Ça fait trois épisodes que je vous parle des récits, de notre propension, nous humains, à créer des fictions, à raconter des histoires, et je dois dire que l’actualité me donne tellement de grain à moudre de ce côté-là que je ne sais même plus par quel bout prendre les choses.
Retrouvez « La lutte enchantée de Cyril Dion » sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/camille-passe-au-vert
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00:00Cyril Duhon, en route, c'est l'heure de votre lutte enchantée.
00:04Écoutez Mathieu, je suis terrifié.
00:07Ça fait trois épisodes que je vous parle des récits, de notre propension, nous, humains,
00:11à créer des fictions, à raconter des histoires, et je dois dire que l'actualité me donne
00:15tellement de grains à moudre de ce côté-là que je ne sais même plus par quel bout prendre
00:18les choses.
00:19Est-ce que ça ne vous est pas arrivé de regarder l'histoire et de vous dire, mais
00:23quand même, en 1933, et pire, en 1937, en 1938, les gens ne voyaient pas ce qui se
00:29passait, que ce type-là, Hitler, était un danger public ? Je me suis posé mille
00:32fois cette question, en me demandant ce que j'aurais fait à l'époque.
00:35On se l'est tous posé, un peu, cette question.
00:37Et elle me taraude d'autant plus que j'ai le sentiment terrible, et je ne suis malheureusement
00:41pas le seul, que quelque chose de cet ordre est en train de se produire sous nos yeux.
00:44Si on se fait un petit rappel des faits, un homme qui a été défini comme un fasciste
00:49par nombre d'historiens et de spécialistes du sujet, vient de devenir président de la
00:53première puissance mondiale, aidé par l'homme le plus riche du monde qui n'a rien trouvé
00:57de mieux que de faire un salut nazi lors de son investiture.
00:59De nombreux éléments qui caractérisent un régime autoritaire sont déjà à l'oeuvre,
01:04maintenant, sous nos yeux.
01:05Des déportations, des menaces de censure de médias, de livres, des opposants désignés
01:09comme des ennemis de l'intérieur, une volonté de conquête de nouveaux territoires, une
01:13culture du chef, une ingérence dans la politique d'autres pays pour faire tomber des gouvernements
01:17et ou pour faire élire d'autres gouvernements, idéalement d'extrême droite, à tendance
01:21xénophobe et autoritaire comme en Allemagne, la volonté de détruire l'Etat, l'installation
01:26au pouvoir d'une oligarchie.
01:27Tout ça devrait déclencher l'alerte maximum sur notre échelle intérieure de « il faut
01:32réagir ». Alors pourquoi ça n'est pas le cas ? Peut-être parce que dans de nombreux
01:37médias, des éditorialistes, des responsables politiques, des journalistes minimisent cette
01:41situation, sèment le doute sur le fait qu'elle existe, exactement comme pour le changement
01:46climatique ou la dangerosité du tabac, des pesticides ou des pifasses.
01:50C'est pas un salut nazi, c'est juste le geste désordonné d'un type qui envoie
01:54son cœur à une foule de fans, a-t-on entendu, de nombreuses fois.
01:57Et pire encore, des digues sautent.
01:59François Bayrou vient de parler de « sentiments de submersion migratoire », reprenant ainsi
02:04à son compte la théorie complotiste du grand remplacement, alors que tous les démographes
02:08qui étudient la question répètent inlassablement que cette notion n'existe pas.
02:12L'extrême droite devient non seulement fréquentable, mais à la mode.
02:15Ce qui est fascinant avec les récits à mesure qu'ils se répandent, c'est que l'opinion
02:20sur un sujet change.
02:21Ce qui paraissait absurde, inacceptable, ne le devient tout d'un coup plus du tout.
02:26Et c'est ce qu'on appelle « ouvrir la fenêtre de Wurthoven ».
02:29Exactement.
02:30Et ce week-end, j'ai été voir l'adaptation théâtrale d'un inconnu à cette adresse.
02:34Pour ceux qui ne connaissent pas ce texte, écrit en 1938 par Catherine Kressmann-Taylor,
02:40basé sur de véritables lettres, il raconte l'histoire de deux amis, l'un juif américain,
02:44Max, et l'autre allemand, Martin, associés dans une galerie de peinture à San Francisco.
02:49Ils sont comme des frères, ils s'entendent à merveille.
02:51Le texte imagine une correspondance entre eux, alors que Martin repart vivre à Munich
02:55en 1933.
02:56Au départ, il raconte à son ami Max l'arrivée d'Hitler avec inquiétude et circonspection.
03:01Il lui écrit « Je crois qu'à nombre d'égards, Hitler est bon pour l'Allemagne,
03:05mais je n'en suis pas sûr.
03:07L'homme électrise les foules, mais je m'interroge, est-il complètement sain d'esprit ? »
03:12Ses escouades en chemise brune pillent et elles ont commencé à persécuter les juifs,
03:16et il s'agit peut-être là que d'incidents mineurs, la petite écume trouble qui se
03:20forme en surface quand boue le chaudron d'un grand mouvement.
03:22Sauf qu'au fur et à mesure, Martin deviendra de plus en plus fanatique d'Hitler, demandera
03:28à Max de ne plus jamais lui écrire, sauf pour lui envoyer de l'argent, lui expliquera
03:31qu'il ne veut plus être en relation avec un juif, parce que lui ne peut pas comprendre
03:35ce qui se passe en Allemagne.
03:36Il lui écrit « Tu dis que nous persécutons les libéraux, on dirait maintenant les woke,
03:42que nous brûlons les livres, mais tu devrais te réveiller.
03:44Est-ce que le chirurgien qui enlève un cancer fait preuve de sentimentalisme nié ? Il taille
03:49dans le vif, sans état d'âme ! » Martin finira par laisser la soeur de Max, son ami,
03:55Grisella, dont il a été passionnément amoureux, se faire prendre par les nazis, refusera de
04:00la cacher, et elle sera fusillée sous ses yeux.
04:02Comme l'écrit Nancy Houston dans la postface du livre, Cressman-Taylor n'était pas clairvoyante,
04:09elle prêtait simplement une attention exceptionnelle à ce qui se passait dans le monde et s'en
04:13quittait.
04:14Aujourd'hui, je regarde le monde et je m'inquiète moi aussi.
04:17Alors peut-être qu'il n'est plus temps de se demander de quel côté de l'histoire
04:21nous aurions été à l'époque, mais de quel côté de l'histoire nous voulons être
04:25aujourd'hui.
04:26NICOLAS ROCHEFORT Merci Cyril Dion, on vous retrouve bien sûr
04:27la semaine prochaine avec votre lutte enchantée.