L'écrivain André Markowicz est l’un des plus grands spécialistes et traducteurs de la littérature russe. On lui doit, entre autres, des traductions de référence des œuvres de Dostoïevski, Tchekov, Tolstoï, et de Pouchkine dont il publie un "Dictionnaire amoureux" aux éditions Plon.
Retrouvez « Le 15 minutes de plus » présenté par Ali Baddou sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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00:00« Et dans 15 minutes de plus, j'ai le bonheur de recevoir un amoureux des lettres, il transmet
00:16cette passion pour la littérature russe à nous qui sommes de ce côté-ci de l'Europe.
00:21Il est un amoureux également de Pouchkine dont il publie un dictionnaire ces jours-ci.
00:28Un dictionnaire amoureux de Pouchkine chez Plon.
00:31Bonjour André Markowitz.
00:32Bonjour.
00:33Et bienvenue.
00:34Merci d'être avec nous ce matin car vous avez un vrai travail de passeur et c'est
00:42un travail extraordinaire que vous faites.
00:44Et il n'est pas question que de littérature lorsqu'on parle de traduction et lorsqu'on
00:49parle notamment de la traduction d'œuvres qui sont venues du russe.
00:53D'abord une expérience de pensée parce que c'est comme ça qu'on démarre chaque
00:56semaine, l'expérience de pensée est assez simple finalement.
01:01Imaginez qu'on est dans un café en Russie, on est à Saint-Pétersbourg, on se lève
01:07et on part sans payer l'addition, il y a une expression russe dans ces cas-là.
01:11Qu'est-ce qu'elle dit ? « Acto Pouchkins aplatit ». Ça veut dire, qui c'est, c'est
01:15Pouchkine qui va payer ? Et qu'est-ce qu'elle raconte, cette expression ?
01:18Et bien c'est ça qui est intraduisible.
01:20Pouchkine c'est à la fois le plus grand poète russe et à la fois personne.
01:25Personne. Si c'est Pouchkine qui va payer, c'est personne. Mais comment imaginer en
01:29France que je ne sais pas… Dante, c'est le plus grand poète italien. Mais dire que
01:34Dante va payer au café, c'est même pas drôle. Ça n'a aucun sens.
01:39En France, on ne parlerait pas non plus de Baudelaire, par exemple.
01:41Bien sûr, Racine Perrappa. En France, c'est le pape, Toto. C'est-à-dire que c'est
01:47à la fois le rien et le tout. Pouchkine… Il y a une phrase célèbre, dès le 19e siècle,
01:54un critique a dit « Pouchkine est un achat officiel ». Pouchkine, c'est notre tout.
02:01Notre tout. Notre tout. Qu'est-ce que ça veut dire ? Personne ne sait.
02:05Mais ce qui est sûr, c'est que moi, par exemple, et il y a plein de gens qui sont
02:12comme ça, je pense que la majorité de la population russe, je ne me souviens pas de
02:15moi-même sans Pouchkine. Je n'ai pas lu Pouchkine dès le début. J'ai entendu
02:22Pouchkine dit par ma mère, par ma grand-mère, qui elle-même, ma mère l'avait entendu
02:28de sa mère et ainsi de suite. C'est-à-dire qu'il fait absolument partie de la vie quotidienne.
02:34Vous publiez un dictionnaire amoureux de Pouchkine. C'est assez fort parce que vous écrivez
02:40dans le dictionnaire qu'il est à la fois le plus connu et le plus inconnu des écrivains.
02:45Le plus connu pour les Russes, le plus inconnu pour eux également. Qu'est-ce qu'il a
02:49de si particulier ? Le fait que vous posiez cette question prouve
02:55que vous êtes un étranger. Parce que je ne sais pas ce qu'il a de particulier et
03:01personne ne sait ce qu'il a de particulier, mais il est particulier. Il est particulier
03:07pas simplement par l'immensité de son œuvre, par la beauté de ses poèmes et par le fait
03:14qu'il a posé toutes les questions fondamentales du débat intellectuel de toute la littérature
03:19russe. Il les a posées en 1820-1830. Et en même temps, il y a quelque chose d'autre.
03:30Il appartient à l'enfance. À l'enfance de chaque personne russe, qui parle le russe
03:39comme langue première, c'est-à-dire que dans un pays où le pouvoir est constamment
03:48oppressant, où la violence de la vie est absolue, et pas que maintenant, mais tout
03:56le temps, il y a pour chaque Russe une espèce d'espace de beauté constante qui est ça.
04:08Et puis, c'est déjà énorme.
04:12C'est énorme et c'est quelque chose de très étonnant quand on s'intéresse
04:17ou quand on s'interroge sur ce que peut la littérature, sur ce que peut un écrivain
04:21André Markowitz. Vous avez traduit Pouchkine, vous lui faites cette magnifique déclaration
04:27d'amour dans un long dictionnaire. On en connaît cette collection qui est devenue
04:32maintenant un classique. Mais il y a aussi Dostoïevski que vous avez traduit, il y
04:38a Tolstoy qui est incontournable. Et quelque chose de commun, un dénominateur commun entre
04:44tous ces auteurs, ce n'est pas dans leur écriture mais dans ce qui se joue. L'écriture,
04:48c'est une question de vie et de mort.
04:50Absolument. Ce qui caractérise, je pense, la littérature russe, c'est l'impossibilité
04:59de l'art pour l'art.
05:01Contrairement à une tradition française, contrairement à Baudelaire ou à d'autres.
05:06Non, Baudelaire c'est tout à fait différent. Il n'y a aucune fascination pour la beauté
05:14en elle-même, en dehors de ce qu'elle dit, pour la poésie en tant que poésie. Quand
05:19tu écris en Russe, en Russie, que ce soit en Russie ou en Union soviétique ou dans
05:27la Russie poutinienne, tu écris parce que tu ne peux pas ne pas. Dès lors, les questions
05:38qui se posent sont des questions existentielles. Les écrivains que j'essaie de traduire
05:46et qu'on essaie de publier maintenant, ce sont des écrivains qui ont mis leur vie
05:53en jeu pour défendre la dignité ou la liberté. Dans un pays impérial, un pays de terreur,
06:04il y a les deux ensemble. Et ça encore, c'est Pouchkine qui l'a exprimé.
06:11C'est frappant de penser qu'il y a depuis toujours, ou en tout cas depuis Pouchkine peut-être,
06:17deux puissances en Russie. L'Empire et le poète. On se dit pourtant que le poète, l'écrivain,
06:22c'est ce qu'il y a de plus fragile. On en a encore eu des exemples frappants dans l'actualité.
06:28Mais il y a un face-à-face entre le poète et le tsar. Que ce soit Nicolas II, que ce
06:33soit Staline ou que ce soit Vladimir Poutine. La Russie, c'est un pays qui broie ses écrivains.
06:40Qui broie les gens qui vivent en Russie. Tout le monde. Ce qui se passe en Russie,
06:47de tout temps, et maintenant encore plus que jamais. Enfin, je ne peux pas dire plus que
06:53jamais parce qu'il n'y a pas la terreur de masse en Russie. Il y a la terreur de masse en Ukraine.
06:58Mais en Russie, pour l'instant, ce n'est encore pas ça. Mais ça risque d'arriver. C'est une
07:07inhumanité totale. Et face à ça, il y a la littérature. Mais Pouchkine a dit ça dans un
07:18poème sur la naissance de l'Empire russe, Paltava, sur la victoire de Pierre le Grand sur Charles XII,
07:27et qui a créé l'Empire russe en fait. Et aussi sur la victoire contre les Cossacs ukrainiens,
07:36et donc qui a scellé la fin de l'indépendance ukrainienne. Pouchkine, on a l'impression qu'il
07:41fait un hymne à ça. Et en fait, il écrit «Tak t'yash kemrat, drabes teklo kuyod bulat»,
07:47ça veut dire «Ainsi le lourd marteau, brisant le verre, forge l'acier». Et pourquoi brisant le
07:56verre ? Et en fait, c'est une référence à un poème très important du XVIIIe siècle,
08:02Romanosov, c'est pas grave, qui écrit un poème sur la nécessité du verre, sur la beauté du verre.
08:10Parce que le verre, c'est tout fragile, ça n'existe pas dans la nature, c'est une création
08:14humaine. Et c'est ça que l'État brise, il brise l'individu. Et celui qui dit ça, c'est le poète.
08:22Le poète, et André Markovitch, vous dites qu'il est impossible de parler d'Osoievski,
08:28de Pushkin, sans parler de la guerre, sans faire une place à la guerre, faire comme si elle n'existait
08:35pas. Et cette guerre, c'est la guerre de Poutine contre l'Ukraine, celle qui a démarré le 24
08:40février 2022. Pourquoi ça ? Alors, d'Osoievski, c'est un cas encore particulier. Parce que d'Osoievski,
08:47à la fin de sa vie, surtout, était un nationaliste russe et un antisémite et tout. Mais quelqu'un
08:55comme... Comment vous dire ? Parce qu'en ce moment, j'écrivais mon dictionnaire au moment de la guerre
09:03d'Ukraine. Et en même temps, je faisais sur Facebook, et je publie là aux éditions mesure, un livre qui
09:09s'appelle « Un an de guerre » sur l'année 2022. Cette guerre d'anéantissement d'un pays, d'une
09:19histoire, que mène Poutine contre l'Ukraine. Et pour moi, il y a les deux. Il y a à la fois...
09:27Ensemble !
09:28Ensemble !
09:29À la fois le travail du traducteur qui s'empare d'un livre ou de texte du 18e siècle et l'urgence
09:35d'écrire sur ce qui est en train de se passer.
09:37Les deux ensemble, pas l'un contre l'autre, mais les deux ensemble. Et très souvent, on me reproche de parler de littérature russe, parce que beaucoup de nationalistes
09:47ukrainiens combattent tous les nationalismes, y compris, bien sûr, d'abord le nationalisme russe, mais aussi les nationalistes ukrainiens.
09:56Et donc, il y a beaucoup de nationalistes ukrainiens qui, maintenant, haïssent tout ce qui est russe.
10:01Et moi, il me semble que c'est une catastrophe, une tragédie. Et c'est ce que j'essaie de dire.
10:08Justement, sur ces textes, sur l'urgence, sur l'époque, sur notre temps.
10:14Cette semaine, il y avait donc la commémoration des 80 ans de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau.
10:21Ce sont les soldats de l'armée rouge, ce sont les soldats soviétiques qui avaient ouvert les portes du camp.
10:27Mais la Russie de Vladimir Poutine, lui-même, sont absents de ces commémorations officielles en Pologne.
10:34Qu'est-ce que ça suscite ? Qu'est-ce que ça provoque comme réflexion chez vous ?
10:38C'est naturel et tragique.
10:41Naturel parce que...
10:43Naturel.
10:44Naturel. C'est normal que Poutine soit exclu de ces commémorations, parce que Poutine est un fauteur de guerre.
10:55Mais ce qui est tragique, c'est que les alliés ne disent pas que l'essentiel...
11:02Où est l'essentiel ?
11:03Et l'essentiel est que Poutine a exprimé sa doctrine d'invasion de l'Ukraine par l'intermédiaire d'un type qui s'appelle Sergei Yavtsov.
11:13Il y a une doctrine Sergei Yavtsov qui est une doctrine d'annihilation d'une population.
11:19C'est écrit depuis fin mars 2022.
11:23Et c'est exactement, quasiment mot pour mot, argument pour argument, ce que faisaient les Allemands parlant vis-à-vis de la Pologne.
11:33Pas des Juifs en Pologne, mais des Polonais.
11:36Et c'est-à-dire que les nazis, aujourd'hui, ils sont au pouvoir à Moscou.
11:44Lorsque vous écrivez un dictionnaire amoureux de Pouchkine d'André Markovitch, c'est pour donner envie de lire Pouchkine,
11:52qui n'est pas le plus connu des écrivains russes en France.
11:55À quoi ça sert de lire Pouchkine ? C'est une question qui a un sens ou pas ?
11:59Non.
12:00Non ?
12:01Non.
12:02Ça n'a pas de sens parce que la littérature ne sert à rien en général.
12:06Et elle sert à tout individuellement.
12:08Mais individuellement, personne ne peut en parler.
12:11Mais simplement, moi, je ne peux pas vivre sans, puisque je n'ai jamais vécu sans.
12:19Et toute ma vie a été sans.
12:21C'est comme une synthèse de ma vie, ce livre.
12:23À la fin, j'ai traduit Eugène Honegging, j'ai traduit plein de poèmes lyriques,
12:28j'ai traduit énormément de choses de Pouchkine et beaucoup plus d'autres.
12:33Et voilà, je suis arrivé à un dictionnaire lyrique.
12:39C'est André Consponville qui disait ça dans une préface au Dictionnaire amoureux de Montaigne.
12:46Que tout dictionnaire amoureux est une œuvre autobiographique.
12:51C'est ça.
12:52C'est aussi ça.
12:53Ça serait la morale de cette histoire.
12:56Merci infiniment André Markovitch d'avoir été l'invité des 15 minutes de plus d'Inter ce vendredi.
13:01Je rappelle donc ce Dictionnaire amoureux de Pouchkine que vous publiez chez Plon.
13:06Je vous indique également ce roman, le seul qu'il ait écrit d'ailleurs Pouchkine et que vous avez traduit « La fille du capitaine »
13:12qui est un texte important pour le coup, essentiel à en croire ceux qui l'ont lu.
13:20Merci infiniment André Markovitch.
13:21Merci à vous.