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00:00Esther Senaud, c'est un grand plaisir, un grand honneur de vous recevoir sur Europe 1.
00:07Je vais faire appel à votre mémoire, parce que la mémoire c'est important,
00:13et parce qu'un jour il n'y aura plus de mémoire, et notre but, à vous, à moi, ce soir,
00:18c'est que justement, ça n'arrive pas, qu'il y ait cette mémoire,
00:23tout au long des prochaines décennies et des prochains siècles,
00:26de ce qui s'est passé dans cette période de l'histoire.
00:29J'espère que je n'aurai pas une mémoire trop défaillante.
00:32En fait, vous savez, j'ai presque vécu un siècle d'histoire.
00:36Alors évidemment, selon ce que vous allez m'interroger, qu'est-ce qui sera votre disposition ?
00:41Dans ce documentaire dont on parle ce soir, il est question, bien sûr, de ce camp
00:47qui porte un nom qui est connu, j'allais dire, de nombreuses personnes dans le monde,
00:55mais en réalité, il y a encore trop peu de personnes qui savent exactement ce qui s'est passé là-bas.
01:02Vous aviez 15 ans, lorsque vous êtes arrivé à Auschwitz, après un voyage désastreux de quatre jours.
01:13C'était trois jours, ça suffisait largement.
01:15Trois jours, il y a eu la rafle, il y a eu le voyage, il y a eu le camp.
01:22Quel souvenir avez-vous de cette période-là ?
01:26Je me suis retrouvé à Drancy.
01:28Alors là, c'était le 25 août 1943.
01:32J'ai tout de suite été désigné pour faire partie du prochain transport qui devait quitter Paris,
01:37soi-disant pour aller travailler en Allemagne.
01:40Alors on était un peu sceptiques parce que dans le camp, il y avait des femmes, des enfants.
01:44On se disait, qu'est-ce que ces gens-là vont faire dans un camp de travail ?
01:46Les gendarmes, parce que c'était des gendarmes français à Drancy.
01:50Alors les gendarmes nous disaient, on ne va vous inquiéter pas, vous les jeunes, vous irez travailler.
01:54Le soir, ce sera un recoupement familial.
01:57À aucun moment, on se dit, il va nous arriver quelque chose de terrible ?
02:01Absolument pas, même à Drancy.
02:04Même la façon dont on remplit les wagons ?
02:09Il n'y a pas de siège, vous êtes debout.
02:11À aucun moment, vous vous dites, c'est anormal ?
02:13Là, quand j'étais à Drancy, non.
02:15Donc on nous a envoyé sur la gare de Bobigny,
02:19et là, il y avait un train avec des centaines de wagons à bestiaux.
02:25Alors on nous a précipité dans ces wagons à bestiaux, à 50, 60 personnes.
02:30On nous a mis un seau d'eau pour boire, parce que le 2 septembre, il faisait très chaud.
02:35Et on nous a mis un tonneau pour les besoins hygiéniques.
02:39Et le train est parti.
02:41Alors vous dire, le premier jour...
02:44Et là, vous vous êtes dit, ce n'est pas normal ?
02:46Oui, là déjà, on se demandait, mais enfin, toujours pas dans l'idée.
02:50Ce voyage, nous, c'était pour aller travailler dans les grands travails.
02:55Alors finalement, on s'est trouvé compressés dans ce wagon,
02:59avec des femmes qui avaient des bébés qui hurlaient,
03:01des personnes âgées qui tombaient et qui ne pouvaient plus respirer.
03:05Enfin, ça a été le premier jour, on avait quand même encore un peu d'eau, il faisait très chaud.
03:10Mais le soir, le seau avait été épuisé.
03:13Et puis, vous aviez des enfants qui avaient du mal à respirer.
03:16Il y avait quelques hommes qui les prenaient sur les épaules.
03:19Il y avait une petite lucarne grillagée.
03:22Enfin, ça a été l'enfer.
03:24Le deuxième jour, ça a été pire, parce qu'il n'y a plus...
03:27Moi, c'est là que j'ai vu les premiers morts.
03:29Vous avez vu des gens mourir devant vous et vous aviez 15 ans ?
03:32Oui, qui étaient par terre et qui étaient décédés.
03:38Des bébés que les femmes ne pouvaient pas allaiter.
03:43Et puis, dans la nuit du deuxième jour,
03:45ce fameux teneau hygiénique, il y avait une femme qui avait une couverture qui l'avait un peu camouflée,
03:51si l'on peut dire.
03:52Avec les soubresauts du train, le teneau s'est renversé.
03:58Et le troisième jour, voilà dans quelles conditions on est arrivé,
04:01quand le train s'est arrêté.
04:04Et le train s'arrête et on est où ?
04:06Alors, on est sur un immense quai, en béton,
04:10qui fait je ne sais combien de kilomètres, dans la nature.
04:16Et vous ne savez pas du tout où vous êtes, dans quel pays, dans quel...
04:20Ah si, parce qu'à part la lucarne, vous savez, vous aviez des hommes qui voyaient.
04:24Bon ben, on avait marqué Osh Fenshin.
04:29Osh Fenshin, oui.
04:31Vous savez, hein ?
04:32Bon, alors là, les portes se sont ouvertes,
04:36et c'est là qu'on a vu arriver les premiers Allemands.
04:38Alors là, les Allemands, ils avaient appris ce qu'est la Judenrampe, la rampe des Juifs.
04:45Et ensuite, donc vous sortez du train, on vous conduit quelque part ?
04:47Alors, déjà, il a fallu sortir du train, vous savez, dans un wagon à bestos,
04:52il n'y a pratiquement pas... il n'y a pas de marche, il n'y a pas de marche à pied.
04:55Alors, quand on voit arriver les capots,
04:59puis les Allemands avec des matraques pour nous faire descendre du train,
05:02c'est pas évident, hein, les premiers sont tombés, ça a été une pagaille terrible,
05:06enfin, les Allemands étaient bien organisés pour aligner tout le monde,
05:10et là, on est resté, donc, alignés, les femmes, les enfants,
05:15enfin, on était mélangés, là, devant les wagons.
05:19On a vu arriver ce qu'on a su par la suite,
05:22les premiers commandos, les sondaires commandos,
05:25c'est ceux qui s'occupaient de transporter les corps au crématoire.
05:30Alors, eux, ils venaient pour récupérer les bagages qui étaient dans le train,
05:34de sortir les personnes qui étaient décédées,
05:37et quand on était alignés sur le quai, il y avait beaucoup de femmes qui avaient un bagage à main,
05:42si vous voulez, vous savez, de première nécessité,
05:45il fallait aussi qu'elles récupèrent le bagage à main.
05:48Donc, ils passaient dans les rangs, et devant furtivement, derrière nous,
05:52parce qu'ils n'avaient pas le droit de nous parler, en nous disant,
05:55ne prenez pas d'enfants avec vous, laissez-les aux personnes âgées.
06:00Alors, on ne comprenait pas, parce que vous aviez des femmes qui avaient plusieurs enfants,
06:03on en prenait un ou deux pour les soulager un petit peu.
06:07Alors, on ne comprenait pas pourquoi qu'ils insistaient.
06:09Finalement, ils sont partis, et là, il y a un Allemand qui est arrivé,
06:13avec un haut-parleur, en disant, les femmes, les enfants, les personnes âgées,
06:17il y avait des camions qui stationnaient sur le quai,
06:20alors, c'était des camions avec une croix rouge, vous voyez, comme des camions sanitaires.
06:24Alors, avec son haut-parleur, il disait, les femmes, les enfants, les personnes âgées,
06:27le camp est à quelques kilomètres, vous montez dans les camions,
06:33ça vous faciliterait l'arrivée au camp.
06:37Alors, vous avez pratiquement 650 personnes qui sont montées dans les camions.
06:42Et nous, on a été encadrés par les femmes SS,
06:46et elles nous ont dit, bon, elles nous ont mis en filet, une par une,
06:50et on a défilé, au bout du quai, il y avait trois Allemands, à l'autre bout du quai.
06:56Alors, il y en avait un qui avait une badine, l'autre qui avait un chien, bien sûr,
07:00et alors, on a défilé une par une.
07:03Alors, ils nous regardaient des pieds à la tête,
07:06puis sa badine, elle se baladait, comme ça, de droite à gauche,
07:09il a fait deux files, on n'a pas compris.
07:11Alors, je me suis trouvé dans la file de droite,
07:15et on a été sélectionnés à 106 femmes.
07:19Et toutes les autres ont été envoyées vers les camions.
07:22Et à ce moment-là, les camions sont partis,
07:25et nous, on est partis à pied.
07:28On est partis à pied, le camp était à peu près à deux ou trois kilomètres
07:32de l'endroit où on est arrivé.
07:34Alors là, les portes se sont ouvertes, évidemment.
07:37On a aperçu, enfin, on a eu une espèce de fumée noire, avec des odeurs.
07:43Alors, Marie, elle m'a dit,
07:46dis donc, qu'est-ce que c'est que ces trucs-là ?
07:48Je lui ai dit, on nous a parlé de camp de travail,
07:50ça doit être des égides de travail.
07:53Ben oui, c'était des égides, mais pas pour le travail.
07:56Alors, la spécificité du camp de Birkenau,
07:59c'est qu'il y avait les capots derrière avec les matraques,
08:02il ne fallait pas marcher, il fallait toujours courir,
08:04il fallait être en mouvement.
08:06Alors, on a commencé à courir dans l'allée centrale,
08:08et il faut vous dire que le camp de Birkenau, il fait à peu près 175 hectares.
08:13Alors, on est arrivé dans un bâtiment,
08:15où là, on nous a dit de nous déshabiller, que nous allions prendre une douche.
08:19Mais comme on était sélectionnés pour le travail,
08:21on a pris une douche.
08:23Évidemment, sans savoir s'en servir, puisqu'on n'avait rien.
08:26Et ensuite, on nous a fait rentrer dans un bâtiment annexe,
08:30où là, il y avait des grandes tablées rectangulaires,
08:33avec des hommes derrière,
08:35alors qu'ils nous ont rasés entièrement.
08:37Les cheveux ?
08:39Entièrement.
08:42Et ils nous ont tatoué un numéro sur le bras,
08:45en nous disant que maintenant, nous n'avions plus d'identité,
08:47que de l'instant où on était interpellés dans le camp,
08:50il fallait qu'on donne notre numéro en allemand.
08:53Vous savez, quand vous ne parlez pas l'allemand,
08:55et que vous débarquez dans un univers comme ça,
08:57alors là, il y avait les femmes allemandes, les militaires,
09:01qui passaient dans les rangs,
09:02et qui, au hasard, demandaient à une femme comment tu t'appelles.
09:05Vous savez, quand vous arrivez d'un pays civilisé,
09:07vous donnez votre nom,
09:09elles étaient immédiatement matraquées,
09:11il fallait qu'elles disent en allemand.
09:13Le numéro avec les chiffres en allemand ?
09:16En allemand.
09:17Alors évidemment, dans ces conditions-là,
09:19on apprend vite.
09:21Alors finalement...
09:22Vous êtes resté combien de temps dans ce camp ?
09:2417 mois.
09:26Je crois que je suis le seul à rester deux hivers.
09:29Ce qui s'est passé avec ces hommes
09:32qui nous ont tatoué et rasé,
09:35on leur a demandé à ce moment-là,
09:38les gens qui sont montés dans les camions,
09:39à quel moment on va les retrouver.
09:42Alors là, en l'espace de deux heures de temps,
09:45on a su comment fonctionnait le camp.
09:47Les camions arrivaient directement devant les chambres à gaz,
09:51et pour ne pas paniquer les gens,
09:53parce que souvent dans les reportages,
09:55vous voyez des files de gens qui sont calmes.
09:58Ils attendent.
10:00Alors pour ne pas paniquer les gens qui arrivaient dans les camions,
10:03ils les faisaient rentrer dans un grand bâtiment
10:06qui était tout carlé en blanc,
10:08et il y avait des porte-panteaux numérotés.
10:10Alors ils leur disaient,
10:11déshabillez-vous, vous allez prendre une douche,
10:13retenez le numéro du porte-panteau comme ça,
10:16en sortant, vous récupérez vos vêtements.
10:18Alors évidemment, les gens étaient calmes.
10:20Malheureusement, 650 personnes sont rentrées dans ces fameuses douches,
10:25et là il y avait des ouvertures sur le toit des baraques,
10:29et les Allemands montaient avec des masques à gazer,
10:32c'est là que les gens étaient gazés.
10:34Alors on se regardait avec mon ami Marion,
10:37nous on n'avait jamais entendu parler de chambre à gaz,
10:40puis on disait, ils nous racontent n'importe quoi.
10:43Et puis là, ces fameux secondaires commando ouvraient les portes,
10:49ils attendaient que le gaz s'évacue un petit peu,
10:52et ils sortaient les corps pour les emmener au crématoire.
10:55Alors le crématoire, nous sommes là, on ne le connaissait pas,
10:58on n'en avait jamais entendu parler.
11:00Alors moi je demande aux hommes qui étaient là,
11:03c'est quoi un crématoire ?
11:05Ah ben une repos, c'est comme un four de boulanger.
11:09Alors après, ils ont commencé à nous dire,
11:12vous ne faites pas d'illusion,
11:13vous êtes rentré par la porte, vous en sortirez par la cheminée,
11:17tant que vous voulez travailler, vous travaillerez,
11:20le jour où vous ne pouvez pas travailler,
11:21vous irez comme tous les autres, finir dans la chambre à gaz,
11:24il n'y a aucune possibilité de survie.
11:26Enfin, ils nous ont décrit tout de suite comment fonctionnait le camp.
11:31Ce qui s'est passé, c'est qu'au bout de trois mois,
11:35nous avons été désignés pour les commandos extérieurs.
11:38Travailler à l'extérieur, à transporter des matériaux de construction,
11:42parce qu'à partir de 1943,
11:45les Allemands avaient pratiquement occupé toute l'Europe,
11:48les convois arrivaient de l'Europe entière,
11:51donc il fallait agrandir le camp.
11:53Donc on transportait des matériaux dans des grandes rouettes,
11:57alors c'était à un kilomètre du camp,
11:59on faisait les allers-retours,
12:01et le soir, quand on rentrait,
12:03alors là, ça a été le premier événement qui m'a vraiment très très marqué.
12:10Quand on arrivait le soir,
12:12parce que c'était 12 heures par jour qu'il fallait transporter ces rouettes,
12:17alors il y avait des femmes qui ne résistaient pas,
12:20qu'on traînait avec nous pour les ramener au camp.
12:22Et à l'entrée du camp, il y avait toujours cet Allemand qui faisait la sélection.
12:27Alors évidemment, toutes ces femmes étaient mises de côté,
12:31alors on les entendait hurler,
12:33parce que celles qui montaient dans le camion ne savaient pas où elles allaient,
12:36mais celles qui travaillaient dans le camp et qui étaient sélectionnées,
12:39alors ça a été épouvantable d'entendre ces femmes hurler,
12:42qui savaient où elles allaient, elles.

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