Totemic en public avec Florence Aubenas

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Saisir le réel par les mots est au cœur de la vie de Florence Aubenas depuis près de 40 ans. Aujourd’hui, paraît un recueil de 50 articles qu’elle a signés pour le journal Le Monde entre 2015 et 2022. Le livre s’intitule “Ici et ailleurs” et la voici en public, pour Totémic.

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00:00 *Applaudissements*
00:10 Le seul moment où vous dites "je" dans le livre que vous venez de publier, Florence Obna,
00:14 c'est dans la préface et ça commence comme ça.
00:17 "J'étais allongée dans un lit, c'est une chambre d'hôtel et vous ne savez plus où vous êtes.
00:22 Vous en concluez, je cite, "c'est le réel que je n'étais plus capable de saisir"
00:26 et ce matin de l'année 1996 à Bujumbura,
00:30 vous vous faites alors la promesse de ne plus jamais avoir cette sensation.
00:34 Saisir le réel par les mots est au cœur de votre vie depuis près de 40 ans.
00:39 Aujourd'hui, parait un recueil de 50 articles que vous avez signés pour le journal Le Monde entre 2015 et 2022.
00:45 Vous nous y emmenez sur un rond-point de Marmonde avec les Gilets jaunes,
00:49 dans un Ehpad de Bagnolet pendant le premier confinement
00:51 ou dans le village de Kupiansk en Ukraine.
00:54 Le livre s'intitule "Ici et ailleurs" et vous voici en public pour Totemic.
01:00 Bonjour à toutes et tous, je vous souhaite la bienvenue.
01:02 Totemic
01:03 J'évoquais quelques-uns des lieux dans lesquels vous nous emmenez avec ce recueil d'articles, Florence Obna,
01:13 et il y a un chapitre qui s'intitule "Tiens, si on allait à Hyper U,
01:18 pourquoi avoir choisi un hypermarché comme lieu de reportage par exemple ?"
01:23 Parce que c'est un endroit qui m'a toujours fascinée à vrai dire.
01:27 C'est-à-dire que c'est l'endroit où on voit absolument tout le monde,
01:30 c'est le lieu de brassage en France et parfois ailleurs,
01:34 et qui est pour moi incontournable.
01:37 Si j'étais un homme politique, je croise les doigts,
01:41 c'est là que j'irais distribuer des tracts.
01:43 Enfin, c'est le lieu de passage où tout le monde va dans un hypermarché.
01:47 Donc ça me semble un lieu très important et ça me semble d'autant plus important
01:50 qu'on sait tous en poussant notre caddie que c'est un endroit où les gens sont mal payés,
01:56 où ils ont des horaires pas possibles, en tout cas un certain nombre d'entre eux,
01:59 où on va se faire avoir par les promotions.
02:01 Donc on se sent déjà, pas pigeon, mais un petit peu.
02:05 Donc on est à la fois victime et à la fois coupable d'y aller.
02:09 Et je trouve que cette ambivalence représente tout à fait notre époque.
02:12 C'est-à-dire qu'on se dit "il ne faudrait pas y aller"
02:16 et à la fois on y va parce que c'est moins cher,
02:18 parce que c'est l'endroit où il y a tout le monde,
02:19 et parce que pour certains, c'est vraiment le lieu où on sort parfois la seule fois de la journée
02:25 et où on parle à quelqu'un.
02:26 Donc c'est aussi un combat contre la solitude, l'hypermarché.
02:30 Donc c'est toutes ces choses très contradictoires qui se mélangent dans cet endroit.
02:35 Et c'est pour ça que ça m'a plu.
02:36 J'y ai passé un mois, c'était formidable.
02:39 - Alors vous choisissez des lieux et vous rencontrez des personnes qui racontent l'époque,
02:44 comme vous dites, mais ce qui lit chacun des articles,
02:47 quel que soit le lieu que vous choisissez,
02:49 c'est que vous écrivez sur des hommes et des femmes que l'on dit "ordinaire".
02:53 Pour quelle raison ?
02:55 - Parce que je pense que l'extraordinaire...
02:59 Alors c'est à la fois vrai et faux, c'est-à-dire que je suis parfois dans des situations extraordinaires.
03:03 Quand c'est le Covid, c'est extraordinaire.
03:05 Le terrorisme, c'était extraordinaire au sens propre du terme, c'est-à-dire hors de l'ordinaire.
03:10 La guerre en Ukraine, c'est aussi extraordinaire.
03:12 Donc tout ça et ça. Et ce qui me fascine dans ces situations-là,
03:18 c'est l'homme ordinaire confronté à l'extraordinaire.
03:20 C'est-à-dire c'est comment les gens se dépassent ou se laissent embarquer,
03:24 ou comment ça se passe quand tout un chacun, vous, moi,
03:28 se trouve tout à coup confronté à quelque chose de plus grand que lui, d'énorme,
03:32 qu'on appelle l'histoire, qu'on appelle la tragédie, qu'on l'appelle au contraire une très grande joie.
03:37 Tout ça m'intéresse.
03:40 - Alors écrire sur ce tout un chacun, sur vous, moi, ça suppose quelle responsabilité ?
03:46 Parce qu'il y a un journalisme qui peut enquêter sur des grandes figures économiques,
03:51 la politique, les artistes, etc.
03:53 Mais quand on décide, quand on choisit d'écrire sur vous, moi et plein d'autres...
04:00 - Et tous les gens ici. - Et tous les gens ici.
04:02 - C'est très compliqué parce que, évidemment, le journalisme est très intrusif.
04:06 Donc tout à coup, on pousse une porte où personne ne vous a jamais demandé de rentrer.
04:11 Donc c'est plutôt "vous êtes là, bonjour, je suis journaliste".
04:15 Pour celui qui est en face de vous, ce n'est pas une bonne nouvelle.
04:17 En général, on ne s'attend pas à un très bon moment quand un journaliste est en face de vous.
04:22 Et de moins en moins, on sait qu'il y a une forte crise de cette profession.
04:26 Donc c'est vrai qu'on va tendre à quelqu'un un miroir alors qu'il n'a rien demandé.
04:31 Vous allez donner votre avis sur qui il est, à quoi il ressemble, ce qu'il dit.
04:35 Et vous allez tripoter les phrases qu'il vous a données,
04:38 parce que vous parlez grosso modo une heure, vous gardez quatre phrases.
04:42 Donc c'est un exercice très compliqué à manier pour ne pas trahir ceux qu'on a en face de soi.
04:48 Et c'est vrai qu'avec le temps, j'ai un peu changé ma pratique,
04:53 c'est-à-dire que je passe beaucoup de moments à expliquer ce que je fais.
04:57 Donc à dire "voilà, on va parler longtemps, mais faites attention parce que tout ne va pas être là".
05:03 "Je vous interviewe, mais je ne vais pas faire votre portrait, donc ce ne sera pas forcément très long sur vous".
05:08 Donc je leur indique comment ça va se passer.
05:10 Je les fais un peu rentrer dans la cuisine, pour ainsi dire.
05:12 Et ensuite, la deuxième chose, c'est que...
05:15 Alors ça, c'est une chose... J'aurais hurlé si on m'avait dit de faire ça il y a dix ans.
05:20 Avant l'apparition, en général, j'appelle les gens et je leur dis "voilà".
05:24 Et j'aime cette expression parce que c'est vraiment...
05:26 "Voilà ce que je vous fais dire".
05:29 Et quand je dis "je vous fais dire", c'est que c'est sûr que si j'interviewe quelqu'un,
05:33 la phrase qu'il me dit ne sera jamais exactement la même que celle publiée.
05:37 Parce que le langage parlé, on le peigne, parce qu'il va rajouter...
05:42 Voilà, il va parler un peu trop longuement et vous avez un certain nombre de signes.
05:45 Donc tout ça est compliqué à comprendre et donc je veux qu'ils soient bien d'accord.
05:49 Et donc avant parution, je leur dis "ça paraît demain et voilà ce que vous allez dire".
05:54 Et ça apaise, en fait.
05:57 Même parfois quand on les met en situation compliquée, quand on les met en situation dure,
06:01 ça les apaise de savoir ce qu'ils vont dire et c'est assez rare qu'on fasse changer quelque chose.
06:06 Et rarement, à l'inverse des hommes politiques, on me dit "ah non, ça c'est pas possible, j'ai jamais dit ça", etc.
06:13 Ils sont beaucoup plus francs du collier.
06:15 - Mais pourquoi vous faites ça maintenant et pourquoi vous ne le faisiez pas avant ?
06:18 Pourquoi vous êtes mise à le faire, à faire cette démarche ?
06:22 - Parce qu'il y a une...
06:24 Je pense que notre métier ne s'est pas assez expliqué, pas assez dévoilé.
06:30 Je pense qu'il faut raconter aux gens comment on travaille, ce qu'on fait, pourquoi on les interviewe.
06:37 Et on ne l'a pas assez fait.
06:38 - C'est ce qui expliquerait la défiance que vous évoquiez ?
06:41 - Oui, j'en suis persuadée. En tout cas, ça en fait partie.
06:43 Et qu'il y a cette crise de confiance où...
06:45 Ouais, mais je vais dire ça.
06:47 Regardez, quand je suis allée sur ce fameux rond-point dont on parlait avec les Gilets jaunes,
06:51 la première heure s'est passée, j'étais debout au milieu de ce rond-point,
06:57 il faisait très froid et on m'avait mis très loin du bras zéro pour bien me montrer que c'était un bisoutage.
07:02 Et les gens me filmaient en me disant "parce que vous n'allez pas dire la réalité".
07:05 Et donc on vous filme pour dire "voilà, vous n'avez posé pour l'instant aucune question parce qu'ils ne le voulaient pas,
07:11 et vous allez tout inventer".
07:13 J'en dis "mais je ne vais pas faire ça".
07:15 Mais ils en étaient persuadés et je peux comprendre, c'est une vraie défiance.
07:19 Nous, journalistes, on a vraiment des pas à faire pour se rapprocher des gens qui nous lisent et qu'on interview.
07:26 Alors ce matin, ce n'est pas la voix d'un journaliste, mais d'un romancier que vous avez choisi de nous faire écouter.
07:31 C'est Georges Simenon qui a accordé des entretiens à André Parineau pour la radio diffusion française,
07:36 je dis ça parce que l'interview date du 23 décembre 1955.
07:41 On l'écoute.
07:42 J'essaye de mettre le lecteur dans le bain, c'est-à-dire de lui communiquer l'espèce de vibration que j'ai au moment où j'écris.
07:48 Il s'agit de la lui communiquer avec les mots les plus simples, avec les moyens les plus ordinaires.
07:54 En général, un écrivain essaye d'enrichir son vocabulaire, c'est même un conseil que l'on vous donne au collège,
08:00 enrichissez votre vocabulaire, etc. pour avoir toujours le mot juste.
08:04 Mais c'est très bien d'employer le mot juste, seulement si 90% de vos lecteurs ne le comprennent pas exactement dans le sens où vous l'employez,
08:11 à quoi ça sert-il ?
08:13 Il ne faut pas oublier que nous écrivons pour être lus.
08:15 J'essaye d'employer des mots qui aient le même sens dans 90 000 cervelles.
08:20 Vous comprenez ce que je veux dire ?
08:22 - Le micro était à vous, Cléronce.
08:24 - Oui, c'est vrai.
08:26 Sibnon, pour moi, est une source permanente de comment écrire.
08:32 C'est vraiment pour moi un maître, disons-le comme ça.
08:35 Et c'est vrai que c'est très frappant de voir que la plupart des gens ne comprennent pas un certain nombre de mots.
08:42 La classe politique, par exemple, quand elle s'exprime, la plupart des gens ne comprennent pas ce qu'ils se disent.
08:47 Et une chose m'avait beaucoup frappée en sortant d'un procès.
08:51 Les personnes avaient été condamnées.
08:53 Et je leur avais demandé "Vous avez été condamnée ?"
08:56 Ils n'avaient pas compris.
08:57 Ils se disaient "J'ai regardé mon avocate, elle pleurait, je me suis dit ça doit être grave."
09:00 Ils n'avaient pas compris la peine, les mots étaient tellement techniques,
09:04 qu'ils étaient de fait exclus de leur propre procès.
09:09 Et cet enjeu de vocabulaire, de façon de parler, de façon de s'exprimer,
09:13 il est vraiment au cœur des choses aujourd'hui.
09:15 - Mais au-delà de cette simplicité, de l'enjeu de vocabulaire,
09:19 vous disiez que Simonon c'était comme un maître d'écriture, pourquoi d'autre ?
09:23 Il y aurait d'autres raisons ?
09:24 - Ah oui, alors il y a une raison très forte, c'est un peu ce qu'on disait tout à l'heure.
09:28 Pour un journaliste, le danger, on l'a un peu expliqué, c'est ouvrir les guillemets.
09:32 C'est-à-dire qu'est-ce qu'on fait dire à quelqu'un ?
09:34 Est-ce qu'on le trahit ? Est-ce qu'on est au plus près de ce qu'il veut dire ?
09:37 Quand Simonon ouvre les guillemets, assez rarement, il faut dire,
09:41 tout le monde, et ça j'admire, des fois je me lis des dialogues seule chez moi,
09:46 - Ah oui ? - Oui, oui.
09:48 Tout le monde parle pareil, c'est-à-dire jeune, vieux,
09:52 pareil au sens vocabulaire, au sens tournoi grammatical,
09:55 dans n'importe quel pays, dans n'importe quel milieu social,
09:58 les dialogues se ressemblent tous.
09:59 Et pour moi c'est un formidable respect,
10:01 au sens où il ne va pas mettre des gros mots sous prétexte que l'un devrait être intruant,
10:07 ou avoir un langage châtié parce qu'il est de la haute bourgeoisie.
10:11 Et cette espèce de langage blanc, de langage comme ça tout simple,
10:17 je trouve ça magnifique et très respectueux, très digne par rapport à ceux qui le font parler.
10:22 - Alors je disais que dans ces articles qui sont réunis ici et d'ailleurs, ce recueil,
10:27 vous ne dites pas "je" en dehors de la préface.
10:29 Mais quelle est la place du style quand vous écrivez, quand vous prenez la plume ?
10:34 - Alors, moi j'ai une sale manie, c'est-à-dire il faut m'arracher les papiers,
10:40 donc je suis très bien en quotidien, parce qu'il faut rendre le papier à telle heure,
10:44 mais c'est des coups près, donc quand il faut le rendre à 8h, ce n'est pas 8h05.
10:48 Sinon je peux, pendant des heures, changer la virgule de place, faire...
10:53 Mais je ne suis pas une grande styliste,
10:58 c'est-à-dire j'ai plutôt tendance à enlever les adjectifs qu'à les rajouter,
11:02 j'essaie d'écrire simple aussi.
11:06 - Alors, enlever les adjectifs, d'accord, mais moi je trouve que votre style,
11:13 si je puis dire, votre plume, c'est aussi un sens du détail très aigu.
11:19 Vous racontez les sons, vous racontez les vêtements, vous racontez un papier peint.
11:25 Pourquoi vous accordez cette importance-là au détail ?
11:29 - Parce que je pense que souvent, c'est très révélateur.
11:32 Je vous donne un exemple, on était en Ukraine,
11:35 dans une Jeep avec des militaires qui allaient vers le front.
11:41 Ils étaient plusieurs, c'est le petit matin, il fait assez froid,
11:46 donc on était tous un peu silencieux.
11:49 Un des téléphones sonne, et celui qui sonne décroche la télé.
11:53 Et tout le monde fait "chut, taisez-vous, taisez-vous".
11:55 Et en fait, ce type passait un examen pour rentrer à l'université.
12:02 Et donc ce gars qui allait au front, qui était là tout arnaché,
12:06 passait avec une petite voix faible en disant
12:09 "oui, alors ça c'est un examen de grammaire ukrainienne, voyez la chose".
12:13 Et donc les tous autour lui soufflaient les réponses.
12:16 Et donc il était là, alors il dit ça.
12:19 À un moment, personne ne savait quoi dire, alors l'autre lui dit
12:22 "dis qu'il n'y a plus de réseau, t'as qu'à dire que..."
12:24 Donc il n'y a plus ça, etc.
12:26 - Ce qui est une situation cocasse, vu l'endroit où vous êtes.
12:29 - Exactement. Et surtout, ça me semblait très révélateur
12:31 de ce qu'est l'Ukraine et son engagement dans la guerre.
12:34 C'est-à-dire que le type raccroche, il dit
12:35 "enfin, vous êtes là, vous n'allez pas rentrer à l'université en septembre".
12:38 Et il a cette réponse que je trouve magnifique, il dit
12:40 "oui, mais si je ne vais pas à l'université,
12:43 qu'est-ce que je ferais quand la guerre sera finie ?"
12:45 Et je trouvais ça très fort, c'est-à-dire sur ce que pensent les Ukrainiens de cette guerre,
12:48 sur l'engagement qu'ils y ont,
12:50 et sur le fait de ne pas renoncer à la vie "normale" parce que c'est la guerre.
12:55 Et du coup, j'ai voulu raconter cette scène pour toutes ces raisons-là.
12:59 C'est-à-dire que je trouve que ça raconte l'Ukraine, voilà, tout simplement.
13:02 - Alors il y a évidemment vos observations, les notes que vous prenez,
13:05 mais quelle est votre matière ?
13:06 Est-ce que vous prenez des photos ? Est-ce que vous gardez des objets ?
13:11 - Je vous plains parce que là, vous tombez sur une maniaque.
13:14 Donc j'ai un carnet, alors c'est terrible, j'ai un tel carnet avec tel stylo,
13:18 telle façon de noter,
13:19 ah oui, oui, toutes les pages sont numérotées parce que sinon je ne m'y retrouve pas.
13:23 Donc c'est très maniaque.
13:26 Et maintenant, grâce au téléphone portable,
13:29 je prends des photos comme on prend des notes, quoi.
13:31 Je photographie la pièce sans aucune envie ni artistique ni journalistique,
13:36 simplement pour me souvenir justement de la couleur du papier peint.
13:39 Ça va plus vite, voilà.
13:41 - Est-ce que finalement, ce qui n'est pas le plus difficile,
13:45 ce sur quoi il n'est pas le plus difficile d'écrire, c'est justement le quotidien ?
13:50 - Ça, c'est vrai parce que les journaux, j'allais dire, ne sont pas faits pour ça.
13:53 Les journaux, ils sont faits pour terriblement la terre qui tremble en Turquie,
13:58 pour affreusement la guerre qui reprend en Éthiopie,
14:02 pour les gros titres et pour les situations dramatiques.
14:05 Donc là, tout ça, on sait faire, c'est-à-dire qu'on sait mettre des photos en une,
14:09 on sait mettre des titres terribles.
14:11 Voilà, c'est notre matière, si j'ose dire.
14:14 Le quotidien, on est là, un peu tout écrasé,
14:18 avec nos gros sabots, nos micros qu'on balade un peu partout.
14:23 Assez souvent, tout simplement d'être là et de tendre un micro,
14:26 on fait muter une situation, si vous voulez,
14:28 une situation toute simple, tout à coup, vous endez le micro,
14:30 c'est plus rien n'est normal, en fait.
14:32 Donc il faut savoir se faire oublier, et c'est certainement un exercice compliqué.
14:36 Et se faire oublier, c'est pas si facile pour les journalistes.
14:39 - Mais rendre compte du quotidien, vous en avez fait l'expérience avec le quai de Wistreham.
14:44 Parce que, à ce moment-là, vous vous êtes arrêté en tant que journaliste,
14:49 si je puis dire, pendant six mois, pour vous glisser dans la peau d'une femme de ménage,
14:54 qui nettoie des chambres d'hôtel, des bureaux, des ferries.
14:57 Et là d'ailleurs, vous dites "je", c'était pour toucher très concrètement ce quotidien,
15:01 vous avez fait ça, Florence Aubinard ?
15:03 - Pour toucher ce quotidien, et parce que je pense que c'est très compliqué
15:08 pour quelqu'un qui a ce type de métier, de dénoncer la situation.
15:12 C'est-à-dire que vous allez dire "oui, alors moi je travaille pour un patron, monsieur untel,
15:17 et voilà, il me paie mal, j'ai beaucoup d'heures de trajet,
15:21 les heures supplémentaires sont pas payées".
15:23 Je pense qu'après, si vous donnez votre nom, vous avez peu de chances de retrouver du boulot derrière.
15:27 Donc, je pensais que c'était compliqué pour elle de...
15:33 Je dis "elle" parce qu'il y a des hommes aussi, mais le "elle" est flatteur pour tout le monde.
15:37 Et donc, oui, je pense qu'il fallait assumer ce que je disais sous mon nom,
15:46 parce que pour elle c'était trop compliqué.
15:48 - Et cette expérience-là a changé votre vision sur votre métier ou pas ?
15:53 - Oui, c'est-à-dire que je pense que parfois, il faut partager davantage qu'on ne le fait
15:59 avec ceux qu'on interview ou avec lesquels on est.
16:03 C'est-à-dire qu'on ne peut pas tout simplement être là à taper la semelle en les regardant faire,
16:08 et en disant "ah, vous êtes femme de ménage, alors là vous nettoyez, c'est ça ce que vous faites, vous nettoyez ?"
16:13 Enfin, il faut participer, il faut donner de soi.
16:16 Et donc, là encore, je me suis mis quelques règles.
16:21 Je me suis dit "bon, maintenant, il faut que toutes les questions que je pose, je dois pouvoir y répondre moi-même."
16:28 Donc on peut me les retourner.
16:30 Donc moi je passe mon temps à demander aux gens ce qu'ils gagnent, donc je dois pouvoir répondre.
16:33 S'ils sont mariés, je dois pouvoir répondre.
16:35 Et donc je me dis qu'il faut qu'il y ait un échange possible,
16:40 qu'on puisse être au même niveau.
16:42 C'est-à-dire que je ne suis pas là en surplombant, c'est moi qui pose les questions.
16:46 - Est-ce que vous êtes arrivée de trop partager ?
16:50 Ou d'être trop impliquée ?
16:53 - Ça peut arriver, mais ce qui est terrible, c'est qu'on ne s'en rend pas toujours compte.
16:59 C'est-à-dire qu'on essaie de garder la distance.
17:03 Alors souvent, quand ça m'est arrivé, ça n'était pas grave, au sens où ça n'était pas...
17:10 Je n'ai pas... Je suis copinée avec un homme politique.
17:14 Je ne suis pas du tout une journaliste menacée par ça, tout simplement,
17:17 parce que ce n'est pas là-dessus que je travaille.
17:21 Je n'ai pas d'amis en politique, pas d'amis dans le monde économique.
17:24 Tout ça n'est pas mon monde.
17:26 Donc copiner avec des personnes qui font le ménage,
17:31 bon, ça ne me gêne pas, voire je le revendique.
17:36 (Musique)
17:40 - Ça va ?
17:42 - Oui.
17:44 (Rires)
17:46 (Musique)
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19:01 (Musique)
19:04 (Musique)
19:08 Tout qu'il pleuve, une rose fraîche Entremets dans neuf
19:12 Plongeons, saut de l'ange Du haut d'un rocher
19:21 Dans le ciel orange Je t'ai vu m'aimer
19:24 Qu'est-ce que tu fais?
19:30 Les cent prochaines années
19:36 Je te verrai bien
19:38 Qu'est-ce que tu fais?
19:42 Les cent prochaines années
19:48 Je te verrai bien
19:50 Les cent prochaines années
19:54 Et après on voit
19:57 Qu'est-ce que tu fais?
19:59 Qu'est-ce que tu fais?
20:24 Les cent prochaines années
20:29 Je te verrai bien
20:32 Les cent prochaines années
20:36 Et après on voit
20:40 Albin de la Simone, les cent prochaines années et ce matin, Florence Obna est dans Totémic en public.
20:46 Vous avez évoqué la guerre en Ukraine, Florence Obna, vous avez couvert plusieurs conflits et selon vous, en dehors du fait que celui-ci nous est proche, qu'est-ce qu'il aurait de particulier?
21:02 Ce qu'il a de particulier c'est qu'il est à la fois ancré dans une histoire et un passé qu'on pensait ne plus jamais sortir d'Emmanuel Scholler, c'est-à-dire que je ne pensais pas un jour parler de collaboration, parler d'occupation, parler de tranchée, utiliser ces mots-là, devoir couvrir une guerre d'artillerie en somme.
21:26 Et de territoire occupé, de gens qui rentrent, d'écoles incendiées, pour moi c'était la deuxième guerre mondiale et il y avait quelque chose de plus jamais ça.
21:36 Nous on était la génération des frappes chirurgicales, de la paix à tout prix, des poignées de main franco-allemandes.
21:41 Donc pour moi ça a été un vrai choc cette chose-là.
21:46 Et parallèlement à ça, c'est extrêmement moderne, c'est-à-dire qu'il y a des drones, il y a une guerre de contre-information, il y a cette espèce de guerre hybride très particulière qui est des cyber-attaques, tout ça.
22:03 Et donc ce mélange de choses futuristes et de choses très anciennes est vraiment particulier.
22:09 - Quand on écrit sur un conflit comme celui de l'Ukraine, ou sur le Rwanda, ou sur l'Algérie, ou sur un procès comme le procès d'Outreau, sur lequel vous avez beaucoup travaillé, on pense forcément au lecteur, j'imagine.
22:26 Quelle place vous accordez à ses émotions ? Aux émotions que vous pourriez lui supposer ?
22:31 - Du lecteur ? - Oui.
22:33 - Il y a du lecteur ?
22:35 - Miracle ! Je pense qu'il faut le ménager et le respecter.
22:46 Je vais donner un exemple assez compliqué.
22:51 C'est-à-dire que, par exemple, pour la guerre, il y a des situations cruelles. Parfois, on peut parler de crimes de guerre, de les évoquer, de raconter ce qui se passe, etc.
23:05 J'évite en particulier de rentrer dans les détails de cette cruauté, que ce soit d'ailleurs un procès aussi, qui sont souvent des faits divers, sanglants, terribles, de trop décrire.
23:18 Parce qu'il m'est arrivé une fois une histoire étrange où j'interviewais un prisonnier, peu importe.
23:27 Et ce prisonnier me dit "J'ai lu un article de vous qui racontait telle chose, etc. Un meurtre."
23:32 Et je me suis dit "Ah, c'est super tout ce sang, etc."
23:36 Et je me suis dit "Il y a des salopards, hommes ou femmes, qui lisent des articles et à qui ça plaît ? A qui la cruauté plaît ?"
23:44 Il y en a très peu, mais je ne leur ferai pas ce cadeau.
23:49 - Vous exercez votre métier depuis 37 ans, je crois.
23:54 À Libération d'abord, aux Nouvelles Observateurs ensuite, au Monde aujourd'hui.
23:59 Et ce qui a changé, bien sûr, c'est le regard qu'on porte sur vous.
24:03 Parce que vous avez été otage en Irak pendant 5 mois.
24:09 Et à l'issue de cette Libération, oui, ce regard, il a changé.
24:12 Comment vous faites avec ça aujourd'hui ?
24:14 Vous parliez du regard sur les journalistes.
24:16 Et vous, vous avez un statut particulier malgré vous.
24:19 - Alors, il y a deux choses qui pondèrent ça.
24:24 C'est-à-dire, en effet, on parlait de Kedwistriam et du fait que je m'étais inscrite à Pôle emploi
24:29 en masquant mon identité réelle, c'est-à-dire mon identité de journaliste,
24:33 mais avec mon nom, ma figure, j'avais juste mis une paire de lunettes en plus, enfin, rien de dramatique.
24:40 Et je suis arrivée.
24:42 Et pendant ces 6 mois, il y a eu, par exemple, le journal local et West France,
24:48 et il y a eu, par exemple, des articles sur les prises d'otages,
24:51 où il y avait ma photo, donc mon nom, ma tête, etc.
24:54 Une seule personne m'a reconnue.
24:56 Donc, la célébrité est quelque chose de relatif.
24:59 Donc, quand je rentre ici dans ce studio, tout le monde attend que je rentre.
25:03 Donc, effectivement, il n'y a pas de problème pour reconnaître.
25:06 Mais ça pondère.
25:09 Et donc, de temps en temps, je voyais des gens qui me regardaient les yeux un peu fermés en se disant
25:12 "J'ai dû la voir chez le Boucher, ou en boîte de nuit, ou quelque part.
25:17 Ils se demandaient où, puis ça passe."
25:20 Et donc, je crois que ça n'est pas si grave que ce qu'on dit.
25:25 C'est-à-dire qu'il en faut peu pour se faire oublier.
25:27 C'est ça que je veux dire.
25:29 Après, c'est sûr que ça existe, et qu'on y est parfois confrontés.
25:33 Bon, moi, je vous avoue que je suis plutôt reconnaissante à tout le monde.
25:39 Parce que sans cette...
25:43 Je n'ose pas dire "mobilisation", mais des gens qui ont lâché des ballons
25:48 pour qu'on soit libérés avec Hussein Hanoun.
25:51 Des gens qui ont pensé qu'il était urgent, un dimanche, d'aller manifester
25:54 plutôt que de rester tranquillement chez soi.
25:56 Je ne peux que leur dire merci.
25:59 Donc, si après, dans la rue, ils vous arrêtent, tant mieux.
26:02 Je dis merci.
26:04 Sans eux, je ne serais pas là.
26:06 Je leur dois beaucoup.
26:07 - Vous exercez aujourd'hui votre métier comme avant.
26:10 Mais ce métier, il a changé. On en a parlé.
26:13 Mais l'une des raisons pour lesquelles il a changé,
26:15 c'est avec, évidemment, l'arrivée des réseaux sociaux,
26:18 avec le fait que chacun, aujourd'hui, peut filmer une scène
26:21 qui va être récupérée et diffusée dans les journaux.
26:25 C'est-à-dire que l'immédiateté dans votre métier,
26:28 depuis que vous l'exercez, n'est plus un enjeu.
26:31 La course, la vitesse à l'info n'est plus un enjeu.
26:34 Alors, l'enjeu aujourd'hui, pour la journaliste que vous êtes,
26:38 ce serait quoi ?
26:40 - C'est vrai et c'est intéressant.
26:43 Parce que je me souviens de courses au scoop effrénées
26:46 quand j'ai commencé.
26:48 On avait cinq minutes d'avance sur le journal concurrent.
26:51 - C'était la compète ?
26:53 - C'était la compétition.
26:55 Ça ne nous tirait pas vers le haut, contrairement.
26:58 Ça pouvait être très moche, une compétition pour la formation.
27:02 Donc, on n'a pas beaucoup perdu.
27:05 Pour moi, je trouve que c'est une grande chance,
27:08 pour la presse écrite en tout cas, et pour beaucoup de médias,
27:12 parce que ça nous oblige à se réinventer.
27:15 On ne peut pas publier la même information
27:18 sous la même forme qu'il y a 20 ans, ou même 15.
27:21 Donc, on est obligé d'aller plus loin, de creuser davantage,
27:25 de faire des enquêtes, de faire plus long.
27:28 Pour moi, c'est une chance de réinventer le métier.
27:31 - Vous travaillez pour Le Monde, qui a été créé après-guerre, 1944.
27:36 Vous avez travaillé pour Libération, qui a vraiment incarné en France
27:40 les années 80 jusqu'au milieu des années 90.
27:43 Pour vous, est-ce qu'il y aurait un journal, aujourd'hui,
27:46 qui incarnerait l'époque ?
27:48 - Bien sûr qu'il y a des...
27:51 Je ne sais pas si c'est des journaux, mais il y a des formes de journalisme,
27:55 et de façon de s'exprimer.
27:58 Je pense, par exemple, à tous les podcasts qui existent,
28:01 qui sont une forme de journaliste autre.
28:04 Je trouve très intéressante, et justement, on parlait de dire-je,
28:08 de comment se comporter. Là, on est vraiment dans un autre journalisme.
28:12 Dire-je, à l'époque où j'ai commencé à écrire, c'était un péché mortel.
28:16 C'était impossible, il fallait s'effacer, etc.
28:19 Donc ça, ça a changé, et l'autre chose qui a changé,
28:22 et je trouve en bien les deux,
28:25 c'est que l'intime,
28:28 donc ma famille, ma vie,
28:31 mes expériences au boulot, le harcèlement dont je suis,
28:34 où je ne suis pas victime, etc.,
28:37 sont devenus une forme d'enquête.
28:39 Beaucoup de gens enquêtent sur eux-mêmes, sur les choses intimes des uns et des autres.
28:43 Avant, ça n'était pas considéré comme ça.
28:46 Et donc, je trouvais très intéressant que des grands prix de journalisme
28:49 soient donnés à des gens qui enquêtent là-dessus.
28:52 Et c'est, pour moi, vraiment du grand reportage
28:55 que d'explorer les rouages dysfonctionnants parfois de la famille.
28:59 Et je trouve ça formidable.
29:01 Et je trouve que cette génération-là, elle a porté ça, et elle a raison.
29:05 - On a commencé cette émission en parlant de votre découverte
29:08 et de votre plaisir du métier de reporter.
29:11 Est-ce que ce plaisir, il existera en vous pour toujours ?
29:16 - Alors, vous tapez sur la touche de mon angoisse, là.
29:21 Je me suis toujours dit, est-ce que...
29:23 Et si un jour j'en ai marre, est-ce que je le saurais ?
29:27 Et est-ce que tout le monde dirait "elle est encore là, celle-là" ?
29:30 Donc, il y a tout ça.
29:32 Et j'interviewais un journaliste italien,
29:36 Tiziano Terzani,
29:38 qui est un type formidable, qui avait couvert la guerre en Irak,
29:42 donc je vais le voir chez lui à Florence.
29:45 Et il avait arrêté d'être journaliste.
29:47 Et je lui dis... Alors, comment ça s'est fait ?
29:49 On a tout poussé, les cafés, les machins...
29:51 Je lui dis "quel jour, quelle heure, de quels mots ?"
29:54 Il a dit "c'était très simple, j'étais assis devant ma machine à écrire",
29:57 il était au Japon, il était en poste au Japon.
30:00 "J'ai commencé à écrire, et tous les mots que j'utilisais,
30:02 je les avais déjà utilisés, dans un autre ordre, parfois, etc."
30:06 Mais il a eu cette expression très belle,
30:09 qui était "j'avais l'impression d'une tasse à café cassée
30:13 dont je recollais les morceaux éternellement".
30:15 Et ce jour-là, j'ai dit "j'arrête".
30:18 Donc voilà, le jour où je casse ma tasse à café, j'arrête.
30:22 - Pour ce matin, vous avez choisi de lire les premières pages,
30:27 les premières phrases d'un roman paru en 1966,
30:30 signé d'un écrivain américain qui s'appelait Truman Capote.
30:33 C'est "Deux sangs froids". Avant que vous n'en fassiez la lecture,
30:36 j'aimerais que vous expliquiez ce choix, Florence Aubin.
30:38 - Oui, alors, entre le moment où je vous ai dit que j'allais lire Truman Capote,
30:42 j'ai gardé Truman Capote, mais j'ai changé les pages.
30:44 Donc j'ai plus pris les premières pages.
30:46 Et j'ai choisi "Deux sangs froids", d'une part,
30:49 parce que pour moi, c'est aussi un des grands livres,
30:53 et un des premiers à raconter, à faire ce qu'on appelle la non-fiction aujourd'hui,
30:57 et qui est l'idée de raconter les informations, l'actualité, peu importe,
31:02 la réalité comme un roman, sur les modes du récit,
31:05 avec les outils du récit, les outils de la littérature,
31:08 sans être de la littérature, sans être de la fiction, tout simplement.
31:11 Et j'ai changé les pages parce qu'en fait, je trouve très important à chaque fois
31:16 qui parle, c'est-à-dire, parfois, on raconte la même scène,
31:22 et si c'est la personne accusée qui la raconte, la personne victime qui la raconte,
31:27 le juge ou le policier, je prends des exemples caricaturaux, bien sûr,
31:30 c'est très différent. Et donc, le point de vue,
31:33 qui est en train de raconter cette scène, pour moi,
31:36 est une des plus grandes quêtes quand je fais un papier.
31:40 Donc, essayer de trouver la bonne personne pour raconter ce que je veux raconter.
31:44 Et donc là, la bonne personne que j'ai trouvée, c'est donc "De sangs froids" raconte
31:48 deux jeunes gens, SDF, un peu vagabonds,
31:52 qui tuent une famille entière, atrocement,
31:56 et qui sont arrêtés et exécutés.
31:59 Donc, ça raconte ce fait divers sur 500 pages,
32:02 et c'est un bouquin magistral. Et là, ils viennent de se faire arrêter,
32:06 dans l'extrait que je vais lire, et ils arrivent à la prison.
32:09 Et la personne qui raconte, alors, ils arrivent à la prison, on pourrait dire,
32:12 bon, ça va être raconté par un des deux, ça va être raconté par...
32:16 Et là, le choix de Truman Capote, il le raconte, c'est "ouvrez les guillemets",
32:20 par la femme du shérif qui les a arrêtés.
32:24 Et donc, c'est cette femme du shérif qui voit arriver les deux prisonniers
32:28 qu'elle va héberger dans la prison dont elle s'occupe.
32:31 Et donc, ce point de vue-là, pour moi, était fondamental.
32:35 Donc, je commence ? Allez-y.
32:37 L'après-midi qu'on les a amenés, j'avais fait six tartes aux pommes
32:40 et j'avais cuit du pain, sans perdre de vue ce qui se passait en bas sur le square.
32:44 La fenêtre de ma cuisine donne sur le square,
32:46 on ne pourrait pas avoir de meilleur point de vue.
32:48 Je suis peut-être mauvais juge en ce qui concerne les foules,
32:51 mais je dirais qu'il y avait bien plusieurs centaines de personnes
32:54 qui attendaient pour voir les garçons qui avaient tué la famille Clotaire.
32:57 Personnellement, je n'ai jamais rencontré un seul des Clotaire.
33:00 Mais d'après tout ce que j'ai entendu dire, ça devait être des gens très bien.
33:03 Ce qui leur est arrivé est difficile à pardonner.
33:06 Et je sais que Wendell, mon mari, était inquiet
33:09 et se demandait comment les gens allaient réagir
33:11 quand ils apercevraient Highcock et Smith.
33:13 Il avait peur que quelqu'un essaie de leur faire un mauvais sort.
33:16 Alors, j'avais un peu le cœur serré quand j'ai vu les voitures arriver,
33:19 quand j'ai aperçu les reporters,
33:21 tous ces journalistes se mettre à courir et se bousculer.
33:23 Mais à ce moment-là, la nuit était tombée,
33:25 il était 6h passé et il faisait un froid glacial.
33:28 Plus de la moitié de la foule avait abandonné la partie et était rentrée à la maison.
33:32 Plus tard, ils ont fait monter les garçons.
33:34 Le premier que j'ai vu était Highcock.
33:36 Il était blanc comme un linge.
33:38 Ensuite, ils ont fait monter Smith.
33:40 J'avais préparé un petit dîner pour leur servir dans leur cellule
33:43 du potage chaud, du café, des sandwiches et de la tarte.
33:46 D'habitude, on ne donne que deux repas par jour.
33:48 Mais je ne voulais pas que ces gars-là aillent se coucher l'estomac vide.
33:51 Il me semblait qu'ils devaient déjà se sentir assez mal sans ça.
33:54 Mais quand j'ai porté son dîner à Smith, sur un plateau,
33:57 il a dit qu'il n'avait pas faim.
33:59 Il regardait par la fenêtre, il me tournait le dos.
34:01 Je lui ai dit "Goutez au potage, il est aux légumes,
34:04 c'est pas du potage en boîte, je l'ai fait moi-même".
34:06 Je suis revenue chercher le plateau, à peu près une heure plus tard,
34:09 il n'avait pas touché une miette.
34:11 Il était toujours debout à la fenêtre.
34:13 Et puis je lui ai demandé s'il avait un plat préféré.
34:15 S'il en avait un, j'allais essayer de lui préparer le lendemain.
34:17 Il s'est retourné et il m'a regardé, d'un air méfiant,
34:20 comme s'il avait peur que je me moque de lui.
34:22 Puis il a dit quelque chose à propos d'un film.
34:24 Il parlait d'une façon si douce, presque un chuchotement.
34:27 Il voulait savoir si j'avais vu un film.
34:29 J'oublie le titre, de toute façon je ne l'avais pas vu.
34:31 Le cinéma, ça ne m'a jamais emballé.
34:33 Il a dit que ce film se passait dans les temps bibliques,
34:35 et il y avait une scène où un homme était précipité du haut d'un balcon,
34:39 jeté à une meute d'hommes et de femmes,
34:42 qui l'écharpait.
34:44 Et il a dit que c'était à ça qu'il avait pensé,
34:46 en voyant la foule sur le square.
34:48 On a causé un peu, il était très timide.
34:50 Au bout d'un moment, il a dit,
34:52 « Une chose que j'aime vraiment, c'est le riz espagnol. »
34:54 Alors je lui ai promis de lui en faire, et il a souri.
34:56 Eh bien, je me suis dit, c'était pas le pire jeune homme que j'avais jamais connu.
35:00 Ce soir-là, après m'être mise au lit,
35:02 c'est ce que j'ai dit à mon mari.
35:04 Mais Wendell a fait entendre un grognement.
35:06 Wendell a été un des premiers à arriver sur les lieux
35:08 après la découverte du crime.
35:10 Il a dit qu'il aurait bien aimé que je sois chez les clôteurs
35:12 quand ils ont trouvé les corps.
35:14 Alors j'aurais pu juger par moi-même à quel point M. Smith était gentil,
35:17 lui et son ami Heicock.
35:19 Il a dit qu'il pourrait vous arracher le cœur sans sourcier.
35:21 On ne pouvait pas le nier.
35:23 Pas avec quatre cadavres.
35:25 Et je suis restée tendue, éveillée,
35:27 à me demander si ça les troublait, l'un ou l'autre,
35:29 la pensée de ces quatre tombes.
35:31 Merci Florence Obna.
35:33 À partir de maintenant, ça n'est plus moi qui pose les questions.
35:35 Ça n'est plus moi, donc c'est vous, public de Totemic.
35:44 Allez-y, on vous écoute.
35:48 C'est toujours comme ça. Méfiez-vous parce que je peux parler longtemps.
35:50 Bonjour.
35:54 Déjà je veux dire que j'étais ravie de vous entendre.
35:56 Vous faites partie des journalistes, pour moi,
36:00 qui m'ont fait rêver depuis très longtemps.
36:02 Je suis avec Annie Cogent et la troisième qui vient de se greffer, moi,
36:06 sur mon panthéon de journaliste, c'est Vanessa Schneider.
36:08 Je me demandais si vous parliez de l'importance pour vous de parler du quotidien.
36:13 Et je me demandais si vous arriviez du mal à vendre ces sujets au sein de votre rédaction.
36:19 Est-ce que ça, ça intéresse vraiment les rédactions ?
36:23 Alors peut-être plus aujourd'hui.
36:25 Est-ce que vous avez eu du mal à vendre ces sujets ?
36:27 Je pense que, par exemple, "Qu'est-ce d'Ouest-Réam ?"
36:31 Ce livre sur les personnes qui font le ménage à Caen.
36:36 J'étais au Nouveau Observateur à l'époque.
36:38 Je suis persuadée que si j'avais dit, écoutez, je vais vous faire quatre pages,
36:41 ce qui n'est rien par rapport à un livre, sur les femmes de ménage à Caen,
36:44 je pense que je me serais fait envoyer bouler.
36:47 Mais vous avez raison, c'est devenu une préoccupation.
36:51 C'est-à-dire qu'il y a eu différentes étapes, les choses ont muté.
36:56 Et je pense que de personnes utiles, premier rang, deuxième ligne, quatrième, etc.,
37:04 gilets jaunes, toutes ces choses ont fait que, tout à coup, on a regardé autrement les gens du quotidien.
37:11 Et je m'en félicite.
37:13 Une autre question.
37:15 Bonjour, Florence Aubenas.
37:20 Est-ce que les gens du quotidien, ils ne sont pas plus réels et vrais que nos politiques ?
37:26 Je pense que tout le monde est réel.
37:29 C'est malheureusement une constatation...
37:32 Dans le sens...
37:34 Alors, je n'ai pas pris de mon mot, je suis désolée.
37:36 Non, mais je vois ce que vous voulez dire.
37:38 C'est-à-dire, c'est sûr, et si je devais tracer une ligne de partage entre les deux,
37:44 comme journaliste, bien sûr, c'est les uns ont la communication pour métier,
37:49 les politiques, les grands chefs d'entreprise, tout un tas de personnes,
37:54 c'est les professionnels de la communication.
37:56 Donc, à eux, je vous disais tout à l'heure que je relisais les choses,
37:59 à eux, je ne relis pas, parce que c'est leur métier, ils n'ont qu'à savoir ce qu'ils disent.
38:02 En revanche, la plupart des gens que j'interview n'ont jamais été interviewés,
38:07 ne seront peut-être jamais plus interviewés,
38:09 et la communication n'est pas leur métier.
38:11 Et pour moi, la différence est celle-là, c'est-à-dire que ce qu'ils disent,
38:14 en effet, n'est pas calculé, ils ne sont pas là pour soigner une image,
38:19 ils sont là pour répondre tout simplement à la question.
38:23 Je vais vous donner par exemple un exemple.
38:26 Je demande souvent combien les gens gagnent,
38:30 parce que je fais beaucoup de reportages sociaux,
38:33 et à une personne, je lui dis "combien vous voudriez gagner ?
38:37 Combien vous pensez que vous seriez à l'aise ?"
38:39 Il me dit "je ne gagne pas assez, etc."
38:41 Alors il réfléchit, il me dit "1800 euros", c'est très précis.
38:46 Je lui dis "1800 euros, oui, non 2000."
38:49 Et puis après il réfléchit, il continue, et il me dit
38:52 "ouais parce qu'au-delà, je ne vais quand même pas manger des steaks en or."
38:55 Et pour moi, tout est dit, c'est-à-dire tout est dit sur ce dont on a besoin,
38:59 comment on voit les choses, et ça, un homme politique ne vous parlera jamais comme ça.
39:04 Une dernière question.
39:07 Bonjour. Je crois que 10 ans séparent votre livre en France et ce nouveau livre,
39:15 et c'est deux livres dans lesquels vous prenez la température d'un pays,
39:18 et puis vous dépassez les frontières,
39:20 et je me demandais si quelque chose avait retenu votre attention entre ces deux époques,
39:24 si vous avez constaté des évolutions dans les mentalités ?
39:28 C'est vrai, c'était un recueil également en France, alors qu'il n'était qu'en France,
39:33 là c'est ailleurs aussi.
39:35 Ce qui m'a beaucoup frappée, quand on regarde tout à coup ce qu'on a écrit
39:40 pendant de 2015 à maintenant, on a une espèce de vertige,
39:45 comment j'ai pu écrire ça, c'est nul, enfin bon.
39:48 Passer ces constatations, on se dit quelle était la couleur de l'époque qu'on a traversée,
39:52 qu'est-ce que c'était, etc.
39:53 Et ce que je trouve très frappant, c'est qu'à tous les moments, à toutes les étapes,
39:58 le même mot, à tort ou à raison, est toujours sorti.
40:01 C'était toujours la guerre.
40:03 C'était la guerre contre le terrorisme, c'était la guerre contre le Covid,
40:05 c'était la guerre contre les gilets jaunes sur les places de Paris,
40:08 ou c'était la guerre en Ukraine.
40:10 La guerre contre le virus.
40:12 Donc il y a eu à chaque fois ce mot qui montait de plus en plus.
40:22 Et j'ai trouvé ça très frappant.
40:24 J'ai trouvé qu'on passait d'un pays pas très content
40:30 à un pays qui régulièrement se sentait en guerre,
40:33 et finalement à une guerre à quelques milliers de kilomètres de chez lui.
40:39 Et je trouve ça très frappant.
40:42 Je trouve qu'on vit des temps très troublés, très compliqués,
40:44 beaucoup plus compliqués que quand j'ai écrit en France.
40:47 Et c'est notre défi à nous tous de savoir les affronter,
40:53 de les faire tête haute, si je puis dire.
40:56 Merci d'être venu répondre à nos questions pour Totem X ce matin, Florence Obna.
41:01 Ici et ailleurs, recueil de près de 50 articles que vous avez écrits
41:04 pour le journal Le Monde entre 2015 et 2022.
41:08 Et publiés par les éditions de l'Olivier, je précise que vous serez à la librairie Loiseau-Siffleur à Valence le jeudi 2 mars,
41:14 à la Fête du Livre de Bron le vendredi 3 mars,
41:17 à la librairie Le Squar à Grenoble le mardi 7 mars,
41:20 et à la librairie Luciole à Vienne le mercredi 8 mars.
41:24 Florence Obna en tournée. Merci encore.
41:26 Merci à vous.
41:35 Lola Costantini, réaliste Totemic et aujourd'hui c'était avec Théo de Lobader et Rémi Sistiaga pour la vidéo et la prise de son.
41:42 Perrine Malin, je programme l'émission.
41:44 Ilinkan et Goulesko assurent les recherches de documentation avec Marius Series.
41:48 Et JB Audiber prend soin de la musique.
41:50 La semaine prochaine, je vous confie à la voix d'Eva Bester.
41:54 Et c'est André Dussoulier qui sera à son micro.
41:56 Rendez-vous pour ma part dans 10 jours.
41:58 Et d'ici là, souriez, c'est vendredi.

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