Chloé Morin : "On est dans le culte de la petite phrase, on n'a plus le temps des arguments"

  • l’année dernière
Chloé Morin, politologue, auteure de "On aura tout essayé" (Fayard), est l'invitée de 7h50. Elle y pose la question de la dégradation du débat public.

Retrouvez les entretiens de 7h50 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50
Transcript
00:00 4h47, Léa Salamé, votre invitée ce matin est politologue, spécialiste de l'opinion publique.
00:05 Bonjour Chloé Morin.
00:07 Bonjour.
00:07 Merci d'être avec nous ce matin.
00:08 Vous venez de publier un essai qui résonne furieusement avec l'actualité politique
00:12 et parlementaire du moment.
00:13 Bouillante, étonnante, affligeante, disent certains.
00:16 Dans « On aura tout essayé » chez Fayard, vous vous demandez en substance pourquoi la
00:20 France n'est pas gouvernable, pourquoi les politiques ne sont pas au niveau et pourquoi
00:24 toutes réformes tournent-elles quasiment systématiquement au psychodrame dans notre pays.
00:30 Alors réponse.
00:31 Vous avez une minute.
00:34 Le constat que j'ai fait au départ c'est que les Français sont de plus en plus nombreux
00:38 à se dire « on a essayé la droite avec Nicolas Sarkozy, on a essayé la gauche avec
00:41 François Hollande, on a essayé ni droite ni gauche ou et droite et gauche avec Emmanuel
00:46 Macron et on est toujours déçus, on a l'impression que la politique ne change rien.
00:49 Pire, on a l'impression d'un déclassement terrible, voire d'un sentiment d'humiliation
00:54 quand on voit le spectacle des débats à l'Assemblée.
00:57 Et la question c'est est-ce qu'on a tout essayé ? Et est-ce que finalement ce qui
01:02 nous reste pas à essayer c'est uniquement le Rassemblement National ?
01:05 C'est ce que pense Marine Le Pen d'ailleurs qui vous l'a dit parce que votre livre se
01:08 base sur une série d'entretiens d'une trentaine de personnalités politiques dont
01:11 Marine Le Pen que vous interrogez et qui vous dit en gros « je ne vois pas comment ça
01:14 ne va pas se finir par nous, on est les seuls qui l'ont pas essayé ».
01:17 C'est un récit qu'elle a réussi à imposer de manière très forte et c'est vrai que
01:23 c'est une mécanique assez inéluctable qu'il est difficile de démonter.
01:29 C'est pour ça que moi je suis allée voir des dirigeants ou des gens qui ont déjà
01:31 dirigé ou qui aspirent à diriger ce pays et je leur ai posé la question qu'est-ce
01:35 qui bloque, qu'est-ce qui ne marche pas, pourquoi est-ce qu'on a tellement besoin
01:39 de réforme et pourquoi est-ce qu'on n'y arrive pas, pourquoi on n'arrive pas à réformer
01:42 les services publics alors qu'on sait tous qu'ils sont dans un état d'élabrement
01:45 terrible, pourquoi est-ce qu'on n'arrive pas à s'aborder la question climatique.
01:51 Et j'ai essayé de donner dans ce livre du temps à mes interlocuteurs pour parler
01:56 parce qu'un des constats qu'ils font c'est que le débat public se dégrade, qu'on
02:00 n'a plus le temps, qu'on est dans le culte du buzz et de la petite phrase et qu'on
02:04 n'a plus le temps de poser des arguments.
02:05 D'ailleurs la meilleure réponse c'est Edouard Philippe qui vous la donne, il vous
02:08 dit « mes enfants me disent, vous n'arrivez pas à vous accorder sur la réforme des retraites
02:12 alors même que c'est un problème dont on connaît les données depuis longtemps,
02:15 comment arriverez-vous à régler le sujet climatique ? »
02:17 C'est le drame du moment, quand on voit le spectacle à l'Assemblée on pourrait
02:24 en rire, on pourrait se dire « c'est pas grave, c'est du folklore, finalement on
02:27 est un pays avec une culture politique violente et tout ça n'est pas grave, ça a toujours
02:32 existé ». Le problème c'est qu'on vit un moment particulier où on sait qu'il
02:35 nous reste quelques mois, quelques années à peine pour prendre des décisions importantes
02:39 pour changer radicalement nos modes de production, de consommation, de transport et arriver à
02:44 éviter le pire pour nos enfants dans 20 ans, 30 ans.
02:48 Et c'est précisément à ce moment-là que les responsables politiques bloquent le
02:54 système et ne sont pas à la hauteur.
02:57 D'ailleurs dans mon livre j'ai aussi fait des sondages et c'est frappant, 76% des
03:01 Français disent que les responsables politiques sont les premiers responsables du marasme
03:05 dans lequel nous sommes.
03:06 Je vais vous interroger sur ce qui s'est passé à l'Assemblée nationale, mais si
03:09 on fait une radiographie de ces dernières semaines, de cette réforme des retraites
03:13 qui a tellement de mal à passer.
03:15 D'abord du côté du gouvernement et d'Emmanuel Macron.
03:17 La réforme des retraites avait été annoncée pendant la campagne, elle faisait partie du
03:21 programme du candidat Macron.
03:23 Elisabeth Borne a consulté les forces politiques et syndicales pendant tout le mois de décembre,
03:27 elle a présenté son texte le 10 janvier.
03:29 Sur le papier, le gouvernement devait faire passer cette réforme comme une lettre à la
03:33 poste, en tout cas ce que nous disaient les ministres qui comptaient aussi sur la résignation
03:37 des Français.
03:38 Et puis boum, tous ces délités, forte mobilisation dans la rue, une communication du gouvernement
03:42 qui se grippe sur les femmes, sur les 1200 euros.
03:44 Qu'est-ce qu'ils ont raté ?
03:46 Je pense que c'était une mission impossible.
03:48 C'est-à-dire qu'il y a tous les éléments que vous avez rappelés qui ajoutent de la
03:53 confusion à la confusion.
03:54 Mais à l'origine, les conditions mêmes de l'élection d'Emmanuel Macron posent problème.
03:59 C'est-à-dire que nous avons des institutions aujourd'hui qui ne donnent plus assez de
04:03 forces politiques au président de la République élu pour mener à bien des réformes au-delà
04:08 de six mois.
04:09 Mais pourquoi ? A cause de l'abstention ? A cause de quoi ?
04:11 En partie à cause de l'abstention, vous avez raison.
04:13 Parce que c'est comme l'histoire du bateau avec le gouvernail.
04:18 Si le gouvernail est tout petit, vous avez du mal à naviguer.
04:21 Et là aujourd'hui, le gouvernail, c'est un nombre d'électeurs de plus en plus restreint.
04:25 Et ça, c'est un élément extrêmement important puisque tous ceux qui n'ont pas voté, forcément
04:30 si ça se trouve, ils auraient voté quelque chose d'autre.
04:33 Ils n'auraient pas soutenu ce président, pas soutenu cette réforme des retraites.
04:36 Et donc c'est un élément important.
04:38 Mais au-delà de ça, ce qui est très frappant, c'est que tous les responsables politiques
04:42 vous disent "nos institutions ne sont plus adaptées".
04:44 Elles ne sont plus adaptées parce qu'elles n'intègrent pas les générations futures,
04:48 parce qu'elles n'intègrent pas tous les abstentionnistes, parce qu'on vote tous les
04:52 cinq ans et que mine de rien, on a besoin de temps de respiration démocratique entre
04:57 les élections pour relégitimer.
04:59 Et au final, on fonctionne dans un système où le président de la République concentre
05:04 énormément de pouvoir.
05:05 On fait tous comme si le président de la République était extrêmement puissant.
05:09 Alors qu'en fait, il ne l'est plus.
05:12 Il est élu sur la base d'un électorat de premier tour assez restreint.
05:16 Et puis on sait bien qu'au second tour, il est élu par défaut, notamment face à Marine
05:22 Le Pen.
05:23 Il n'est pas toujours élu par défaut.
05:24 Pas toujours, non.
05:25 Hollande contre Sarkozy, ce n'était pas une élection par défaut.
05:29 En effet.
05:30 Mais là, en l'occurrence, du coup, ça veut dire qu'à part ceux qui auront voté Emmanuel
05:36 Macron, les autres auront une lecture de cette élection bien différente.
05:40 Et il le rappelle aujourd'hui, chaque fois qu'ils vont manifester.
05:42 Nous ne vous avons pas élu pour ça.
05:44 Et à partir de là, le gouvernement peut faire ce qu'il veut.
05:47 Il aura une majorité au Parlement.
05:49 Et lui répond, j'ai été en tête au premier tour.
05:51 Bien sûr.
05:52 C'est la réponse d'Emmanuel Macron.
05:53 Bien sûr.
05:54 Mais c'est bien pour ça que ce n'est pas la faute ni des opposants ni du gouvernement.
05:56 En l'occurrence, c'est un sujet d'institution.
05:58 Et puis, les oppositions, Maxence le rappelait, 73 heures de débat à l'Assemblée nationale.
06:03 Un texte qui est passé sans vote, dans une cacophonie presque totale, avec des invectives,
06:07 des suspensions de séance, des échanges virulents, un ministre qui se fait traiter
06:09 d'assassin.
06:10 Quelle image a donné la représentation nationale pendant ces deux semaines ? Comment les Français
06:15 vont juger tout ça ? Vous le dites, on n'a pas de mémoire politique.
06:18 Ça a toujours existé, la violence à l'Assemblée nationale.
06:20 Mais là, est-ce qu'il y a quelque chose de particulier ?
06:22 Ça donne une image désastreuse.
06:24 Vous m'avez reçu pour mon précédent livre, où j'essaye de défendre les politiques.
06:28 C'est compliqué, quand on voit ces images, de défendre les politiques.
06:31 Pour autant, je continue à penser qu'ils sont nécessaires et que les majorités sont
06:35 compétents.
06:36 Mais là, c'était vraiment lamentable et désastreux.
06:38 Et les Français ont raison de se dire que leurs responsables politiques, dans le moment,
06:43 ne sont pas au niveau.
06:44 Vous les avez trouvé nuls, par exemple ?
06:47 Moi, je pense qu'il y a une baisse du niveau des responsables politiques.
06:50 Et disons que c'est d'autant plus frappant aujourd'hui qu'avec les réseaux sociaux
06:56 et les chaînes d'information en continu, l'hystérie envahit tout.
07:00 C'est-à-dire que très vite, dès que vous avez un esclandre, ça se diffuse partout,
07:05 on ne parle que de ça et on oublie les débats de fond.
07:08 La baisse du niveau des politiques, elle est dénoncée par tous les intervenants, quasiment,
07:14 dans votre livre.
07:15 Il parle même de médiocrité.
07:16 Laurent Berger l'explique, cette baisse du niveau, par la baisse du niveau intellectuel,
07:21 le manque de travail intellectuel de nos dirigeants.
07:23 Il vous dit "Vous aviez autrefois à gauche des Mitterrands, des Rocards, des Chevenemans
07:27 qui pesaient, et à droite des Chirac, des Juppé, des Séguin.
07:29 Chacun avait ses défauts, mais nous avions des poids lourds devant nous, avec de l'expérience,
07:34 de la réflexion et de la culture."
07:36 Ça, c'est sûr que c'est fini, ça.
07:39 Vous en croisez sans doute quelques-uns le matin, mais à mon avis, c'est de plus en
07:44 plus rare et c'est d'autant plus dramatique.
07:47 En fait, c'est précisément maintenant qu'on a besoin de leaders qui nous donnent à voir
07:51 ce que sera la société demain.
07:53 Et donc forcément, je pense que dans ce moment-là, il faut rappeler que l'engagement politique
07:59 est nécessaire et il faut peut-être essayer de faire en sorte que l'engagement politique
08:02 soit moins compliqué.
08:04 Ça veut dire quoi ?
08:05 C'est-à-dire par exemple, la transparence qu'on leur impose sur leur vie privée, sur
08:11 leur patrimoine.
08:12 Vous la trouvez excessive, la transparence, c'est ce que vous disiez déjà dans votre
08:14 ancien livre.
08:15 Oui, je la trouve excessive.
08:16 Vous avez répondu d'ailleurs à Jean-Luc Mélenchon il y a deux jours sur Twitter.
08:19 Il se faisait épingler parce qu'il serait soi-disant millionnaire et lui, son réflexe
08:24 est de dire "Regardez mes petits copains, ils sont encore plus riches que moi".
08:28 Je pense que ce n'est pas ça le bon réflexe.
08:30 Le bon réflexe, c'est de dire qu'un élu ne doit pas profiter de l'argent public, il
08:34 ne doit pas évidemment s'enrichir illégalement.
08:36 Ça doit être contrôlé très strictement par la haute autorité de la vie publique.
08:40 Mais pour ce qui est de son argent, de là où il met ses enfants à l'école, de la
08:45 marque de sa voiture, ça ne nous regarde pas et ça ne devrait pas nous regarder.
08:48 Ce qui est nouveau, c'est aussi que la stratégie des insoumis a été critiquée ces derniers
08:53 jours, non seulement par le gouvernement et la droite, ça c'est normal, mais également
08:56 par les syndicats.
08:57 Laurent Berger a pourfendu le spectacle désolant et honteux de l'Assemblée nationale.
09:00 Et plus étonnant, Philippe Martinez s'en est pris hier à Jean-Luc Mélenchon qui,
09:05 selon lui, ne favorise pas la clarté des débats et n'est pas un allié.
09:08 Comment vous expliquez ça ? Ce n'est pas tous les matins que Philippe Martinez s'en
09:11 prend à Jean-Luc Mélenchon.
09:12 Ça m'avait déjà surpris quand je lui ai parlé pour mon livre.
09:16 Il était très dur vis-à-vis de la France insoumise, alors que pour moi c'est un peu
09:19 le même espace politique.
09:20 Donc je me disais qu'il y avait quand même des affinités particulières.
09:22 Et déjà à ce moment, il disait qu'il s'attache trop à la communication, qu'ils ne sont pas
09:27 assez sur le fond et qu'ils ne travaillent pas assez.
09:30 Et ce n'est pas parce qu'on a été syndicaliste lycéen qu'on connaît le monde du travail
09:35 forcément.
09:36 Il faut travailler davantage.
09:37 Et donc ce discours très dur que les syndicats ont vis-à-vis des responsables politiques,
09:42 il était déjà là.
09:43 Et ce qui moi me frappe dans le moment, c'est quand même leur grande responsabilité.
09:46 Parce qu'au moment où je les ai interrogés, c'est avant la réforme des retraites, ils
09:50 disaient "ce qui nous fait peur, c'est la tentation de la violence".
09:53 C'est-à-dire qu'avec le précédent des Gilets jaunes notamment, de plus en plus de nos militants
09:59 nous disent "mais enfin, vous voyez bien que c'est quand on commence à être violent que
10:02 le gouvernement cède.
10:03 Et quand on manifeste entre Bastille et Nation, finalement, on n'obtient rien".
10:08 Et cette tentation de la violence, ils y résistent bien pour l'instant.
10:11 Et je pense qu'il faut les saluer pour ça.
10:13 Pour finir, je vais citer la phrase qui m'a fait sourire dans votre livre.
10:17 Elle est signée Nicolas Sarkozy.
10:19 À la question "la France est-elle ingouvernable ?" il vous répond, et franchement, on l'entend
10:24 vous le dire.
10:25 "Bon, Madame Morin, excusez-moi, je vois que vous êtes intelligente, je ne dis pas ça
10:30 pour vous, ce serait bête d'écrire n'importe quoi.
10:33 Évidemment que la France est ingouvernable."
10:35 Nicolas Sarkozy dans le texte, on aura tout essayé.
10:38 Chloé Morin était avec nous, c'est chez Fayard.
10:40 Merci.
10:41 Une belle journée à vous.
10:42 Merci Léa.
10:43 Il est 7h57.
10:44 France Inter.

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