Olga et Sasha Kurovska sont ukrainiennes. La première vit à Paris où elle s'est installée en 2015, la deuxième est restée à Kiev. Les deux sœurs ont tenu depuis le début de la guerre un journal de guerre publié chaque semaine dans le M, le magazine du Monde. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-jeudi-23-fevrier-2023-3679188
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00:00 France Inter. Ukraine, 365 jours de guerre. Léa Salamé.
00:07 Il est 7h48, Léa Salamé, vos invités ce matin sont deux sœurs.
00:11 Bonjour Olga et bonjour Sacha Kourovska, bonjour à toutes les deux.
00:16 Bonjour Léa, bonjour à tous. Merci d'être toutes les deux avec nous ce matin.
00:21 Olga ici en studio à Paris et Sacha vous êtes en duplex à Kiev en Ukraine, vous êtes donc deux sœurs, deux ukrainiennes.
00:28 Vous parlez toutes les deux parfaitement le français que vous avez étudié à l'école et à la fac.
00:32 Et les lecteurs du monde vous connaissent bien parce que vous publiez chaque semaine un journal à deux voix.
00:36 Un journal à deux voix depuis le début de la guerre, depuis ce 24 février 2022,
00:40 qui fut un cataclysme dans vos vies à toutes les deux, ce jour où Vladimir Poutine a décidé d'envahir votre pays.
00:46 Aujourd'hui alors qu'on commémore cette première année de guerre, quels sentiments vous traversent ?
00:51 Est-ce que c'est la fatigue, la lassitude, la colère, la tristesse ?
00:54 Et je vous donne la parole à vous Sacha d'abord à Kiev.
00:58 Bonjour à tous, merci Léa. Je suis très contente d'être avec vous, avec ma sœur, comme ça.
01:06 Bon, les premières sensations là maintenant, je vous assure, je suis fatiguée et épuisée après cette année de guerre.
01:17 De la grande guerre, comme on l'appelle ici déjà. Mais en tout cas, je reprends mes forces et je sais que ça va continuer
01:27 parce que la guerre continue et je reprends mes forces, disons, pour continuer à Kiev pendant la guerre
01:38 et suivre toute cette réalité avec mon pays.
01:43 Vous Olga, vous qui vivez en France depuis 8 ans, vous êtes caviste ici à Paris. Quels sentiments vous traverse ce matin ?
01:49 Alors cette semaine, je suis plutôt pleine d'espoir. Merci pour tous nos alliés qui nous envoient des armes pour combattre l'ennemi.
02:01 Et bon, j'avoue, je suis un peu angoissée en fin de cette semaine puisque demain c'est l'anniversaire, entre guillemets, de la guerre.
02:12 Qu'est-ce qui vous angoisse ?
02:14 On attend les... Enfin moi, personnellement, je pense qu'ils vont bombarder. À quelle échelle ça va être... Voilà, on ne sait pas.
02:23 Et ça va être dur demain, la journée, forcément.
02:25 Oui, on a toujours un peu d'espoir. Ça n'aura pas lieu, mais en fait, je pense que...
02:32 On n'est jamais déçus par Vladimir Poutine.
02:34 C'est sûr.
02:35 Quand on relit votre journal de bord il y a un an, c'est d'abord la sidération qu'il emporte ce 24 février 2020 de vous, Sacha.
02:40 Vous avez juste le temps d'envoyer un texto à votre sœur à 5h du matin pour lui dire "ça y est, c'est parti, l'offensive a commencé"
02:45 avant de vous réfugier dans un parking souterrain avec votre compagnon, votre mère et votre chien.
02:49 Vous vous souvenez de ces premières minutes de guerre ?
02:52 Vous avez le pressentiment à ce moment-là que rien ne sera plus jamais pareil, que vos vies vont changer ?
02:56 Franchement, non. La veille, on a ouvert une bouteille de vin avec mon compagnon en se disant "mais bon, si ça arrive, au moins c'est un bon vin".
03:08 Et le matin, je me souviens très très bien de sonde d'explosion qui était...
03:15 En fait, l'immeuble résidentiel était bombardé dans le quartier à côté et on a tout de suite compris ce que c'était.
03:27 Il y avait trois explosions de suite et la première pensait "non, c'est pas vrai".
03:33 Et après, j'ai ressenti l'adrénaline surtout et pendant toute la journée, pendant qu'on se réunissait avec ma mère, ma copine qui sont venues chez nous,
03:46 on a essayé de trouver des infos, de regarder... Le marathon des médias vient de commencer à la télé,
03:55 donc on a essayé de trouver des infos et de s'organiser de quelque sorte.
04:01 Oui, de s'organiser. Vous, à ce moment-là, Olga, à Paris, votre obsession c'est de rapatrier en France votre sœur et votre mère,
04:08 qu'elles puissent fuir au plus vite les combats. Mais deux jours après le début de la guerre, alors que vous vous activez pour les sortir du pays,
04:15 votre sœur vous envoie le message suivant "ne part plus, il n'en est pas question. Kiev, c'est ma ville, je dois rester, je me sentirai mal partout ailleurs".
04:22 Et là, au début, vous êtes dévastée, vous dites "non, il faut partir" et finalement, vous comprenez évidemment.
04:27 Oui, je comprends qu'en fait, ils ne vont pas partir et c'est une grande déception, mais c'était plutôt de l'angoisse totale pour leur vie.
04:38 C'est vrai que vivre dans la peur constamment pour la vie de tes proches, c'est compliqué, c'est difficile, surtout d'être loin.
04:49 Vous racontez ça très bien, votre solitude et la difficulté de vivre la guerre par procuration.
04:54 Vous écrivez "depuis le début de la guerre, les semaines se répètent inlassablement, le lundi je ne vais pas vraiment bien, je veux à tout prix faire venir les miens,
05:01 le mardi je pète un câble, le matin surtout, les mercredis, jeudis, vendredis, samedis je remonte la pente, ça va à peu près et le dimanche je replonge".
05:08 C'était horrible. Oui, en fait, j'étais angoissée aussi de ne pas être comprise par les miens, mais pourquoi je réagis tant, pourquoi je veux tellement les faire venir.
05:22 Bon, Sacha me disait "oui, on va bien, on est dans le calme", mais moi les photos que je voyais, enfin les vidéos, les photos que je voyais sur les médias,
05:32 j'avais l'impression que ça bombarde de partout, qu'ils sont constamment en danger.
05:38 Si il y a un endroit où Poutine a échoué, c'est dans la négation de votre identité nationale.
05:44 Ça, je trouve ça très intéressant dans votre journal de bord.
05:46 Il pensait nier votre histoire, votre culture, mais au lieu de ça, il a contribué à sa renaissance.
05:50 Et ça passe par la langue. C'est intéressant ce que vous écrivez sur la langue.
05:53 Comme beaucoup d'Ukrainiens jusqu'au début de la guerre, la langue des échanges en Ukraine, votre langue maternelle, c'est le russe que vous parliez en permanence.
06:01 Vous écrivez même que petite à l'école, vous aviez un peu honte de parler ukrainien.
06:04 C'était, dites-vous, la langue de la campagne. Et là, au contraire, c'est une fierté de parler l'ukrainien.
06:09 Vous ne parlez d'ailleurs plus qu'en ukrainien.
06:11 Tout à fait, oui. Avec ma sœur et même avec ma mère qui est plutôt russophone. Mais bon, pour être totalement franche, on a quand même parlé ukrainien dans les écoles, dans l'université.
06:25 C'est la langue nationale, donc voilà, on parlait ukrainien. On parlait parfaitement les deux, mais c'est vrai que dès le début de la guerre, on ne parlait que l'ukrainien.
06:35 C'est arrivé peut-être un peu plus tard, mais il y a eu, après Boucha, je pense qu'il y a eu une telle compréhension et la déception des russes, qu'on ne comprenait pas en fait comment les êtres humains, qui parlent la même langue que nous, comment ils puissent faire ça en fait.
06:54 Alors ça, c'est quelque chose aussi qui m'a beaucoup intéressée. Il y a un autre sentiment, je vous donne la parole, Sacha, qui vous traverse à toutes les deux.
07:01 À mesure que vous apprenez les exactions, les viols, les vols d'enfants, les familles déportées, les massacres commis par les russes, vous écrivez sur Boucha, Sacha, quand on a appris pour Boucha, ça a été un des pires jours de la guerre.
07:12 On est resté muet toute une journée avec maman, on découvrait les horreurs de cette guerre, ce qui s'était passé là, juste à côté de nous, parce que Boucha, c'est à côté de Kiev.
07:22 Vous écrivez toutes les deux ce sentiment qui vous arrive, ce qui est le sentiment de la haine. Je vous lis "Je les hais, j'ai envie de les tuer, mais qu'arrive-t-il à ce peuple ? Leur code génétique a-t-il été modifié ?
07:36 Comment va-t-on se libérer de toute cette haine ? Est-ce qu'après la guerre, on va tous devoir aller chez le psy pendant des années ?" Cette colère viscérale, Sacha, cette haine, elle est là, elle est là partout, j'imagine.
07:46 La haine, c'est un bon mot, mais en tout cas, maintenant, je ne ressens pas la haine. Je suis absolument en colère, bien sûr, mais la haine, je pense que c'est déjà passé pour moi.
08:07 La découverte de cette sensation envers des Russes, j'ai déjà dépassé ça, car tu ne peux pas vivre en haine, mais tous les jours, ce n'est pas possible.
08:20 Mais il faut quand même s'organiser, et après, tu as tout le pays de 120 millions d'habitants que tu ne peux pas nier non plus, sinon tu te mets à la place des Russes qui envahissent ton pays.
08:36 Donc il faut travailler là-dessus énormément pour ne pas l'être. Et je ne ressens pas la haine, sauf que pour l'identité, je ressens énormément la fierté et mon identité ukrainienne par rapport à tout ce qu'on a eu quand j'étais petite, quand j'étais ado.
08:57 Même si on parlait ukrainien partout, à Kiev, dans les magasins, dans les universités, quand même ma langue de famille, notre langue de famille, était russe.
09:11 Ça a réveillé le patriotisme, en fait, cette guerre. En cela, il a raté, Poutine.
09:17 Il a raté complètement, pas au niveau de la langue, mais au champ de combat aussi.
09:24 Ma dernière question à l'une et à l'autre. Vous avez fait un chat avec les lecteurs du Monde récemment et un des lecteurs, Thibault, vous a demandé, y a-t-il encore une place pour trouver l'amour, pour fonder une famille ?
09:35 Peut-on encore avoir la tête à cela dans ce contexte de guerre ? Je vous pose rapidement la question à vous, Olga.
09:41 Je me souviens de cette question. J'avais cité le film avec Julia Roberts, là où il y a une psy de guerre qui parle, qui était en Afrique, je pense, et qui dit "Alors, tu sais, les gens, ils ont perdu les proches, ils ont vécu des bombardements, mais pourquoi ils viennent me voir ? Pour parler de leurs amours, c'est tout."
10:03 Après, moi, personnellement, se projeter, c'est compliqué. On essaie de se projeter pour les périodes assez courtes, pour l'été par exemple.
10:15 Et vous, Sacha, vous arrivez à vous projeter ?
10:18 Oui, sûrement. Ce n'était pas le cas pendant cette année. Moi, je ne pensais qu'au jour de lendemain, disons. Maintenant, je me projette, j'essaye, j'essaye.
10:33 On prévoit le voyage chez Olga avec maman en été. Il faut vivre dans cette réalité. En ce qui concerne l'amour, moi, j'ai répondu dans le chat que tu ne décides pas la guerre, tu ne décides pas l'amour.
10:48 Donc, ça m'est arrivé, je suis tombée amoureuse pendant cette année-là. J'ai quitté mon compagnon, j'ai retrouvé mon amour.
10:59 Voilà, donc ça arrive. En ce qui concerne la famille, je pense que c'est plutôt difficile de s'organiser pour la famille, pour les enfants, de se projeter.
11:12 Donc, moi, je n'y pense pas de pouvoir faire la famille.
11:17 Merci beaucoup. Merci à toutes les deux pour saisir le quotidien d'une vie en guerre. Lisez ce journal à deux voix. Lisez aussi le portrait que vous a consacré Elisa Mignot dans le Monde, dans M, le magazine du monde.
11:26 Merci Olga et merci Sacha d'avoir été avec nous ce matin.
11:29 Merci à Laurent Machetti pour les moyens techniques sur place.