"Qui a envie de travailler plus ?"
BRUT PHILO. Retraite, semaine de 4 jours… Mais au fait, on en est où de notre rapport au travail ? On a posé la question à la philosophe Julia de Funès.
BRUT PHILO. Retraite, semaine de 4 jours… Mais au fait, on en est où de notre rapport au travail ? On a posé la question à la philosophe Julia de Funès.
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00:00Je suis dans une entreprise il n'y a pas longtemps et le manager de l'entreprise me dit
00:03dans ma boîte ça fait 25 ans qu'un homme travaille,
00:08donc son travail c'est une finalité, c'est un marqueur identitaire très fort,
00:11et dans la même équipe, me dit le manager, j'ai un garçon de 25 ans qui me dit
00:14moi je travaille deux ans à fond et dans deux ans je fais le tour du monde avec ma copine.
00:17Il ne s'agit pas d'hiérarchiser moralement et de dire le jeune ne veut plus rien faire
00:21et le plus ancien est beaucoup plus travailleur,
00:23cette moraline-là est trop facile et n'apporte rien
00:25et à mon sens ne comprend rien au changement de place dans la vie des gens qui occupent le travail.
00:29Mais ce qu'on peut remarquer c'est que dans le premier cas le travail est une finalité,
00:34dans le deuxième cas le travail est un moyen pour s'épanouir dans l'existence.
00:37Mais qui est-ce qui donne le plus de sens à son travail ?
00:39Ce n'est pas le premier, paradoxalement, c'est le deuxième,
00:41parce qu'encore une fois considérer l'activité de travailler comme ayant un sens en tant que tel
00:45est un non-sens, travailler pour travailler, manger pour manger, courir pour courir,
00:50vous prenez toutes les activités que vous voulez,
00:52dès qu'on est dans une activité pour une activité on est dans l'absurde,
00:55on fait d'un moyen une fin.
00:56Donc redonner tout son sens, et cette plus jeune génération nous accueille
01:00à repenser notre paradigme au sujet du travail,
01:03considérer le travail comme un moyen lui redonne paradoxalement tout son sens.
01:07– Alors moi je bosse chez Brut, je suis pas mal sur les réseaux sociaux
01:11et souvent je vois l'argument qu'en gros les jeunes c'est des fainéants,
01:13qui ont un peu du mal, dès qu'il y a un effort à faire, ils râlent, ils ne veulent pas.
01:18Qu'est-ce que vous en pensez de ça ?
01:19– Alors ces jugements de morale en fait finalement n'ont aucun intérêt
01:24parce qu'une fois qu'on a dit ça, quelles sont les conséquences ?
01:27Aucune à part un dénigrement, à part une condescendance,
01:30et en plus je trouve que factuellement c'est faux.
01:33Vous regardez dans les entreprises, les jeunes travaillent,
01:35c'est pas parce qu'on a un nouveau mode de travail,
01:38comme le télétravail, et un nouveau rapport au sens du travail
01:41qu'on travaille nécessairement moins et moins bien.
01:43– Est-ce qu'il n'y a pas un peu une hypocrisie ?
01:44Est-ce qu'en fait tout simplement le travail c'est un peu ennuyeux, c'est pénible,
01:47et plutôt que travailler on préfère aller à la plage, boire des verres,
01:51et qu'en fait on a juste envie de moins travailler ?
01:53– Exactement et c'est tout à fait louable, c'est pour ça que je disais
01:56le travail ne peut plus être pensé comme une valeur morale en tant que telle,
01:59quand une valeur morale c'est vouloir la chose pour elle-même,
02:02l'amour est une valeur morale, la générosité est une valeur morale,
02:05le travail ne peut pas l'être, on a envie de travailler moins
02:08qui a envie de travailler plus, même s'il y a des métiers
02:10qui permettent un accomplissement, et pour certaines personnes
02:13c'est le sens de leur vie, mais en tout cas le travail
02:16évidemment est un moyen au service de l'existence,
02:18donc pour moi ce à quoi on assiste c'est très valorisant
02:21et très intéressant, c'est-à-dire qu'on ne place plus tout ce sens
02:25que vous caractérisiez d'hypocrite dans le travail,
02:28aujourd'hui on redéplace le travail, on en fait un moyen
02:31pour s'épanouir, pour s'éclater, pour s'enrichir,
02:35peu importe tout ce que vous voulez, mais le but de la vie
02:38c'est vraiment la vie et ce n'est plus du tout le travail,
02:40et donc ça c'est une très bonne nouvelle.
02:41– Gouverner des gens qui veulent moins travailler c'est plus difficile ?
02:44– Alors ce n'est pas forcément travailler moins et produire moins,
02:47il faut toujours produire, le travail est essentiel en ce sens
02:50qu'un pays ne peut pas se passer de travail,
02:52mais on peut travailler mieux sans doute en travaillant moins,
02:55ce n'est pas encore une fois un calcul quantitatif d'heures de travail,
02:58si la semaine de 4 jours est un très bon exemple,
03:01les gens ne travaillent pas moins, ils travaillent moins
03:04en termes de temporalité bien sûr, mais ils ne travaillent pas moins bien,
03:07donc tout l'enjeu c'est de faire en sorte qu'on travaille
03:09le moins de temps possible et le plus efficacement possible.
03:12– Est-ce que cette réflexion finalement,
03:15quand on dit des travailleurs qui cherchent du sens etc.
03:19est-ce qu'on ne s'intéresse pas un peu aux travailleurs CSP+,
03:22qui ont des métiers intellectuels et pas aux travailleurs manuels ?
03:27– Oui, vous avez raison, on rétorque souvent ça,
03:30mais c'est un faux argument à mon sens,
03:32parce que plus le métier est difficile, pénible, simple,
03:38plus le sens est immédiat, pourquoi on va à l'usine ?
03:41C'est pour nourrir ses enfants et pour avoir un salaire.
03:43Et ce qui est très intéressant avec les métiers manuels,
03:45c'est qu'on se rend compte aujourd'hui qu'il y a un phénomène
03:48qui n'est même plus un épiphénomène, où beaucoup de gens quittent tout,
03:51alors qu'ils ont des très beaux métiers, des belles formations,
03:53des belles rémunérations, tout ce que vous voulez,
03:54et la plupart du temps c'est toujours pour la même chose,
03:57soit un métier manuel, soit un métier relationnel,
03:59c'est-à-dire où il y a de la matière concrète
04:01et où on voit immédiatement le sens, la finalité de manière concrète
04:04et tangible de ce qu'on est en train d'entreprendre.
04:06Donc aujourd'hui les métiers qui font le plus sens
04:08sont les métiers qui ont vraiment de la matière
04:11et la technicisation des tâches, la technicisation des métiers
04:14font que parfois les métiers les plus intellectuels,
04:16les plus abstraits, créent une souffrance liée à l'absence de sens.
04:21C'est tellement technique qu'on ne voit plus la finalité de ce que font les gens.
04:24Je prends souvent un exemple, quand j'ai rencontré quelqu'un
04:27qui me dit « je suis coordinateur de flux »
04:29et il me rajoute de flux transverses pour bien préciser des choses,
04:32vous voyez bien que ce n'est pas un métier manuel, que c'est très abstrait,
04:36mais c'est tellement technique qu'on ne voit plus à quoi correspond ce type de métier.
04:40Comment vous envisagez le futur de notre rapport au travail ?
04:42Écoutez, moi je crois que ça va dans une…
04:44j'aime pas les prédictions hasardeuses, bien sûr j'en sais rien,
04:47mais en tout cas on voit, on sent comme une force qui va
04:49qu'on va vers plus de libération dans toutes les sphères de notre société,
04:53c'est pas seulement sur le travail, on s'auto-médicamente beaucoup plus,
04:56les mouvements politiques s'auto-instituent,
04:59En Marche, Zemmour, les Gilets jaunes,
05:03à l'école c'est plus l'autorité d'y mettre qui compte,
05:05c'est la psychologie de l'enfant,
05:07donc vous voyez bien qu'il y a un mouvement d'individualisation,
05:09les auto-entrepreneurs, les libéraux ne cessent d'augmenter,
05:13donc vous voyez bien qu'il y a un mouvement d'individualisation,
05:15d'autonomisation qui va très fort
05:18et contre lequel il est vain à mon sens de lutter.