• il y a 2 ans
Transcription
00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Ghesbert, bienvenue au Club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous. Un club, mi-littérature, mi-théâtre, aujourd'hui avec Fabienne Pascot.
00:22 Ancienne directrice de la rédaction de Télérama, la journaliste revient dans un livre sur la passion amoureuse.
00:27 Celle qu'elle a vécue, mais aussi celle qui a élevé, flambé et consumé le cœur des plus grandes héroïnes
00:33 de la tragédie grecque à la littérature russe.
00:36 Elle présente d'ailleurs l'Aimante, qui paraît chez Stock comme des confessions amoureuses et théâtrales.
00:42 Observatrice attentive, admirative, avisée, mais aussi critique de la vie du spectacle vivant,
00:47 depuis plus de 40 ans, premier festival d'Avignon en 1978, Fabienne Pascot est aujourd'hui l'invité de Bienvenue au Club.
00:56 *Musique*
01:04 Une émission programmée par Henri Leblanc et préparée par Laura Dutèche-Pérez,
01:08 réalisée par Félicie Fauger et Sam Basquiat avec Dali Yaa à la technique.
01:12 L'Aimante, bonjour Fabienne Pascot.
01:14 Bonjour Olivia.
01:15 L'Aimante, c'est vous. Et lui, le seul homme que vous avez jamais admiré.
01:20 C'est Louis Dandrell, un mélomane, éclectique, ancien directeur de France Musique, pionnier du design sonore.
01:26 Ça c'est ce qu'il était, lui, pour nous. Mais lui, c'était qui pour vous ? Vous le décririez comment ?
01:33 C'était un être solaire, un être brillant, drôle, généreux, humain, inventif,
01:41 qui avait une foule d'idées à la seconde et qui ne se désespérait pas qu'on lui pille ses idées,
01:50 parce qu'on lui a beaucoup pillé, de la fête de la musique à la spatialisation sonore,
01:55 de tous les travaux qu'il a pu faire en matière de design.
02:02 C'était un maître dans son domaine. Et puis il portait aussi toute cette génération des années 70,
02:14 ces post-68 arts qui ont été un peu au pouvoir culturel dans les années 80,
02:22 et qui étaient débordants d'audace et d'inventivité, qui osaient,
02:26 et qui étaient engagés aussi dans leur métier, politiquement, démocratiquement.
02:31 On n'a plus des êtres comme ça aujourd'hui.
02:35 Et c'était un passionné, vraiment un passionné de musique et de son, de tous les sons pour le coup,
02:40 que ce soit ceux du quotidien à la grande musique, mais aussi à cette musique plus marginale,
02:46 à l'époque, dans les années 70, qui a fait son entrée grâce à lui dans le poste,
02:50 et notamment dans le poste de France Musique. Il était admirable d'un point de vue professionnel.
02:54 Mais comme homme, le portrait que vous en faites dans ce livre, l'aimant, n'est pas toujours glorieux.
02:59 Et je ne parle pas des dernières années de sa vie, de ses années Alzheimer.
03:04 - Parce que là, il a été glorieux dans sa maladie d'Alzheimer, toujours d'une pudeur, d'une grandeur.
03:09 Et il a été magnifique.
03:11 - Vous vous rendez compte que ce portrait n'est pas toujours à sa gloire, à la gloire de l'homme aimé ?
03:17 - Non, parce que c'était un homme qui était passionné par son métier,
03:24 qui privilégiait tout pour son métier, pour son art, qui était passionné par l'écoute, par le son, comme vous le disiez.
03:31 C'était un homme qui aimait deux femmes.
03:34 Donc, j'ai dû aimer, c'est respecter l'autre.
03:40 La passion, c'est aussi souffrir, pouvoir être capable de souffrir pour respecter l'autre dans ses dimensions les plus insupportables.
03:51 - Dieu sait qu'il en avait !
03:53 - Donc, j'ai accepté tout ça.
03:55 - Vous avez accepté ses faiblesses ?
03:57 - Est-ce que lui vous a respecté ?
03:59 - À sa façon, oui. Parce que c'est une histoire tragique, une histoire douloureuse, une histoire difficile,
04:05 où je n'ai pas toujours été très honnête.
04:09 Je lui ai fait des enfants qu'il ne désirait pas forcément.
04:13 Mais à la fin, nous nous sommes retrouvés.
04:16 C'est une histoire monstrueuse, terrible, où il m'a fait beaucoup souffrir, où j'ai dû le faire souffrir aussi par mon obstination.
04:26 Et finalement, qui se termine bien, très bien.
04:30 - Vous racontez en alternance dans ce livre l'aimant de la rencontre et les débuts de la maladie.
04:35 La conquête d'un homme qui n'est pas libre, qui au début ne vous calcule même pas, comme diraient les jeunes aujourd'hui,
04:40 qui ensuite ne se donne jamais vraiment, au début, et sa dépendance à vous.
04:45 Ensuite, l'attente, la souffrance, l'amour fou d'un côté, et les dernières heures de sa vie.
04:49 La mémoire qui flanche, la vulnérabilité aussi.
04:52 Le premier fils que vous avez élevé seul, puis pendant près de 20 ans, vous l'avez aimé à distance,
04:59 puis près de 20 ans encore, il ne fut rien qu'à vous.
05:02 Il y a toute cette alternance qui se présente dans ce récit que vous avez enchâssé entre les premières 20 années
05:10 et les 20 dernières que vous avez vraiment vécues, soudées ensemble, totalement ensemble.
05:15 Dans toute écriture de soi, Fabienne Pascoe, il y a une part d'impudeur, diriez-vous ?
05:20 - Ah oui, bien sûr, une part d'impudeur que j'ai ressentie, devant laquelle j'ai hésité, bien entendu.
05:31 Mais je me suis dit que s'il n'y avait pas ce dévoilement, cette mise à nu,
05:35 si je ne me donnais pas tout entière, si je ne racontais pas qui j'étais,
05:40 on pourrait encore plus lui reprocher cette attitude, toujours glorieuse, comme vous le disiez, Olivia, qu'il a pu avoir.
05:50 Et puis je pense que la littérature, c'est ça aussi, c'est oser se déchirer, s'autopsier, se blesser, réouvrir ses cicatrices.
06:01 Si c'est pour faire un témoignage comme on peut en faire au téléphone à sa meilleure amie, je pense que ça ne vaut pas la peine.
06:08 - D'ailleurs, vous parlez de confession amoureuse, et pour une confession, on se dit qu'on choisit toujours son moment,
06:13 et on choisit aussi l'oreille qui va la recevoir.
06:16 Pourquoi ce texte, pourquoi ce livre aujourd'hui, et pourquoi à lui, parce que ça lui est adressé,
06:21 pourquoi à lui, maintenant qu'il est parti ?
06:24 - Alors, ce texte qui est quand même, qui révèle une face un peu cachée de ma personnalité de directrice de la rédaction de Télérama,
06:34 déjà je n'admettais qu'il ne soit publié qu'après que j'ai quitté mes fonctions,
06:39 même si je travaille toujours à Télérama en tant que journaliste culturelle.
06:43 Je ne voulais pas, c'était une question d'honnêteté, de pudeur, de dignité un peu,
06:49 je ne voulais pas embarrasser aussi la rédaction avec toutes ses confessions.
06:53 Et puis, ça a été... pourquoi maintenant ?
07:00 Jusqu'au bout, j'ai essayé de maintenir le lien avec lui,
07:08 et ce livre-là, donc il y a eu l'année de sa mort où il était encore très très proche,
07:13 là j'ai écrit ce livre la deuxième année, c'était un moyen de le tenir à mes côtés.
07:19 Dans la confession, il y a peut-être aussi l'idée d'avouer une faute, d'avouer un péché,
07:25 ou peut-être tout simplement de se mettre en vérité face à quelqu'un, face à Dieu,
07:30 quand on y croit, face à l'homme qu'on a aimé, qui est aussi un Dieu à sa manière, face à qui ?
07:36 Vous reconnaissez quand même, entre les lignes, une forme de culpabilité dans cette folie amoureuse, dans cette obstination ?
07:42 Oui, oui, parce que j'ai été au-delà du masochisme,
07:49 et d'ailleurs, mon second fils, c'était aussi une manière de me mettre face à mes fils,
07:58 de leur raconter qui était leur mère, j'avais très envie qu'ils sachent exactement ce que j'avais vécu,
08:03 ce que nous avions vécu avec leur père, dont ils ne se doutaient pas.
08:07 Et mon second fils m'a dit que ce n'était pas du tout une histoire d'amour fou, comme je pensais,
08:13 c'était juste une histoire de dingue.
08:15 Et donc, j'ai mesuré mon fils Luc à 26 ans, j'ai mesuré aussi l'énorme distance qu'il pouvait y avoir face à ces générations,
08:26 en matière d'amour, en matière d'amoureuse, en matière de passion, en matière de tragédie.
08:31 Moi, je trouve que c'est magnifique ce que j'ai vécu, ça m'a porté, ça m'a nourri, ça m'a sublimé,
08:36 ça m'a magnifié, ça m'a fait souffrir le martyr, mais ça m'a porté.
08:40 Et je pense que si on n'accepte pas cette dimension extrême, on perd des choses.
08:48 Or, il me semble que nos nouvelles générations sont plus dans le confort d'âme,
08:54 même si, hélas, le Covid, tout ça, nous dit qu'elles sont très mal en ce moment,
08:59 et qu'il y a beaucoup de problèmes de dépression.
09:02 Il y a ce refus du dépassement, de la folie, et je trouve que c'est très important, moi, d'avoir ce dépassement et cette folie.
09:10 Et il y a de la transgression. Beaucoup aimer un homme marié, élever un enfant seul et conçu hors mariage,
09:16 le regard réprobateur des autres, celui de vos parents, le poids de votre éducation religieuse,
09:22 vous avez été réellement dans la transgression dans cette histoire.
09:25 Et consciemment, au jour le jour, vous aviez le sentiment d'être en train de transgresser aussi
09:31 ces valeurs qui étaient là, à cette époque-là, à ce moment-là.
09:34 Je n'étais même pas dans la transgression, parce que pour moi, la question ne se posait pas.
09:39 Je suis fille de militaires, et dans l'armée, la hiérarchie a un poids terrible.
09:47 C'est-à-dire que j'ai vu mon père, qui était pourtant général, mais il y a toujours quelqu'un au-dessus de vous.
09:53 Et je me suis juré que moi, non. Jamais. Jamais. J'ai trop souffert de ça.
09:59 Et quand j'étais petite, par exemple, il fallait que je donne tous mes jouets à la fille du supérieur de mon père.
10:06 Par exemple, c'était normal. Mais cette idée de hiérarchie, je n'ai pas pu supporter.
10:12 Je suis fondamentalement libre et prise de liberté, mais jusqu'à la folie.
10:17 Donc je n'avais pas l'impression de transgresser. Je faisais juste ce que je voulais, mais j'en assumais les conséquences.
10:23 C'est-à-dire une terrible solitude. Une grande solitude.
10:27 Par respect pour Louis, je n'ai pas voulu dire qu'il était le père de mon enfant.
10:31 Donc j'ai maintenu le silence pendant des années, même à tous ceux qui me voyaient enceinte, même à Tellerama.
10:37 Je ne disais pas qui était le père. Je ne l'ai même pas dit à mes parents, au début.
10:42 Mais ça a été... Oui, on ne se rend pas compte. J'étais ce qu'on appelle encore une fille mère, dans les années 80.
10:51 Ce n'était pas facile. Les femmes vous regardaient d'un sale oeil, aussi bien les femmes que les hommes,
10:59 parce qu'elles se disaient "elle est peut-être capable de prendre mon mari".
11:03 Donc vous étiez rejeté, vraiment. On ne se mesure absolument pas ça.
11:09 Moi, mon père voulait m'obliger à porter une alliance quand j'étais avec lui.
11:15 Il a fait la grève de la faim quand il a appris, de désespoir quand il a appris que j'étais enceinte.
11:20 - Votre père.
11:22 - Donc il a fallu que ce soit son confesseur dominicain qui lui dise "mais on ne repousse pas un enfant de Dieu".
11:29 C'est vous qui êtes dans le péché, ce n'est pas votre fille.
11:32 Donc si vous voulez, c'est vrai que le poids de la société, ça a beaucoup avancé.
11:37 Mais je n'en souffrais pas, puisque c'était ce que je souhaitais.
11:40 Donc jamais je n'ai fait profil bas.
11:44 - Non, pas profil bas. Mais il y a quand même des moments où vous êtes révolté aussi par rapport à toutes ces conventions.
11:50 Il y a ce moment qui laisse tout le monde un peu bouche bée ou pantoie, je pense, à la lecture de ce livre.
11:58 Vous êtes effectivement enceinte, vous allez accoucher de votre premier enfant.
12:02 Lui est à ce moment-là marié, est bel et bien marié.
12:05 - Il ne se marie que quand je suis enceinte.
12:08 - Ce qui est peut-être déjà le début du pire, c'est qu'effectivement il vous sait enceinte, il part en voyage de noces, il se marie.
12:15 - Là il part en voyage de noces quand je l'accouche.
12:19 - Voilà. Et la deuxième étape, c'est qu'ils vont vous proposer ensemble l'adoption de cet enfant que vous portez.
12:25 Cet enfant qui est de lui, mais qui est de vous aussi.
12:28 - Oui, ça c'est terrible.
12:31 Et en plus, ce qui était terrifiant, c'était qu'avec son épouse, alors, ils avaient l'impression de faire une bonne action, d'être généreux,
12:43 en adoptant l'enfant de la femme adultère.
12:47 Et ça, je l'ai vécu, mais comme un vrai viol.
12:54 J'ai refusé, bien sûr, et là pour une fois c'est moi qui ai rompu.
12:58 C'est moi pour une fois qui me suis murée dans le silence, parce que je ne voulais absolument pas que cet enfant que j'adorais,
13:05 j'avais l'impression que c'était la seule chose qui me restait, et que j'avais vraiment voulu, que j'avais porté envers et contre tous,
13:13 qu'on n'ose penser me le prendre.
13:16 C'était insensé pour moi.
13:19 - L'aimante dans ce titre, ou avec ce titre, qui éclaire à la fois l'état du sujet, le vôtre, et puis l'aimantation du sentiment amoureux,
13:28 l'idée du champ magnétique, l'idée aussi que des pôles de même nature ont tendance à se repousser, alors que ceux de nature opposée s'attirent.
13:38 Il y a tout cela dans ce titre.
13:40 Et puis il y a aussi ce jeu de mots assez facile à faire, et qu'on a tous fait à la lecture de ce titre et à la lecture du livre,
13:47 l'idée de l'aimante religieuse, l'amante religieuse qui dévore ses partenaires.
13:52 Est-ce que vous diriez que tout cela c'était au fond une histoire de chimère, ou aussi une histoire de dévoration réciproque ?
13:58 Est-ce que c'est ce qui est au cœur de la passion amoureuse ?
14:01 - Oui, je pense. Mais là, c'est moi qui ai été dévorée plus que je n'ai dévoré, je crois.
14:07 Mais j'ai voulu être dévorée.
14:09 J'ai voulu être dévorée, encore une fois, par l'homme que j'aimais passionnément, que j'admirais passionnément,
14:14 et que je pensais éminemment, j'allais dire supérieur à moi, mais pouvant m'élever.
14:21 Et il m'a élevée. Il m'a fait me surpasser, et il m'a appris plein de choses.
14:28 En matière d'humanité, il m'a appris plein de choses. C'était un être très généreux aussi.
14:32 Donc, évidemment, il y a toujours de la dévoration dans les histoires d'amour,
14:39 et sûrement, j'imagine que ma passion, la responsabilité qu'il a eue face à ses fils,
14:48 qui n'a pas dû être simple aussi pour lui, ses fils que je lui ai imposés,
14:53 je l'ai aussi, d'une certaine manière, dévoré à ma façon.
14:58 Il était plein de culpabilité aussi. C'était un enfant d'une nombreuse famille chrétienne, très chrétienne.
15:05 Donc la culpabilité, on sait tous ce que c'est dans nos milieux.
15:09 - Vous lui avez imposé, en même temps, il avait un rêve d'enfant qui était resté inassouvi,
15:14 et que vous avez réalisé ou rempli aussi, même si c'était sans son aval au départ.
15:21 On parlait de dévoration, il y en a une qui en parle très bien,
15:24 c'est la metteuse en scène Brigitte Jacques-Wachman, qui a notamment monté sur scène, créé un fèdre,
15:30 et qui revient à cette occasion-là sur la passion amoureuse.
15:34 - C'est vrai qu'aussi, d'une certaine manière, c'est un amour de prédation, on dira ça.
15:39 Est-ce que c'est vraiment de l'amour ? Je ne sais pas.
15:42 Je dirais plutôt une sorte de passion qui est dévorante et qui veut dévorer l'autre,
15:49 qui veut l'avoir absolument, que ce soit du côté masculin ou du côté féminin.
15:55 Mais là, ce qui m'intéressait, c'était la folie, la dimension illimitée,
16:01 tout d'un coup, qui apparaît, du désir.
16:05 C'est très douloureux et très physique.
16:08 C'est ça que je voulais montrer, c'est moins psychologique que tout d'un coup,
16:12 l'effet réellement physique au point qu'on la voit,
16:17 qui trouve une humanité et en même temps une animalité incroyables.
16:22 - Voilà, c'est une belle définition de la passion amoureuse dans toutes ses dimensions.
16:28 Est-ce qu'il y a des soirs au théâtre, Fabienne Pascoe, où vous, vous avez vu votre histoire se jouer sur scène,
16:35 votre petit théâtre amoureux, votre grande passion flamboyante ?
16:39 Est-ce que vous avez eu le sentiment de la revivre à travers cet art qui vous tient depuis tant d'années ?
16:46 Quel théâtre ?
16:47 - J'ai plutôt l'impression que c'est l'inverse.
16:51 C'est-à-dire, j'ai été une petite fille qui a lu très très jeune des textes de théâtre,
16:59 parce que j'avais la passion du théâtre, parce que mes parents m'ont emmenée très tôt au théâtre,
17:04 qu'à l'âge de 7-8 ans, j'allais toute seule à la comédie française, au Poulailler,
17:10 tous les jeudis et tous les dimanches en matinée, voir les classiques.
17:14 Donc j'ai été, pas forcément les classiques d'ailleurs, ce qui se jouait,
17:18 c'est plutôt, je dirais, c'est plutôt certaines héroïnes de théâtre que je lisais,
17:24 parce qu'en plus je voulais être comédienne, donc je lisais plein plein de théâtres,
17:28 je lisais plus de théâtre que de romans presque.
17:31 C'est donc à lire Racine, Corneille et surtout Claudel,
17:37 que j'ai pris finalement le virus de ce qu'était la passion, de ce qu'était l'amour de l'autre, c'est ça.
17:45 Alors bien sûr je retrouve ça au théâtre, mais en amont, c'est aussi ça qui m'a, j'allais dire, pervertie.
17:53 - Oui, cette intensité-là, vivre la passion, c'est vrai que c'est une chose,
17:57 en être spectatrice, c'en est une autre.
18:00 Est-ce que vous avez, face à ces héroïnes, ces grandes héroïnes de tragédie grecque
18:05 ou de la littérature russe, est-ce que vous avez de l'empathie envers elles ?
18:11 Comment vous les regardez, ces héroïnes ?
18:13 - J'ai une absolue empathie, bien sûr, mais j'ai de l'empathie pour tous les personnages de théâtre.
18:21 C'est même ça la gloire du théâtre, c'est qu'on parvient à nous faire aimer les pires monstres,
18:27 à nous faire pardonner aux pires monstres.
18:30 Et donc évidemment, cette empathie avec ces femmes, ça va d'Hermione dans Andromaque
18:39 à Prouéze dans Le Soulier de Satin, en passant par moult héroïnes claudéliennes,
18:47 ou toutes les femmes passionnées du répertoire, ou Lipsen,
18:52 toutes les femmes torturées, tourmentées, qui se consument dans la passion amoureuse.
18:58 Bien sûr, j'ai énormément d'empathie, et les voir vivre en scène,
19:04 pour le spectateur, en tout cas pour moi, ça a quelque chose de réconfortant, d'apaisant.
19:10 On a des amis en scène, c'est ça aussi le théâtre, c'est une formidable solidarité
19:15 qui se noue entre la salle et la scène.
19:18 On a des amis qui souffrent comme nous, et peut-être même pour nous, à notre place.
19:25 - En ce moment, Jacques Vachemain est en train de mettre en scène,
19:31 à créer une nouvelle pièce qui est La Mouette de Tchaikov,
19:34 et là encore, il y a des très belles phrases, des très belles idées portées par Tchaikov sur l'amour,
19:41 et ce n'est pas toujours l'amour heureux, l'amour sans aucun espoir,
19:44 ça n'existe pas jamais que dans les romans.
19:46 Ce qu'il faut, c'est ne pas faire de l'attente de l'amour le but de votre vie,
19:51 attendre éternellement qu'il arrive.
19:53 Il y a ça, mais il y a aussi cette idée qu'on peut arracher l'amour,
19:57 ou qu'on souhaiterait parfois arracher l'amour de son cœur, avec les racines aussi.
20:02 Et cette décision, on imagine, Fabienne Pascot, que vous l'avez prise cent fois,
20:06 de le sortir de votre cœur, ça n'a jamais marché ?
20:09 - Ça n'a jamais marché. J'ai essayé, et puis...
20:15 Vous savez, j'ai tellement vibré aussi.
20:20 Même en souffrant, j'ai tellement la vie prenait une telle dimension,
20:24 l'amour prenait une telle dimension, que votre être,
20:28 même s'il est détruit ou abîmé, il est aussi multiplié par dix,
20:33 dans ses sensations.
20:35 Donc, bien sûr, j'aurais voulu, mais en même temps,
20:40 cet état dans lequel j'étais, cette passion absolue,
20:44 ce don absolu, j'aurais tout fait pour lui,
20:47 j'imaginais tout.
20:50 C'est aussi une forme de décuplement de sa personnalité,
20:55 qui est beau à vivre, et que je ne regrette pas.
20:59 Et je regrette que tout le monde ne l'éprouve pas,
21:02 parce que c'est formidable.
21:04 J'ai un ami que j'aime beaucoup, qui m'a dit,
21:06 "Ton livre, j'ai à la fois regretté de ne pas avoir connu ça,
21:13 et en même temps, j'en ai été très heureux."
21:16 Moi, non. J'aurais été très triste de ne pas vivre cette passion-là.
21:21 - Et Ariane Lujkine, elle vous a envoyé aussi des très jolis mots sur ce livre.
21:25 Vous lui avez consacré un livre d'entretien, "L'art du présent",
21:30 avec cette idée que le théâtre, au fond, c'est la réalité, c'est nos réalités,
21:33 mais vécues en permanence au présent.
21:35 Elle est la fondatrice du Théâtre du Soleil,
21:37 et elle continue à 83 ans, son bonhomme de chemin théâtral à elle.
21:41 Elle reprend en ce moment l'île d'Or, jusqu'au 5 mars,
21:44 qu'elle a conçue avec l'écrivaine Hélène Cixous et le musicien Jean-Jacques Lemaitre,
21:48 et qu'elle mène tambour battant, comme toujours, avec 35 comédiens sur scène.
21:52 C'est une pièce manifeste, c'est aussi une ode à l'artiste.
21:56 Ce qu'on retrouve, toutes ces interrogations dans la mouette de Tchékov,
21:59 sur la création artistique, sur la condition de l'artiste,
22:03 qu'est-ce qui fait, aujourd'hui encore pour vous, Fabienne Pascaux, du bon théâtre ?
22:07 Ce théâtre qui vous fait vibrer, justement.
22:10 Déjà, vous évoquiez Ariane Mouchkine,
22:14 qui est pour moi une espèce de mère tutélaire,
22:21 enfin, quelqu'un dont j'admire profondément la démarche, le dévouement, la passion.
22:28 Ce sont des gens qui, et ils sont rares,
22:33 qui ont encore une très haute idée du théâtre,
22:36 une certaine conception de la mission du théâtre,
22:40 qui était à la fois dans le divertissement,
22:42 Ariane Mouchkine fait toujours des spectacles très beaux,
22:44 avec la musique de Le Maître, très colorée, très beau,
22:48 visuellement, elle y apporte un soin extrême,
22:51 mais ce sont des spectacles aussi qui disent des choses sur notre humanité,
22:55 qui disent des choses sur l'art,
22:57 qui ont des engagements citoyens, démocratiques,
22:59 même si ces mots font un peu cucu la praline,
23:02 mais c'est terrible que ces mots fassent cucu la praline.
23:05 Et donc, pour elle, le théâtre a une vraie mission,
23:09 aussi artistique, évidemment, mais d'élever l'âme.
23:13 Et ce sont des exigences qu'avaient les grands.
23:19 Je ne suis pas sûre qu'on les ait.
23:21 Là, j'ai vu récemment un spectacle de Bernard Sobel, à l'épée de bois,
23:26 qui a lui 88 ans ou 89,
23:28 et qui a monté La Mort d'un Pédocle.
23:31 Et là aussi, il veut nous dire des choses sur la cité,
23:34 sur l'art, sur la philosophie, sur le rôle du théâtre.
23:38 Ce sont des gens qui portaient haut la flamme du théâtre.
23:42 Je ne suis pas sûre qu'aujourd'hui,
23:44 on veuille autant faire dire de choses magnifiques au théâtre,
23:49 que son rôle soit aussi fort.
23:51 Je trouve qu'on manque de maîtres.
23:53 Voilà.
23:54 - Au masculin ? - C'est un peu dur.
23:56 - Au masculin ? - Je trouve qu'on manque de maîtres.
23:58 Euh, une maîtresse.
24:00 - Oui, c'est important, parce qu'Ariane Mouschkin,
24:02 elle a inspiré justement toute une génération de maîtres en scène,
24:05 et de maîtres en scène d'ailleurs.
24:07 On peut penser à la nouvelle directrice du TNS de Strasbourg,
24:11 Caroline Guyela Nguyen, notamment, qui la cite souvent.
24:14 D'autres maîtres en scène se sont fait un nom depuis.
24:16 Pauline Bureau, Julie Deliquet, Maëlle Poésie, Jeanne Candel, Julie Béres.
24:20 Vous n'avez pas le sentiment que la relève est assurée ?
24:23 Et surtout une relève très féminine,
24:25 qui porte de nouveaux récits, qui manquait un peu jusqu'ici ?
24:29 - Ce sont des jeunes femmes très brillantes, et que j'apprécie beaucoup.
24:33 Mais elles font un théâtre,
24:35 elles ne font plus forcément complètement confiance au théâtre.
24:39 Elles adaptent des romans,
24:41 elles font elles-mêmes leurs récits avec l'écriture du plateau,
24:45 elles utilisent beaucoup la vidéo, la musique.
24:48 Encore une fois, je ne veux pas me porter comme la défenseuse du texte pur et dur.
24:54 Ce n'est pas du tout la question, parce que j'aime beaucoup leur théâtre,
24:56 j'aime beaucoup les spectacles qu'elles font.
24:58 Mais on y perd,
25:01 on y perd un peu dans ce côté hybride, mixte,
25:05 de la singularité du théâtre, et de l'art de l'acteur aussi.
25:09 - Contrairement au cinéma, le mythe du théâtre peine un tout petit peu à prendre.
25:14 Je voulais vous poser une dernière question à ce sujet, Fabienne Pascault.
25:17 La violence qui s'exerce sur certaines comédiennes,
25:19 elle peut être multiple, elle peut être très réelle aussi,
25:23 elle peut être plus ou moins grave, évidemment.
25:25 Les acteurs sont vulnérables, on le sait, ils sont tous très exposés par leur corps.
25:30 Comment réfléchir à cette question-là, justement ?
25:33 À cette question du corps, du corps sur scène, du corps des acteurs,
25:36 du corps qu'ils offrent aussi en travail aux metteurs en scène pour le jeu,
25:41 puisque c'est leur outil principal.
25:43 - C'est très compliqué comme question, parce qu'un acteur est forcément dans la séduction.
25:49 Il veut plaire, il veut être aimé.
25:51 Il veut être aimé du metteur en scène.
25:54 Il veut que le metteur en scène le regarde.
25:57 - Et le public.
25:58 - Et le public, bien sûr, mais dans le temps du travail,
26:01 qui est celui qui est le plus risqué pour des prises de pouvoir du metteur en scène,
26:07 ou même du partenaire, ça existe aussi.
26:10 C'est un temps dur, mais c'est un temps difficile.
26:14 Mais à mon avis, ça ne peut se faire qu'en y réfléchissant ensemble,
26:20 la troupe ensemble, avec le metteur en scène,
26:23 en montrant tout de suite les limites, en parlant si un geste ne plaît pas.
26:28 Je pense que quand on a une réaction immédiate et quand on s'explique,
26:31 ce qui est dur, c'est le silence.
26:33 Pour les jeunes comédiens qui sont timides, qui n'osent pas,
26:38 qui veulent être embauchés dans la prochaine pièce,
26:40 c'est sûrement plus difficile que pour une Isabelle Huppert ou quelqu'un d'autre.
26:45 Mais je pense qu'il faut maintenir le dialogue,
26:48 mais ce sont des problèmes qui n'en finiront pas d'exister,
26:51 à cause de cette séduction, à cause de cette volonté de plaire et d'être aimé.
26:54 - Et qui mérite d'être posée sur la table aujourd'hui.
26:56 Fabienne Pascoe, "L'Aimante", votre livre apparu chez Stock.
27:00 Merci beaucoup à vous.
27:01 - Merci.

Recommandations