Ali Baddou reçoit Thomas Schlesser, historien de l’art, directeur de la Fondation Hartung-Bergman, professeur à l’École polytechnique et auteur de nombreux essais parmi lesquels "Les yeux de Mona" aux éditions Albin Michel.
15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (28 Juin 2024)
Retrouvez toutes les chroniques d'Ali Baddou sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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Art et designTranscription
00:00Et dans 15 minutes de plus, ce vendredi, j'ai le bonheur de recevoir un historien de l'art,
00:03directeur de la Fondation Hartung Bergman à Antibes, professeur à l'école polytechnique
00:08et l'auteur d'un véritable best-seller.
00:11Plus de 225 000 exemplaires vendus à travers le monde pour les yeux de Mona.
00:17C'est le titre d'un roman formidable qui mêle l'essai, la passion pour l'art également.
00:23C'est un livre où se mêle l'histoire d'une petite Mona, justement, qui apprend,
00:28qui réapprend à voir en allant au musée chaque semaine.
00:32Et puis, à cette histoire se mêle la grande histoire de l'art, celle de peintres,
00:37celle de leurs chefs-d'oeuvre, de Vinci, de Rembrandt, Goya, Manet ou encore Nikit de Saint-Phale,
00:43pour ne citer que cela.
00:44Bonjour Thomas Chlesser.
00:45Bonjour.
00:46Et bienvenue.
00:46Comme chaque semaine, Thomas Chlesser, on va démarrer avec une expérience de pensée.
00:49Et votre livre, d'ailleurs, est une expérience de pensée.
00:52C'est un livre, décrivez-nous très rapidement.
00:55Mona, c'est une petite fille qui plaire la vue.
00:57Oui, enfin, qui est menacée de perdre la vue.
01:00Et en effet, elle a dix ans, elle est espiègle, elle est sympa, très curieuse.
01:04Et c'est une enfant qui va apprendre à travers les œuvres d'art,
01:11une sorte d'initiation à la vie en accéléré.
01:15Alors justement, puisque chaque semaine, Thomas Chlesser,
01:18on démarre avec une expérience de pensée, ici, dans les 15 minutes de plus.
01:22Là, on est au Louvre.
01:23On est au Louvre.
01:24C'est le premier des trois lieux qui sont trois étapes importantes dans votre livre.
01:29Avec le musée d'Orsay et Beaubourg, on se faufile dans la foule.
01:32C'est plus facile, d'ailleurs, pour Mona, qui est toute petite et menue et qui arrive à se faufiler
01:37pour voir le tableau le plus connu et le plus admiré au monde, la Joconde.
01:43Et qu'est-ce qu'elle voit ?
01:44Quand on voit la Joconde, ce que voit Mona, c'est d'abord une femme qui pose dans une laudia
01:50avec des grands cheveux noirs, les bras croisés,
01:54et avec à l'arrière-plan quelque chose d'extraordinaire qui est le rythme du monde.
01:58Il y a un paysage quasiment fantastique dans la Joconde.
02:01Naturellement, il y a un contraste entre cette espèce de vibration un petit peu inquiétante
02:06qui sert de nature, de décor au tableau,
02:11et puis ce visage tellement serein, tellement beau, avec cette régularité des traits.
02:18Et évidemment, ce rythme également, qui est celui du sourire, un sourire imperceptible.
02:24C'est un rythme, Léonard de Vinci, c'est le rythme de l'univers, c'est le rythme du sensible.
02:28« Souris à la vie », vous dites que c'est la leçon de Léonard de Vinci,
02:31mais quand on pense au sourire de Mona Lisa, c'est un sourire timide, c'est un sourire qu'on devine,
02:36c'est un sourire qui s'esquisse.
02:38Et pourtant, la Joconde, elle nous apprend à sourire à la vie.
02:41Je crois que cette esquisse, justement, c'est celle qui invite à tous les prolongements.
02:47Et vous savez, cette leçon « souris à la vie » peut sembler un peu naïve, voire un peu niaise.
02:52Je crois qu'elle ne l'est pas du tout.
02:54Le philosophe Alain, dans ses propos sur le bonheur, insistait sur le fait que
02:59le fait de sourire était aussi un acte de volonté et qu'il y avait des vertus civiques.
03:04Parce que par contagion, tout le monde se met à sourire, tout le monde se met à se regarder,
03:10et par conséquent, cela permet de créer un peu de concorde.
03:13C'est pas mauvais, par les temps qui courent !
03:14Non, c'est même d'utilité publique, ce sourire désarmant, c'est une invitation à sourire de même.
03:21Et c'est pour vous ce qui fait qu'elle est la plus admirée, la plus connue des œuvres d'art ?
03:25Il y a de multiples raisons à cela.
03:28Je crois, je vais vous dire une chose, qu'il y a tellement de tension dans cette œuvre
03:34que ça la rend inépuisable.
03:36Et une que je voudrais souligner, c'est qu'il y a ce sourire qui est très beau,
03:39mais il y a aussi cette chose assez étonnante avec la Joconde.
03:42C'est une œuvre qui a beaucoup jauni, parce qu'elle a vieilli, les vernis ont vieilli,
03:46c'est pas elle qui a vieilli.
03:48Et donc, c'est un tableau sur lequel il y a aussi un voile mélancolique.
03:52Et je crois que cette profondeur, elle a de quoi vraiment fasciner tous les êtres à travers le monde.
04:00Par ailleurs, il faut bien être honnête, parfois c'est une œuvre qui est un peu décevante
04:02parce qu'on l'a tellement vue qu'on est…
04:04Évidemment que le destin, c'est de frustrer dans ce cas-là.
04:07Mais c'est une œuvre extraordinaire, absolument magnifique.
04:09Donc ça, c'est une leçon qu'apprend la petite Mona.
04:12Deuxième expérience de pensée, Thomas Chlesser, on va se déplacer,
04:15on quitte le Louvre pour traverser la Seine et aller au musée d'Orsay.
04:19Face à un vaste paysage où il y a un imposant massif, ce sont les mots que vous employez,
04:24c'est la montagne Sainte-Victoire qui est peinte par Paul Cézanne.
04:28Et vous dites que Cézanne a rejoint l'idéal enfantin.
04:31Oui, c'est vrai.
04:33Pour une raison simple, regardez la Sainte-Victoire de Cézanne,
04:37il n'y a pas d'ombre portée.
04:38C'est comme si tout était d'égale intensité.
04:41Exactement comme dans un dessin d'enfant, il y a rarement l'illusion du relief.
04:47Et tout jaillit, tout est saillant.
04:49C'est exactement la même chose avec Cézanne.
04:52On pourrait dire que ces tableaux, c'est comme un jaillissement hors du cadre
04:57et non pas un approfondissement dans une illusion tridimensionnelle
05:03où les choses se creusent dans la profondeur.
05:05Et de ce fait, c'est comme un éclat total.
05:09Et c'est ça qui rend Cézanne absolument époustouflant.
05:12Et qui est inséparable, Cézanne, dans nos esprits, de cette chanson de France Gall.
05:32J'adore cette chanson.
05:33Mais si le bonheur existe, c'est une épreuve d'artiste.
05:35Et pour vous, Cézanne, non, ce n'est pas une épreuve pour lui de peindre la Sainte-Victoire.
05:40Ça l'est quand même, parce que vous savez, de temps en temps,
05:42Cézanne disait qu'il regardait tellement les choses que ses yeux saignaient.
05:46Alors ça, c'est le pouvoir de concentration des artistes.
05:50Il y avait même une phrase assez drôle sur Cézanne d'un autre artiste qui disait
05:53quand il était devant la Sainte-Victoire, ce n'était pas la Sainte-Victoire qui s'érodait, c'était lui.
05:57Et qu'est-ce qu'elle voit, Mona, la petite Mona, quand elle voit ce tableau-là ?
06:01Elle voit cette intensité maximale, mais elle est aussi au diapason, je dirais,
06:06de ce qu'a été la ténacité, l'extraordinaire puissance de persévérance de Cézanne.
06:11Et du coup, la leçon qui en est tirée, c'est une autre leçon de France Gall,
06:16mais pas tirée de cette chanson-là, c'est « résiste », c'est « signe et persiste ».
06:22Et pourquoi est-ce que Cézanne résiste ?
06:24Parce que c'est quelqu'un qui a eu tellement d'obstacles dans la vie
06:28et qui a tellement cherché à garder son cap devant tout ce qu'il examinait pour le retranscrire
06:35qu'il a dû faire preuve d'une persévérance et d'une ténacité à nul autre pareil.
06:40Il y a plusieurs œuvres d'art, et d'ailleurs, on les retrouve, et c'est assez astucieux dans le livre,
06:45puisqu'on déplie la couverture et on voit à quoi correspondent les 52 tableaux
06:51qui sont examinés, regardés par la petite Mona.
06:55J'aimerais vous interroger sur un phénomène assez curieux, parce que ce sont des chefs-d'œuvre,
07:00ce sont des œuvres d'art magnifiques et puissantes que vous citez,
07:04mais pourtant, il y a ce qu'on appelle aujourd'hui l'œuvre d'art à l'heure de la reproductibilité mécanique.
07:12C'est un texte de Walter Benjamin, et c'est l'idée qu'un texte, qu'un livre, qu'une photo, qu'une œuvre,
07:20perd son aura, parce qu'elle peut être dupliquée à l'infini.
07:24Et reste quelque chose de très fort, malgré tout, dans l'œuvre d'art.
07:27Écoutez, en tout cas, ce dont j'ai le sentiment pour parler avec beaucoup de visiteurs de musées,
07:32c'est que quand on va voir des œuvres, ce n'est ni par snobisme, ni pour briller dans un dîner en ville,
07:40ni pour simplement se convaincre soi-même qu'on est cultivé, c'est parce qu'on les aime, pour de vrai,
07:45et que, je ne sais pas si le terme d'aura qui a une connotation sacrée est encore valable,
07:51en tout cas, il y a un attachement immense de la part de celles et ceux qui vont dans les musées pour leur patrimoine.
07:58Donc, moi, je crois que cette aura existe encore, oui.
08:02Troisième expérience de pensée, Thomas Chlesser, là pour le coup, on retourne rive droite au musée Beaubourg à Paris,
08:07c'est au centre Georges Pompidou, et j'aimerais vous demander de nous faire vivre cette expérience
08:11avec l'artiste-peintre Anna Eva Bergman.
08:15Est-ce que vous pouvez nous décrire le tableau que vous donnez à voir,
08:19ou que vous faites voir à travers vos mots dans le livre ?
08:22C'est un tableau qui est en fait un pentagone, mais un pentagone tellement étiré
08:29qu'il finit par ressembler à une proue de bateau, et c'est une forme noire qui se découpe sur un fond blanc.
08:35Autrement dit, c'est une œuvre extraordinairement simple, qu'on peut presque se figurer sans même avoir besoin de l'avoir vue.
08:42C'est donc une épure, une épure géométrique, et ça c'est extrêmement intéressant puisque, au fond,
08:50de temps à autre, il y a des artistes qui nous permettent d'emporter dans notre tête, avec nous,
08:55par la simplicité même, les beautés du monde.
08:59Et Anna Eva Bergman, avec des formes minimales...
09:02Donc vous êtes spécialiste ?
09:04Je suis spécialiste d'Anna Eva Bergman, j'écris une biographie d'elle en particulier,
09:10puis je m'occupe de la fondation qui gère son œuvre.
09:12Anna Eva Bergman, avec des moyens minimaux, crée des effets maximaux.
09:17Quand je fais un tout petit tableau, je me sens très grande devant.
09:23Mais quand je fais un très grand tableau, je me sens toute petite.
09:28On vient d'entendre la voix d'Anna Eva Bergman, qu'on peut emporter ses œuvres dans sa tête ou dans sa poche visuellement ?
09:37C'est possible ?
09:38Oui, mais bien sûr !
09:39En fait, c'est d'une certaine manière comme si l'œuvre qu'on savait était l'œuvre qu'on voyait,
09:44l'œuvre qu'on voyait était l'œuvre qu'on savait.
09:46Le savoir et la vision se confondent,
09:48et c'est tout le miracle de l'art conceptuel ou de l'art abstrait, ça.
09:51Expliquez-nous ça !
09:53En fait, si je vous dis par exemple, de Malevich, que c'est une croix noire sur un fond blanc,
09:57eh bien, déjà, elle est présente en votre tête.
10:00Et donc, c'est cette grande conquête, ou l'urinoir de Marcel Duchamp,
10:06cette grande conquête du XXe siècle qui consiste en fait à créer cette confusion
10:10entre ce qu'est l'œuvre mentale et l'œuvre physique.
10:14Or, on rejoint là Léonard de Vinci, qui parlait justement des œuvres comme
10:18« causa mentali », choses mentales.
10:20Les œuvres sont des choses mentales ?
10:23Bien évidemment !
10:24Au-delà de l'objet lui-même ?
10:25Évidemment ! D'ailleurs, je vais vous dire une chose,
10:27c'est que, qu'est-ce qu'une bonne œuvre ?
10:29C'est ce qui vous donne le sentiment d'une pensée alors qu'il n'y a pas de verbe,
10:33au-delà du langage.
10:35Donc, vous voyez, ce n'est pas simplement quelque chose de sensoriel,
10:37c'est vraiment quelque chose qui vous imprègne intellectuellement,
10:40mentalement, et qui vous accompagne.
10:42Repartir de zéro, toujours repartir de zéro, c'est la leçon d'Anna-Eva Bergman.
10:47C'est toujours comme ça, finalement ?
10:49C'est l'histoire de l'art, elle recommence toujours à zéro,
10:51ou elle s'inscrit dans une continuité ?
10:53Bien sûr qu'elle s'inscrit dans une continuité,
10:56mais elle nous invite à repartir de zéro, je dirais existentiellement,
11:00pour être perpétuellement libre, émancipé, dépourvu de préjugés,
11:06et surtout s'ouvrir à toutes les curiosités.
11:09Voilà, c'est ça la grande leçon des artistes et des historiens de l'art qui relaient leurs paroles.
11:15Pourquoi quand on regarde une œuvre d'art,
11:17vous dites que ça renvoie à la phrase de Socrate, connais-toi toi-même ?
11:21Alors qu'on regarde quelque chose qui est extérieur à soi ?
11:24Oui, mais parce qu'on entre en dialogue avec soi-même quand on est devant une œuvre d'art.
11:29Et j'insiste là-dessus, l'œuvre d'art qui est d'abord une dimension sensible,
11:36elle a une profondeur intellectuelle.
11:40On sent que ça pense, ça veut dire quelque chose.
11:44On ne sait pas ce que cela dit exactement, mais ça veut dire quelque chose.
11:47Et par conséquent, il y a un commerce avec soi-même qui s'enclenche face à une œuvre d'art,
11:53qui est à mon avis, vraiment salutaire.
11:55Et c'est ce que vit la petite Mona, ce qu'elle expérimente.
11:58Elle vit exactement ça.
12:00Et je le répète, une formation, une initiation à la vie accélérée.
12:05Pour savoir si elle va devenir aveugle ou non, il faut lire les 500 pages en revanche.
12:08Ça, mais c'est un bonheur en tout cas.
12:10C'est publié chez Albin Michel, les yeux de Mona, Thomas Chlesser.
12:13Merci infiniment d'avoir été l'invité d'Inter ce matin.