sommes tous peu ou prou, bien sûr, mais l'adulte doit désapprendre, c'est ce qu'il
12:36a emmagasiné, précisément pour dominer le monde. Mais s'il le désapprend, s'il laisse advenir le
12:42monde en lui, à ce moment-là, la réalité à laquelle il fait face, apparemment, parce qu'ils
12:46ne font qu'un, est une réalité transfigurée. Et il percevra la splendeur, je cite beaucoup,
12:51« il qu'un être ici est une splendeur », il percevra la splendeur du monde d'une manière
12:57autrement plus intense qu'en tenant le monde à distance. Et la splendeur ne va pas sans l'horreur
13:03également, les ténèbres du monde, il y a du jour, il y a de la nuit, il y a des lumières, il y a la
13:08ténèbre. Il faut percevoir les deux, mais les percevoir d'une manière toute différente de ce
13:14que j'appellerais l'homme prosaïque. L'homme prosaïque, c'est un peu, correspond, c'est ce que
13:17j'appelle, ce que Nietzsche lui appelait l'homme théorique. Et l'homme prosaïque, c'est celui que je
13:21vais opposer véritablement à l'homme poétique. Un William Blake, par exemple, disait « un sceau et
13:30un sage ne voient pas le même arbre ». Vous avez un sceau et vous avez un sage qui regarde le même
13:34arbre, ils ne verront jamais le même arbre. Et l'arbre ne va pas tenir le même disque, il restera
13:40silencieux pour le sceau, il parlera pour le sage. Et le sage verra par exemple la quadriade ou la
13:45nymphe dans l'arbre, c'est-à-dire qu'il le verra comme organisme vivant avec lequel il est possible
13:51de parler, avec lequel il est possible même silencieusement de converser en quelque sorte.
13:57Cela ressortit de la poésie, mais cela ressortit également, je crois, de la plus profonde de
14:03métaphysique. Justement, à propos de métaphysique, de philosophie et de rapport au monde, d'apparition
14:09au monde, vous consacrez un chapitre à Platon. Et c'est quelque chose qui m'a marqué parce qu'au
14:18cours de ce chapitre, vous appuyez notamment sur les interprétations, vous dites, paresseuses et
14:24scolaires que nos contemporains peuvent avoir de Platon et qui ont beaucoup nuit à la compréhension
14:29du philosophe. Donc, en quoi ont-elles été problématiques, ces interprétations paresseuses
14:35et scolaires ? Et quel contresens faut-il se garder de faire quand on évoque l'auteur de la République ?
14:40Oui, alors Platon, effectivement, c'est très difficile d'en parler parce qu'il est d'une
14:45certaine manière à l'origine de la philosophie de la pensée occidentale. Hein, Whitehead disait
14:50que toute la philosophie, c'est un ensemble de notes en bas de page des dialogues de Platon.
14:56Donc, c'est un massif, les dialogues de Platoniciens sont vraiment... c'est une montagne, enfin...
15:02Mais lorsqu'on croit avoir lu Platon, on en ressort souvent avec quelques idées reçues, l'idée qu'il
15:10y aurait un monde sensible, un brouillé, en quelque sorte, un monde matériel dans lequel on se perdrait, au fond,
15:18et puis, à l'opposé, un monde intelligible, le monde des idées, qui serait le véritable monde, qui aurait
15:23toute la... qui serait pourvu de toute la densité possible, en quelque sorte. Or, les notions de
15:30monde intelligible et de monde sensible ne figurent pas dans Platon. Il y a simplement... parce que le
15:34monde, c'est le cosmos, en vrai. Donc, le cosmos est partout présent chez Platon, dans l'ultimé en
15:39particulier, mais l'idée qu'il y ait un monde sensible séparé, distinct du monde intelligible
15:44est une idée beaucoup trop rapide, que Platon lui-même, d'ailleurs, a repris de Socrate, qu'il
15:48énonce et qu'il critique dans un certain nombre de dialogues, dont le Sophiste et le Parménide.
15:52Mais la vérité du platonisme, et tout ce que nous pouvons le dire jusqu'à présent, effectivement,
15:57converge vers cette métaphysique-là, c'est qu'il n'y a pas du tout d'opposition, mais qu'il y a
16:03participation, c'est-à-dire qu'il y a relation, interrelation et nourrissement du sensible par
16:10l'intelligible et de l'intelligible par le sensible. Autrement dit, et c'est ce que la poésie permet
16:16de percevoir, et ce que le poète éprouve, et ce que le métaphysicien pense, il n'y a pas de solution
16:23de continuité entre deux mondes, il y a une indéfinité de gradation, une indéfinité de
16:30degré, en quelque sorte. C'est comme l'échelle de Jacob à laquelle vous faisiez allusion dans votre
16:34présentation, il y a des barreaux de l'échelle à grimper, et le poète, aussi bien que le métaphysicien,
16:39c'est celui qui les grimpe, mais qui peut les descendre également, le mouvement va dans les deux
16:43sens, mais il est pris en quelque sorte, il s'engage dans cette traversée, dans cette
16:49odyssée, dans cet élan, et il ne voit donc pas de contradiction entre les deux.
16:58J'ai eu l'occasion récemment de répondre à un entretien écrit, pour le coup, et je rappelais
17:04qu'en langue des oiseaux, TRIP au pluriel, et l'anagramme, c'est une des anagrammes d'esprit,
17:11c'est assez amusant et très juste, comme toujours, la langue des oiseaux c'est la langue
17:16que parlent les anges et les enfants, c'est ce jeu-là encore, l'enfant qui joue et son jeu
17:22ô combien sérieux, c'est très éloquent que le mot TRIP, vous avez rappelé,
17:28et puis esprit, Platon, esprit, TRIP, anagramme, parfaite, anagramme parfaite, ça fonctionne,
17:35voilà qu'elle est le réel, voilà ce qu'est le réel, c'est Rabelais avec Platon, et c'est
17:40Platon avec Rabelais, c'est la TRIP avec l'esprit, vous n'avez pas à les opposer,
17:44vous n'avez pas à les opposer, et ce jeu-là, qui est un jeu savant, qui est un jeu sérieux,
17:49la langue elle-même, et la langue poétique, ne cessent de nous le dire, de le jouer avec nous,
17:56ce jeu, et c'est le jeu que joue le poète, et c'est le jeu que joue l'enfant, et c'est même
18:00le jeu que joue le métaphysicien.
18:02Très bien, alors on va maintenant un peu aborder les sujets qui fâchent du monde contemporain,
18:10parce que je rappelais justement dans l'introduction que vous faites un sort aux derniers hommes,
18:15aux derniers hommes, pourrait-on dire, et vous opposez le transhumanisme à un autre concept
18:21qui est celui de transhumané. Est-ce que vous pouvez donc revenir sur les deux oppositions,
18:27celle en premier lieu entre le dernier homme et le surhomme, et celle entre ce qu'est le transhumanisme
18:33et ce qu'est le transhumané ?
18:35Ce sont deux oppositions qui se recoupent en fait, qui sont analogues l'une et l'autre.
18:40Le dernier homme, c'est une notion de Nietzsche, une formule de Nietzsche, qui désigne l'une des possibilités
18:47de l'évolution de l'humanité après le constat de la mort de Dieu.
18:50La mort de Dieu, pour Nietzsche, c'est à la fois une chance et un risque.
18:53C'est une chance parce que si on la saisit, on va pouvoir revenir à des valeurs héroïques,
18:59en gros, si je simplifie, et donc à des valeurs qui vont tendre vers un dépassement de l'humanité
19:04par elle-même, mais un dépassement vers le haut.
19:06Quand on dépasse, on peut toujours dépasser par le haut, mais on peut aussi dépasser par le bas.
19:10Le dernier homme, c'est un dépassement de l'homme par le bas, en quelque sorte.
19:14Donc c'est ce que l'on a aujourd'hui, c'est-à-dire une société, une ermitière, si l'on veut,
19:19les foules solitaires, la particule élémentaire atomique soumise à tous les caprices
19:26et à tous les vents de la mode et de l'argent, à toutes les ventilations démocratiques et électorales,
19:31enfin vous voyez, tous ces trucs-là qui sont perçus par les progressistes
19:36comme l'acquintessence, l'acmé de l'évolution humaine.
19:42Et le surhomme, c'est évidemment l'inverse, c'est une forme de solitude aristocratique,
19:46c'est une ascèse, c'est une ascension des sommets, précisément.
19:51Et l'opposition que je souligne et que vous soulignez,
19:56que vous rappelez un peu transhumaniste et transhumanais, c'est la même.
20:02C'est-à-dire que du côté du transhumanisme et du côté du dernier homme, de mon point de vue,
20:07nous avons cette ambition de compenser technologiquement, techniquement et mécaniquement
20:14un certain nombre de faiblesses qui sont perçues comme des faiblesses
20:17et qui sont la signature de notre finitude, en quelque sorte,
20:22du fait qu'en gros nous ne sommes pas des dieux, même s'il y a du divin en nous.
20:27Et du côté du transhumanisme, c'est un verbe de Dante,
20:31c'est un verbe qui figure dans la divine comédie de Dante, c'est trasumana.
20:35C'est tout à fait l'opposé, c'est la métamorphose, c'est la théomorphose.
20:40C'est-à-dire la transformation de l'homme et son élévation.
20:43N'oubliez pas Pascal, l'homme passe infiniment l'homme.
20:46C'est la transformation de l'homme, sa théomorphose vers le divin, son élévation,
20:51par l'esprit et non pas par la matière.
20:56C'est-à-dire que l'immortalité gagnée par le trasumana d'Antien,
21:01c'est la résurrection, c'est la non-mort,
21:07c'est l'élévation à une condition que l'on pourrait dire quasiment angélique,
21:13donc à un état de l'être supérieur.
21:16Alors que la non-mort du transhumanisme,
21:20c'est la prolongation indéfinie et perpétuelle d'une finitude
21:26que l'on essaie de repousser mais qui finit toujours par nous rattraper.
21:32Le transhumanisme, me semble-t-il,
21:35ne concerne que ceux qui pensent être que des corps,
21:39c'est-à-dire des tripes mais sans esprit,
21:43des tripes dont on ne ferait jamais l'anagramme,
21:47dont on ne réaliserait jamais l'anagramme avec esprit.
21:50Alors que du côté du trasumana, du côté de ce transhumané d'Antien,
21:55le corps et l'âme vont l'ambre et s'élèvent, en quelque sorte, ensemble.
22:01Donc c'est une direction qui est proposée,
22:05le dernier homme semble aujourd'hui choisir la perspective du transhumanisme.
22:13Pourquoi pas, il ne s'agit pas pour moi de nier, je ne suis pas du tout technophobe,
22:17absolument pas technophobe, je ne suis pas technophile non plus, pas technophobe, absolument pas.
22:21Donc faisons avec ce que nous avons et continuons à développer ce que nous avons,
22:26mais veillons, faisons-le, mais veillons à maintenir l'esprit dans les tripes.
22:32Et les tripes dans l'esprit, pour filer cette métaphore-là.
22:36Parce que si vous supprimez l'esprit, vous n'avez plus que des lambeaux,
22:40et des lambeaux infiniment recombinables, manipulables, y compris génétiquement,
22:45y compris avec tous les jeux sur le genre, par exemple.
22:49Et enfin, pour finir l'entretien, est-ce que vous pourriez présenter à nos spectateurs,
22:56peut-être via la question des hauts lieux et des lieux dits que vous traitez,
23:00ce qu'était l'espérit, à la fois pour les anciens, et ce qu'il peut et doit devenir pour nous.
23:07Parce que vous évoquez l'espérit dans le dernier chapitre de l'ouvrage, Europe, Occident, espérit.
23:12Que peut nous dire l'espérit aujourd'hui, et est-ce qu'on pourrait l'associer à ce qu'était le recours aux forêts pour Junger ?
23:22C'est une très bonne idée, on peut en effet, c'est une association qui me paraît tout à fait légitime.
23:30L'espérit, c'est la terre de l'Ouest, dans l'Enneïde de Virgile, c'est toujours plus à l'Ouest.
23:37On l'entend aussi dans les espérides, les espérides grecques, le jardin des espérides.
23:44L'espérit, je la définirais comme une terre céleste.
23:48Je reprends la formule à Henri Cordain, qui lui-même la reprenait au philosophe,
23:55au médaphysicien néoplatonicien perse d'Iran.
23:59C'est une terre céleste, donc oxymore, on retrouve le paradoxe du tout début de notre conversation.
24:05Sans comprendre, je comprends, et nous terminons par la terre céleste qu'est l'espérit.
24:10Terre céleste, vous pourrez voir encore une fois, jouons le jeu encore une nouvelle fois, l'étripe et l'esprit.
24:17C'est l'analogue, la terre céleste de l'espérit, pour Virgile, de ce que sera bien plus tard dans le romantisme allemand,
24:24ce que Nouvalis appellera l'état poétique.
24:27C'est l'analogue de ce que le grand poète allemand Stéphane Georg appellera l'Allemagne secrète.
24:32Et c'est l'analogue de ce que Frédéric Mistral, grand provençal, appellera l'Empire du Soleil.
24:38C'est-à-dire de cette terre qui est la terre la plus concrète, la plus organique qu'il soit, la plus matérielle.
24:45Prenons tous les mots, la glaise, je parle le langage de Peggy, la glaise, vraiment la glaise.
24:51Mais la glaise dont on fait les statues, dont le potier va faire le vase.
24:57C'est-à-dire une terre qui elle-même est trine, elle est à la fois un corps, une âme et un esprit.
25:05Et cet esprit de la terre, c'est toute l'espérit.
25:09C'est-à-dire que l'espérit condense, recueille, comprend, comme nous le disions, en elle-même, tout l'esprit de l'Occident,
25:18tout l'esprit de l'Europe, si distinct soit par ailleurs ces deux termes ou ces deux entités,
25:23pour des raisons essentiellement politiques, mais peu importe.
25:25Dans le livre, j'y reviens, mais je les unis en quelque sorte et je les fédère dans cette idée d'espérit de terre céleste.
25:33C'est ce qui ne passe pas en quelque sorte.
25:35C'est l'idée selon quoi ce qui a été est et sera indépendamment de toutes les vicissitudes de l'histoire
25:43auxquelles nous sommes confrontés de manière quasi désespérante aujourd'hui.
25:47Mais je crois que ce fanal, ce sémaphore espérique, chanté par les poètes, vu par les poètes, à commencer par Virgile,
25:58grand poète de Rome évidemment, et comme tel grand poète de l'Europe,
26:01demeure intact et intouchable, en quelque sorte, immacessible.
26:07On ne pourra pas le renverser.
26:09Et là encore, les poètes, qui sont des enfants, au sens que j'ai défini,
26:14en sont d'une certaine manière les gardiens, à la fois les gardiens des murailles et les gardiens de la main noire.
26:21Vous m'y souliez, merci beaucoup.
26:23Merci à vous.
26:24A bientôt pour de prochaines émissions.
26:26A très bientôt.