Chroniqueur: Maud Deschamps
Maud Deschamps reçoit Florence Aubenas, grand reporter, journaliste au Monde, écrivaine, ancienne otage en Irak qui présente son nouveau livre « Ici et ailleurs » aux éditions de l'Olivier, un recueil de cinquante articles qu'elle a publié entre 2015 et 2022.
Maud Deschamps reçoit Florence Aubenas, grand reporter, journaliste au Monde, écrivaine, ancienne otage en Irak qui présente son nouveau livre « Ici et ailleurs » aux éditions de l'Olivier, un recueil de cinquante articles qu'elle a publié entre 2015 et 2022.
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00:00 Bonjour Florence Obna, merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation.
00:03 Alors vous êtes grand reporter, on vous a lu pendant un long moment
00:07 dans les colonnes de Libération, maintenant c'est dans Le Monde que vous opérez.
00:10 Vous êtes également écrivaine, vous avez été otage,
00:14 c'était en 2005 en Irak, on s'en souvient.
00:16 Et donc aujourd'hui vous revenez avec ce livre "Ici et ailleurs".
00:20 Dans la préface du livre, vous dites que si vous publiez ce recueil,
00:24 c'est pour, je cite, "garder en mouvement ses visages et ses lieux".
00:27 Ça veut dire quoi ?
00:29 C'est vrai qu'on rencontre des personnes chaque fois qu'on fait un reportage.
00:34 Et moi les gens que je rencontre sont en général,
00:37 allez, des gens qui n'ont pas de service com,
00:40 des gens qui vont à Journaliste pour la première fois,
00:42 des gens qui tout à coup sont ébahis de se retrouver confrontés à un événement extraordinaire,
00:47 que ce soit une immense manifestation, que ce soit un tremblement de terre, que ce soit une guerre,
00:52 et qui tout à coup se retrouvent projetés comme ça dans une situation qu'ils n'auraient jamais imaginée.
00:58 Et ces gens-là, j'aime leur laisser cet espace, comment parler,
01:04 comment exprimer ce qu'ils sont en train de vivre.
01:07 Et voilà, c'est ça que j'aime faire dans mon métier.
01:09 Ce livre, c'est un recueil de 50 articles que vous avez publiés entre 2015 et 2022.
01:14 Donc on traverse la France, mais aussi le monde de ces sept dernières années.
01:19 Qu'est-ce qui a changé selon vous ?
01:21 Ce qui a changé, je pense, c'est la couleur de ce qu'on vit.
01:26 Je n'ose pas dire la couleur de l'époque, et cette couleur est devenue grave,
01:31 elle est devenue trouble, elle est devenue un peu tragique.
01:34 C'est-à-dire que ce qui m'a frappée, quand on relit ses propres articles,
01:38 puisque le principe, c'est celui-là, c'est qu'on a un coup d'œil dans le rétro,
01:42 et on reprend tout, alors parfois on a honte, on se dit "comment j'ai pu écrire ça ?"
01:46 - Ah oui ? - Oui, bien sûr.
01:48 Et donc voilà, il y a cette espèce d'effet comme ça, de retour sur son propre travail.
01:53 Et là, ce qui m'a frappée, c'est qu'à beaucoup de moments est revenu des termes,
01:57 le mot "guerre" par exemple.
01:59 Et le mot "guerre" qui est revenu parce que les périodes dont on parle,
02:02 c'est celle du terrorisme, c'est celle du Covid, c'est celle de la guerre en Ukraine.
02:07 Et à chaque fois, pour des raisons très différentes,
02:09 mais à chaque fois où on l'a vécu très intensément, ce mot est revenu.
02:15 Et pour moi, c'est ça, c'est cette espèce de montée tragique
02:17 vers ce qu'on connaît aujourd'hui en Europe.
02:19 On parle beaucoup aujourd'hui de la radicalisation de certains mouvements sociaux,
02:22 je pense à l'écologie par exemple.
02:23 Ce sont des choses que vous avez senties monter sur le terrain ?
02:27 On le sentait monter.
02:31 Alors, certains mouvements comme les Gilets jaunes par exemple,
02:33 qui est un mouvement qui a surgi et que personne n'avait vu venir,
02:38 et qui était, qui vraiment a donné sa couleur jaune à la France pendant une bonne année.
02:45 C'est vrai pour l'écologie aussi, c'est-à-dire que pendant un moment,
02:49 j'ai suivi l'affaire d'un agriculteur qui est…
02:54 Jérôme Laronze.
02:54 Exactement.
02:55 Vous lui avez consacré une série d'articles, on va le voir en photo.
02:57 Vous pouvez nous rappeler justement l'histoire tragique de cet agriculteur ?
03:00 C'est un agriculteur qui reprend une exploitation familiale,
03:04 donc qui a priori fait de la viande charolaise dans le charolais,
03:07 donc c'est vraiment quelque chose de très traditionnel.
03:09 Et petit à petit, justement avec l'époque, il dit "mais non,
03:12 je vais donner moins de médicaments aux animaux".
03:16 Il se tourne vers une agriculture de plus en plus naturelle, bio,
03:21 "je vais laisser les bêtes à l'État dans le pré", c'est-à-dire moins les rentrer.
03:26 Il y a toute cette démarche vers une agriculture autre.
03:30 Et dans cette démarche-là, il se radicalise aussi vis-à-vis de l'administration
03:34 et vis-à-vis des normes européennes.
03:36 Il veut échapper au contrôle ?
03:37 Il veut échapper au contrôle et finalement les gendarmes viennent,
03:41 il s'enfuit et dans une poursuite tragique, il est tué par des gendarmes.
03:46 Et donc c'est vrai qu'il y a ce côté-là, ce côté…
03:49 Il a symbolisé ça, il a symbolisé une…
03:53 Une forme de radicalisation.
03:54 Oui, contre les normes, contre l'Europe, contre…
03:57 Vous évoquiez les Gilets jaunes justement,
03:59 cet ouvrage il est jalonné de rencontres, de portraits.
04:01 Moi je pense à Coralie, cette jeune femme que vous avez rencontrée sur un rond-point,
04:06 qui est gilet jaune.
04:07 Évidemment la question du pouvoir d'achat est au centre de ces inquiétudes.
04:11 Elle s'inquiète notamment du prix du gasoil qui était à 1,39€ à l'époque.
04:14 On est en 2018 aujourd'hui, ça fait presque rêver.
04:17 Vous avez des nouvelles justement de Coralie et de tous ces autres Gilets jaunes
04:21 avec qui vous avez passé du temps ?
04:22 Alors oui, je suis retournée plusieurs fois à…
04:25 Ça se passe à Marmande, et donc c'est à côté de Bordeaux,
04:28 j'y suis retournée plusieurs fois.
04:30 Et c'est vrai qu'on se demande toujours qu'est-ce qui va se passer, comment…
04:36 Et les Gilets jaunes avaient ceci de très particulier,
04:38 c'est-à-dire qu'il y avait une organisation très horizontale.
04:40 Et donc peu d'entre eux voulaient un chef,
04:44 ce qui était d'ailleurs le malheur des journalistes,
04:46 qui disaient "mais qui est-ce qui vous commande,
04:48 qu'est-ce qu'on peut interviewer, etc."
04:49 Il n'y avait pas de porte-parole.
04:50 Il n'y avait pas de porte-parole, exactement.
04:51 Et donc là maintenant, chacun est un peu parti de son côté.
04:55 Pour moi c'est resté un mouvement très fort,
04:58 et qui chemine de manière souterraine en France,
05:00 et qui je pense, un jour ou l'autre, d'une autre manière certainement,
05:04 réapparaîtra, j'en suis sûre.
05:06 Florence Sauvenas, ce qu'on constate dans le livre,
05:08 c'est que vous passez aussi bien de la guerre en Ukraine,
05:11 aux Gilets jaunes, à un Ehpad, vous avez suivi le confinement.
05:15 Non, c'est que vous n'avez pas de terrain de prédilection.
05:17 Qu'est-ce qui fait qu'il va y avoir une histoire,
05:19 et vous dites "celle-là, je vais la raconter".
05:22 C'est qu'on a l'impression qu'à un moment,
05:24 on parlait de Jérôme Laronze,
05:25 que quelqu'un, une histoire, une personne,
05:29 va symboliser quelque chose qui travaille la société,
05:34 qui travaille l'opinion publique.
05:37 Et les Ehpad, c'est vrai, il y a plusieurs années,
05:40 il y avait quelque chose de très fort qui était,
05:42 dix femmes, au bord d'un rond-point,
05:45 dans une ville française, à côté de… dans le Doubs,
05:52 et donc ces dix femmes m'appellent en disant "voilà, on fait une grève".
05:55 Elles faisaient la plus longue grève de France.
05:58 Et je me dis "c'est pas possible".
05:59 Et elles racontaient ce quotidien très dur.
06:02 Je me souviens, le journal avait écrit à l'époque,
06:04 "on ne met pas les gens au lit, on les jette".
06:06 – Et c'était l'amorce de tout ce qu'on a vu après sur les Ehpad.
06:08 – Et c'est l'amorce de tout ce qu'on a vu après, exactement.
06:09 – Est-ce que parfois vous avez l'impression de raconter la même histoire,
06:13 après toutes ces années de reportage, toutes ces années de terrain ?
06:16 – Non, et je dois dire, je suis grand reporter,
06:20 et vous le dites, je passe d'une histoire à l'autre, d'un pays à l'autre,
06:24 et c'est vrai que c'est le cœur de mon métier.
06:26 Et j'ai peur un jour, c'est une angoisse quand on est grand reporter,
06:29 en tout cas c'est la mienne, je me dis,
06:31 est-ce que j'aurai encore envie demain de partir ?
06:33 Parce que, et je me dis, moi je n'ai aucune envie que ça s'arrête,
06:35 je vous le dis tout net.
06:36 – Si vous n'avez plus envie, vous faites quoi ?
06:38 – Alors, j'ai interviewé un vieux journaliste qui avait plus de 80 ans,
06:43 et je lui ai dit "comment tu as su on se tutoyait ?"
06:46 C'était un journaliste italien qui s'appelle Tiziano Terzani,
06:48 qui était le premier envoyé spécial en Chine, pendant la Chine de Mao.
06:52 Et donc je lui ai dit "mais comment tu as su ?"
06:53 Et il a dit "un jour, comme ça, j'ai pris mon ordinateur,
06:57 et j'ai commencé un article, et je me suis dit
06:58 tous les mots je les ai déjà utilisés".
07:01 – C'est une bonne image.
07:03 – Voilà, et donc ils sont usés, et je me suis dit "il faut que j'arrête".
07:08 Et je pense ça, je pense qu'un jour, si pour parler de quelqu'un,
07:11 j'utilisais un mot pour un autre, c'est qu'il faut que j'arrête.
07:13 – En tout cas, vous n'avez pas encore utilisé tous les mots
07:15 pour notre plus grand bonheur, Florence Obna,
07:17 merci beaucoup d'être venue nous voir.
07:18 Je rappelle le titre de votre livre "Ici et ailleurs",
07:21 et c'est aux auditions de l'Olivier, merci à vous.