• l’année dernière
Il fut un temps où nous avions tous un lien avec la campagne, un grand-père ou une grand-mère vivant en zone rurale, quelqu’un qui nous faisait voir de près ou de loin la réalité du monde paysan.
Au fil des décennies, ce lien semble s’être distendu. Alors, connaissons-nous bien nos agriculteurs ? Comment la mécanisation, l’évolution des pratiques, l’intensification de l’agriculture ont-elles bouleversé la vie des campagnes ? Faudrait-il s’inspirer du passé pour créer l’agriculture de demain ? Rebecca Fitoussi et ses invités ouvrent le débat.


Avec : 
Pierre Bonte  : Journaliste – Auteur de « Ces villages qu'on assassine » - Ed. Le Passeur


Sylvie Brunel : Géographe – Auteure de « Nourrir : saisons de maltraiter ceux qui nous font vivre » - Ed. Buchet Chastel


Estelle Deléage : Ingénieure agronome et docteure en sociologie à l’université de Caen – Auteure de « Paysans alternatifs, semeurs d'avenir » - Ed Le bord de l'eau


Benoit Biteau : Député européen écologiste et Premier vice-président de la commission agriculture et développement rural – Auteur de « Paysans résistant » - Ed. Fayard


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News
Transcription
00:00 "Paysans cinéastes", un très joli film signé Louis Aucoin qui nous plonge dans un monde rural qui s'est complètement
00:06 transformé au fil des décennies et qui n'a plus tout à fait le même visage aujourd'hui.
00:09 Pratique agricole, vie dans les campagnes, est-ce que c'était mieux avant ?
00:13 Voilà une des questions que nous allons nous poser avec nos invités ce soir et on les accueille.
00:18 Bienvenue Pierre Bente, vous êtes journaliste, écrivain, animateur de radio et télévision, grand spécialiste des campagnes françaises.
00:25 Pendant des décennies vous avez sillonné tout le pays pour mettre en valeur les petits villages isolés, méconnus.
00:31 Vous êtes co-auteur avec Céline Blanpin de ces villages qu'on assassine aux éditions "Le Passeur".
00:36 Benoît Biteau, bienvenue à vous également.
00:38 Bonjour.
00:39 Vous êtes paysan avant tout et agronome.
00:41 Vous êtes également député européen écologiste et vous êtes l'auteur de "Paysans résistants" chez Fayard.
00:47 Estelle Delehage, bienvenue.
00:49 Vous êtes ingénieur agronome, maître de conférence en sociologie à l'université de Caen-Normandie.
00:53 Vous êtes rédactrice en chef de la revue "Écologie et politique".
00:56 Vous avez publié, vous aussi, de nombreux ouvrages sur les transformations de l'agriculture au cours des dernières décennies.
01:02 Je vais citer le tout dernier que l'on voit à l'image, "Paysans alternatifs", "Semeurs d'avenir" aux éditions "Le bord de l'eau".
01:09 Sylvie Brunel, bienvenue.
01:11 Vous êtes géographe, professeure à la Sorbonne.
01:13 Vous avez travaillé pendant de nombreuses années avec "Médecins sans frontières" et "Action contre la faim".
01:17 Vous êtes spécialiste des questions de développement durable.
01:20 Et vous venez de publier "Nourrir, cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre" chez Bûcher-Chastel.
01:26 Merci à tous les quatre d'être ici.
01:28 On a ici un film qui nous pose face à une vraie réflexion autour de la mutation du monde rural.
01:32 On parlera tout à l'heure des pratiques agricoles.
01:34 Mais peut-être attardons-nous d'abord sur les questions culturelles et sociologiques.
01:38 On constate, on revoit dans ce film qu'il y avait du travail, qu'il y avait du monde,
01:43 qu'il y avait des commerces, des jeunes, des bals.
01:45 Estelle Delehage, est-ce que tout cela a disparu ?
01:48 Est-ce qu'aujourd'hui il n'y a plus de vie dans nos campagnes ?
01:51 Alors effectivement, ce monde qui est décrit dans ce documentaire a disparu.
01:56 Le monde que nous voyons dans ces images d'archives a disparu.
01:59 Et je me permets de dire que j'ai, en regardant ce documentaire,
02:05 j'ai trouvé qu'il y avait une émotion très particulière, une nostalgie,
02:09 vraiment qui conduisait à une grande émotion, une émotion liée à l'esthétique,
02:14 des mots utilisés, des images, de la musique aussi.
02:16 J'ai apprécié la cordéoniste qui nous accompagne tout au long du documentaire
02:20 et qui décrit la disparition d'un monde.
02:22 Donc ce monde a disparu.
02:24 Alors, est-ce qu'il n'y a plus de vie dans les campagnes ?
02:26 Il y en a, et il y a beaucoup de paysans ou d'agriculteurs,
02:29 puisqu'ils se nomment paysans ou agriculteurs,
02:31 on y reviendra peut-être, qui aujourd'hui s'inspirent de cette tradition paysanne qui a disparu,
02:36 s'en inspirent, ne recréent pas ce monde-là, mais s'en inspirent largement,
02:40 réinventent d'autres pratiques, etc.
02:42 Pierre Bronte, le sociologue Henri Mandras avait écrit en 1967,
02:46 1967, "La fin des paysans",
02:49 et il y annonçait la disparition inévitable de toute une classe sociale
02:52 et même de la civilisation rurale.
02:55 Est-ce que c'est à ça qu'on a assisté ?
02:56 Est-ce que c'est ça que montre ce film ?
02:58 Absolument. Pour moi, c'est la fin d'une civilisation.
03:01 C'est une civilisation paysanne qui a été la nôtre pendant des siècles
03:08 et qui s'est effondrée en un demi-siècle.
03:12 La mécanisation, c'est le mot fatal,
03:16 la mécanisation de l'agriculture a conduit à une transformation complète
03:22 du monde rural, du monde paysan.
03:24 D'abord à la disparition d'une énorme quantité de paysans, d'agriculteurs,
03:32 et en même temps, le mode de vie des campagnes
03:36 et le mode de vie des villages a été complètement bouleversé également.
03:40 C'est terrible d'entendre la fin d'une civilisation,
03:42 la fin du monde rural. Benoît Habitaud, vous partagez ?
03:45 Oui, je partage et ça convoque, quand on parle de nostalgie,
03:50 des sensations qui font référence à l'émotion, aux sentiments,
03:53 parce que, vous l'avez dit, on a tous dans notre généalogie
03:58 des racines paysannes, 80% de la population était paysanne.
04:03 La remarque, c'est le choix du titre.
04:06 "Paysan cinéaste", ce n'est pas "exploitant cinéaste",
04:10 c'est-à-dire qu'on sent bien l'attachement au mot "pays",
04:14 à la notion de paysannerie, c'est quand même quelque chose de fort
04:18 et je trouve que c'est bien choisi.
04:19 Moi, je me revendique paysan, je refuse de me revendiquer
04:22 "exploitant agricole", j'ai beaucoup de mal avec le verbe "exploiter",
04:25 d'ailleurs, quand on parle de la nature, quand on parle des animaux,
04:28 de la terre, des hommes, j'ai beaucoup de mal.
04:30 - C'est nouveau, le fait de se revendiquer paysan.
04:33 - Oui, tu as raison.
04:34 - Moi, quand je faisais mon émission "Bonjour Monsieur le Maire",
04:36 tous les matins sur Europe 1 dans les années 60,
04:39 les agriculteurs refusaient ce mot de paysan
04:42 qui était utilisé comme une insulte, pratiquement.
04:44 - Oui, c'était le cul terreur.
04:46 Et pour revenir sur la notion de nostalgie,
04:50 on voit bien quand même que cette nostalgie,
04:52 y compris dans le monde agricole contemporain,
04:55 on joue avec, c'est-à-dire que là, on va vivre
04:57 le Salon international de la culture ces prochains jours,
05:00 et qu'est-ce qu'on tente de montrer
05:03 au Salon international de la culture ?
05:05 C'est cette image d'épinal, de la paysannerie
05:07 qui n'existe plus pourtant.
05:09 Et donc, on va chercher dans l'émotion,
05:12 dans les sentiments de notre généalogie paysanne,
05:15 la tentative de renouer, de recréer des liens
05:19 entre le monde agricole et le reste du monde.
05:21 - Avec peut-être une nouvelle génération
05:22 qui va changer la donne.
05:23 Sylvie Brunel, d'après les chiffres de l'historien
05:25 Fabrice Grenard, en 1954, les ruraux
05:28 formaient 41% de la population française.
05:31 En 1975, les ruraux ne formaient déjà plus que 25%.
05:35 Entre 1945 et 1975, les campagnes
05:38 auraient perdu près de 6 millions d'habitants.
05:40 Mais, je le disais, on assiste à cette nostalgie
05:43 dont vous parlez tous, qui peut-être ferait
05:46 qu'on a une nouvelle génération
05:47 qui reviendrait vers la paysannerie.
05:49 Vous le constatez, vous le sentez ?
05:51 - Alors dans les nouvelles installations,
05:52 vous le savez, c'est un monde qui subit aujourd'hui
05:55 une hémorragie, puisqu'il y a 20 000 départs
05:57 en retraite chaque année et 13 000 installations.
06:00 Mais dans les nouvelles installations,
06:01 il y a beaucoup de jeunes qui veulent s'installer
06:04 sur le retour à la terre, l'idée de recréer
06:07 du lien avec le vivant.
06:08 Souvent d'ailleurs, certains d'entre eux
06:10 se heurtent à de très grandes difficultés
06:12 et ils finissent par renoncer, ce qui est dommage.
06:14 - C'est ce qu'on appelle les néo-ruraux ?
06:15 - Oui, alors les néo-ruraux, dans les néo-ruraux,
06:17 il y a aussi ceux qui viennent vivre à la campagne,
06:19 mais sans être agriculteurs.
06:21 - D'accord.
06:22 - Et qui d'ailleurs pratiquent ce qu'on pourrait appeler
06:23 de la consommation foncière masquée,
06:25 c'est-à-dire qu'ils prennent des terres,
06:26 mais ils n'exploitent pas ces terres.
06:28 Mais je voudrais juste revenir d'abord sur ce film.
06:31 Il y a un mot qui est...
06:32 Il y a une phrase qui est merveilleuse.
06:33 Il y a une phrase qui dit "il y a des êtres
06:35 envers lesquels il faut réapprendre l'attention".
06:38 Et je trouve qu'elle est très belle,
06:40 parce que ce dont souffre le monde agricole aujourd'hui,
06:42 qui est très varié, en France,
06:44 on a une très grande diversité de terroirs, de modèles.
06:47 On est à la fois une nation productive,
06:50 mais une nation aussi qui fait beaucoup de qualité.
06:52 Moi, je viens de la Drôme, dans la Drôme des Montagnes,
06:54 vous avez des éleveurs, vous avez des bios.
06:56 - Mais dans le film, d'ailleurs, il est bien précisé
06:58 qu'il s'agit surtout des agriculteurs d'Île-de-France.
07:00 Il y a vraiment une géographie très précise.
07:02 - Bien sûr. Alors, la géographie d'Île-de-France,
07:03 aujourd'hui, c'est à la fois les grandes plaines céréalières,
07:06 mais c'est aussi les maraîchers qui souffrent, par exemple,
07:09 de la perte des terres sur le plateau de Saclay.
07:11 Donc, il y a aujourd'hui, dans ce monde agricole,
07:14 un sentiment parfois de ne plus être considéré
07:17 à sa juste valeur et à tout ce qu'on met en œuvre
07:20 pour répondre aux attentes de la société.
07:22 Les agriculteurs, les paysans, sont engagés
07:24 dans cette transition écologique.
07:26 Ils savent que les attentes de la société,
07:28 aujourd'hui, c'est la préservation des milieux,
07:31 des paysages, des patrimoines.
07:33 Et au Salon de l'Agriculture, il y a à la fois
07:35 cette dimension patrimoniale des terroirs,
07:37 mais il y a aussi toute la modernité.
07:39 Quand vous allez sur les stands de l'ANSES,
07:41 du CIRAD, des SAFER, vous voyez des gens
07:44 qui s'interrogent comment on va faire
07:46 pour accompagner les mutations de la société,
07:48 qui doit quand même continuer à se nourrir.
07:50 - Estelle de Léa, vous l'observez comment,
07:53 ce phénomène de ceux qu'on appelle les néoruraux,
07:56 ceux qui reviennent, justement, vers le monde de la campagne.
07:58 Est-ce que c'est anecdotique ? Est-ce que c'est important ?
08:00 Est-ce qu'ils sont en train de faire renaître le monde paysan ?
08:02 - Les néoruraux ou les néopaysans ?
08:04 Si on se limite à l'agriculture, parlons plutôt de néopaysans.
08:06 C'est un phénomène qui se développe, effectivement.
08:10 Il y a de très nombreuses initiatives
08:13 avec des pratiques très diversifiées, etc.
08:16 Mais j'insisterais aussi sur le fait que ce phénomène
08:19 se développe à côté de la poursuite d'un modèle dominant,
08:23 industrialiste, alors qu'on appellera
08:25 agriculture conventionnelle, productiviste, comme on veut.
08:28 Et que la coexistence de ce modèle industrialiste,
08:32 dominant, productiviste, voilà, on peut discuter des termes,
08:35 avec cette constellation d'alternatives,
08:38 elle est problématique.
08:40 De mon point de vue, il n'y a pas de coexistence possible.
08:42 - Ça coince ?
08:44 - Parce qu'il y a des rapports de force, des rapports de domination,
08:46 des logiques, des lobbies.
08:48 Donc là, il y a quand même une question politique qu'il faut se poser,
08:51 et qui, à mon avis, est importante.
08:53 Et peut-être, pour juste terminer,
08:55 ce foisonnement d'initiatives,
08:57 qui est salué au Salon de l'Agriculture,
08:59 à côté, alors en même temps, cohabitent, coexistent aussi
09:01 au Salon de l'Agriculture, les races en voie de disparition,
09:04 dans une dimension un peu de folklorisation, il faut le dire,
09:08 et puis cette modernité triomphante.
09:10 - Avant d'en venir aux questions écologie-agriculture,
09:13 je voudrais qu'on revienne sur ce film qui dépeint aussi
09:15 un tableau assez rose, de la campagne, un peu idyllique,
09:18 mais parfois, par petites touches, par bribes,
09:21 on sent dans quelques extraits que sur le plan social,
09:24 les pratiques n'étaient pas vraiment parfaites.
09:26 Loin de là, regardez.
09:28 - On travaillait bénévolement, alors c'est la tradition,
09:33 moi et les copains, je me suis retrouvé au lycée agricole,
09:38 nous étions tous, oui, un petit peu taillables,
09:43 et corvéables, à merci.
09:46 C'est pour ça que, par la suite, comme mon fils est venu m'aider,
09:50 je me suis fait une obligation de le rémunérer
09:56 de manière à ce qu'il soit autonome, qu'il sache gérer son argent,
10:01 alors que mon père, lui, avait grandi et avait été élevé
10:05 de cette manière-là, et il reproduisait le schéma
10:08 qu'il avait connu.
10:10 Bon, c'est...
10:12 Et puis il ne serait pas venu à l'idée de revendiquer.
10:15 Et puis la grève, alors là, n'en parlons pas.
10:18 - Alors il le dit avec beaucoup de douceur,
10:20 et même un peu de pudeur, mais si je traduis,
10:22 ça veut dire du travail non rémunéré, travail des mineurs,
10:25 ça rend un peu moins nostalgique, quand même, Pierre Bronte, non ?
10:28 Les pratiques sociales étaient douteuses.
10:30 - C'est une société qui ne se remettait pas en question.
10:32 C'était normal de refaire ce qu'avait fait la génération précédente.
10:37 On n'imaginait même pas qu'on puisse trahir les méthodes
10:42 et la manière de vivre et de penser des grands-parents.
10:46 Et il y avait une autorité, vous vous rendez compte ?
10:49 Quand le père disait "tu fais comme je te dis", et puis c'est tout.
10:51 On ne discutait pas.
10:53 - Corvéa-Blamercy, son salaire, enfin vraiment...
10:55 - Une société qui était totalement immobile
10:58 et qui l'était depuis des siècles.
11:00 Et brusquement, il y a eu la mécanisation et l'industrialisation
11:04 qui ont ouvert ce monde, qui ont fait exploser, disons,
11:08 cette société qui était extrêmement familiale.
11:11 - Qui ont rendu possible le confort de la jeune génération
11:14 qui n'avait pas envie de travailler comme travaillaient
11:16 leur père et leur grand-père, bon habito.
11:18 - C'est l'histoire de cette hémorragie
11:21 ou de la disparition de ces paysans.
11:24 C'est ce qui est expliqué là.
11:26 C'est la précarité, c'est la pénibilité du travail
11:28 qui fait que les jeunes qui avaient passé leur enfance
11:31 corvéable à Merci, à travailler sans rémunération
11:34 avec papa et parfois grand-papa,
11:36 parce que souvent il y avait les trois générations qui cohabitaient,
11:39 et j'ai un voisin où les trois générations cohabitent encore,
11:45 a fait fuir les enfants des agriculteurs de ce monde-là
11:49 parce que c'était à la fois pénible, précaire, et donc...
11:53 - Malgré eux, ils ont quand même tué la vie de campagne,
11:55 mais on ne peut pas leur en vouloir
11:56 les conditions dans lesquelles ils travaillaient aussi.
11:58 - Oui, mais ce qui est intéressant,
11:59 et je reviens sur ce mouvement des néopaysans quand même,
12:02 c'est qu'aujourd'hui, tout ça est évacué,
12:07 on a les moyens de faire revenir des néopaysans,
12:10 et l'avantage de ces néopaysans,
12:12 parce que je pense que ça c'est une vraie chance,
12:14 c'est qu'ils arrivent avec une autre culture,
12:16 ils arrivent avec les attentes sociétales,
12:17 les attentes citoyennes,
12:18 et ils développent des projets agricoles
12:20 qui sont en conformité avec les attentes sociétales,
12:24 mais qui intègrent les dimensions sociales,
12:26 modernes, qui n'existaient pas à cette époque-là.
12:29 - Et est-ce qu'ils ont l'endurance de ces générations-là ?
12:32 - Ça, ça se travaille, mais...
12:34 - C'est la résilience.
12:35 - Moi, Pierre, j'ai du mal à jeter...
12:37 Moi, j'ai cinq enfants, et quand je les vois,
12:40 dynamiques comme ils sont,
12:41 je me dis que finalement, on ne peut pas jeter la pierre
12:45 et dire que les jeunes d'aujourd'hui
12:48 ne sont que dans l'oisiveté.
12:49 C'est des jeunes très énergiques, très endurants.
12:52 Moi, j'ai un fils qui est paysan.
12:54 Quand je le vois bosser, ça me fait rêver,
12:56 et ça me renvoie d'ailleurs sur mes jeunes années.
12:58 Et je pense qu'il n'a rien à...
13:01 Enfin, il n'aurait pas souffert dans cette période-là,
13:04 parce qu'il a cette résistance physique,
13:06 et c'est la volonté.
13:07 - Mais il a intégré les codes sociaux d'aujourd'hui, quand même.
13:09 Il ne fait pas travailler les gens gratuitement,
13:11 ni les mineurs.
13:12 - Mais bien sûr, et d'ailleurs,
13:13 si on veut redonner de l'attractivité à l'agriculture,
13:16 il faut payer la manœuvre.
13:18 On me dit souvent, on a du mal, nous, les agriculteurs,
13:21 à trouver de la manœuvre
13:22 pour venir nous seconder sur nos structures.
13:24 Moi, je n'ai jamais eu cette difficulté-là.
13:26 Enfin, je parle de ma propre expérience,
13:28 tout simplement parce que le salaire que je propose est décent.
13:31 Et donc, si on rémunère bien,
13:32 il n'y a pas de raison que les jeunes ne viennent pas s'intéresser.
13:34 Il y a un vrai mouvement avec une envie de retour à la terre.
13:37 Il faut juste l'accompagner.
13:39 Et où je rejoins...
13:40 - L'histelle de Liège.
13:41 - C'est le verrouillage, quand même, du syndicat majoritaire,
13:43 qui ne veut pas sortir de l'installation
13:47 en dehors de la famille,
13:49 qui veut rester dans des logiques de grande structure.
13:51 Il y a un verrouillage.
13:52 En regardant aujourd'hui comment sont tenues
13:56 l'AMSA, Mutualité Sociale Agricole,
13:58 les SAFER, les banques, les chambres d'agriculture.
14:01 - C'est intéressant ce que vous dites,
14:02 c'est un milieu fermé qui ne voudrait pas accueillir les néo-paysans.
14:05 - Le verrouillage par le syndicat majoritaire
14:07 est en train, effectivement,
14:09 de tuer les initiatives de ces jeunes qui veulent revenir à la terre.
14:13 Et tout ça va jusqu'au...
14:15 Et là, je reprends ma casquette d'élu.
14:16 Tout ça va jusqu'aux politiques publiques.
14:18 Quand je lis des propositions d'évolution des politiques publiques
14:21 qui, à la virgule près, sont les éléments de langage
14:24 que j'ai pu lire dans les textes rédigés par ce qu'on appelle
14:27 le COPA et la COGECA, c'est-à-dire
14:29 le syndicat majoritaire à l'échelon européen,
14:32 moi ça me fait frémir.
14:33 C'est-à-dire qu'il y a un vrai mouvement de fond
14:35 et on n'est pas en capacité de mettre les politiques publiques
14:38 pour revenir à de l'installation.
14:41 Et il n'est pas question de proposer aux jeunes
14:43 de vivre comme vivaient ces gens-là.
14:44 Il faut intégrer les dimensions sociales, la modernité.
14:47 Moi, les agriculteurs, quand ils viennent chez moi,
14:49 qu'ils visitent ma ferme, le premier truc qui les surprend,
14:51 c'est que malgré ma conception de l'agriculture,
14:54 c'est la modernité du matériel que j'utilise.
14:57 Parce que je ne suis pas nostalgique de la pénibilité
14:59 et de la précarité.
15:00 - Ah ben non ! Quand on entend ça, on n'a pas envie
15:01 de la suivre une haine.
15:03 - Oui, il y a un adage qui dit "l'exploitation familiale,
15:05 c'est l'exploitation de la famille".
15:07 Moi, j'ai connu, quand j'étais petite,
15:09 la cueillette du raisin de table à l'aube.
15:11 Évidemment, il n'était pas question d'être payé.
15:13 On avait toujours les chevaux.
15:15 Et puis, il faut bien dire que la modernité,
15:17 c'était appliquer des calendriers de traitement
15:19 parce qu'on connaissait les contaminations bactériologiques.
15:22 Donc, on appliquait ce que demandait le technicien
15:24 de la coopérative agricole.
15:26 Et on avait le sentiment d'une victoire.
15:28 Aujourd'hui, le monde agricole, et Benoît l'a dit,
15:31 comme Estelle, c'est un monde extrêmement pluriel,
15:33 extrêmement varié, mais il a un problème
15:36 parce que souvent, on voudrait le renvoyer
15:38 justement au passé, à la pénibilité.
15:40 On lui dit "la binette", alors qu'au contraire,
15:43 pour faire face aux enjeux qui sont des enjeux
15:45 extrêmement complexes, on passe à des écosystèmes
15:47 très complexes dans l'agroécologie,
15:49 dans l'agriculture de précision.
15:51 Et donc là, il faut des connaissances.
15:53 Et puis, en fait, il faut associer tout ça
15:55 parce que ce dont on se rend compte,
15:57 c'est que dans les projets alimentaires territoriaux,
15:59 vous savez, à l'échelle des territoires,
16:01 moi j'ai accompagné celui de Saint-Malo-Cancale,
16:03 il y avait la place pour les amapes,
16:05 mais il y avait aussi la place pour Prince-de-Bretagne,
16:07 puis il y avait la place pour le maraîcher bio,
16:09 que finalement, ce n'est pas les mêmes marchés.
16:11 Aujourd'hui, le consommateur,
16:13 il se serre la ceinture.
16:15 On se rend compte qu'il y a d'énormes problèmes
16:17 de pouvoir d'achat, que les magasins paysans
16:19 ont très bien marché lors du premier confinement,
16:21 les gens se sont précipités,
16:23 et puis qu'au troisième confinement, les gens ont recommencé
16:25 à retourner vers les supermarchés,
16:27 qu'aujourd'hui Carrefour mise sur le discount alimentaire,
16:29 avec même du hard discount
16:31 qui vient du Brésil.
16:33 Donc en réalité, la vraie question,
16:35 c'est le respect qu'on doit
16:37 à cette profession, à ce métier,
16:39 à toutes les compétences qu'il demande,
16:41 la reconnaissance de tout ce qu'il met en œuvre
16:43 pour répondre à nos attentes,
16:45 et puis une rémunération digne,
16:47 une rémunération juste, parce qu'on ne peut pas
16:49 demander à l'agriculteur ou au paysan
16:51 d'être parfait sur le plan social,
16:53 sur le plan environnemental, de cocher toutes les cases
16:55 et puis après aller acheter des poulets
16:57 et des pommes importées, merde, c'est pas possible ça !
16:59 Il y a un autre sujet sur lequel ce film
17:01 pourrait nous rendre nostalgique de la campagne d'antan,
17:03 c'est le sujet écologique.
17:05 Il y a notamment un passage très marquant,
17:07 même marrant j'ai envie de dire,
17:09 qui nous rappelle à quoi servaient les moutons,
17:11 par exemple.
17:13 - Les moutons ont été pâturés
17:15 dans les champs de chôme,
17:17 et voilà le berger qui revient
17:19 avec le troupeau de moutons,
17:21 parce qu'à l'époque,
17:23 il n'y avait pas de produits chimiques,
17:25 c'était les moutons
17:27 qui mangeaient les herbes
17:29 qui poussaient
17:31 dans les champs de blé,
17:33 ça remplaçait
17:35 le désherbant chimique.
17:37 Les moutons avaient
17:39 un rôle, oui,
17:41 écologique.
17:43 Le jour où on
17:45 a employé les produits chimiques,
17:47 ça a été la fin des moutons.
17:49 - Bon ben moi, aux bonnes filles de la ville,
17:51 Pierre Bonte, j'ai appris que les moutons
17:53 pouvaient servir de désherbant et pouvaient remplacer
17:55 les désherbants chimiques. Quand on voit ça, on se dit dommage
17:57 quand même, non ? Ça c'était des pratiques écologiques
17:59 qu'on aimerait retrouver peut-être.
18:01 - Oui, mais les
18:03 animaux, bien sûr, c'est eux qui rythmaient
18:05 la vie des paysans
18:07 et de tous les villages.
18:09 Les moutons, les chevaux,
18:11 comme le disait dans le film,
18:13 on vivait au pas du cheval,
18:15 on vivait au rythme du cheval. Et ça,
18:17 ça donnait aussi ce calme,
18:19 ce qui fait aujourd'hui
18:21 rêver les jeunes quand ils
18:23 voient ce genre de film, c'est ça, c'est cette impression
18:25 d'innocence, cette impression
18:27 de calme... - Mais qui est réelle ou qui est
18:29 fantasmée ? - Qui à l'époque était
18:31 réelle, mais qui se payait quand même
18:33 très cher par des efforts physiques
18:35 considérables, par des
18:37 journées très très longues... - Un vieillissement
18:39 prématuré. - Pardon ? - Un vieillissement
18:41 prématuré, les dos cassés, ce qu'on
18:43 appelait l'applicature champêtre, les gens
18:45 qui étaient cassés prématurément.
18:47 - Et une forme d'asservissement aussi des jeunes
18:49 qui devaient absolument
18:51 reproduire le modèle
18:53 traditionnel.
18:55 Donc tout ce bonheur qui émane
18:57 de certaines images, il faut bien dire
18:59 qu'ils se payaient très cher.
19:01 Et aujourd'hui, bon,
19:03 la vie a complètement changé, on ne peut pas
19:05 tout à fait comparer. - Stène de Léa ?
19:07 - Je voudrais quand même revenir sur cette histoire d'immobilisme,
19:09 je ne suis pas tout à fait d'accord avec
19:11 l'idée selon laquelle ce monde
19:13 qui a disparu était un monde immobile.
19:15 On voit des tas
19:17 de pratiques inventives dans ce
19:19 film, dans ce documentaire,
19:21 sur lesquelles s'appuient aujourd'hui les néo-paysans.
19:23 Alors en les adaptant
19:25 au goût du jour, en les
19:27 articulant avec des techniques modernes,
19:29 etc. Donc, voilà,
19:31 ce n'est pas pour idéaliser le monde d'avant,
19:33 ce n'est pas pour dire que ce n'était pas un travail
19:35 pénible, mais je voudrais, pour
19:37 revenir sur cette idée de
19:39 pénibilité, de travail, effectivement,
19:41 dans ces nouveaux systèmes, ces jeunes qui s'installent,
19:43 paysans-boulangers dans des systèmes
19:45 différents, oui, on réinvente
19:47 une vie sociale, etc.
19:49 Mais pour revenir juste une dernière chose
19:51 sur cette agriculture
19:53 productiviste, ce n'est pas l'objet du film,
19:55 mais c'est ce vers quoi on est allés.
19:57 L'exploitation du travail,
19:59 les rapports de domination,
20:01 c'est-à-dire que, oui, il n'y a plus
20:03 cette hiérarchie propre à la société paysanne,
20:05 le père, c'est un autre extrait du film
20:07 qui dit à son fils, il faut faire comme si,
20:09 d'ailleurs le fils lui dit "je vais aller travailler à la banque"
20:11 et puis finalement il revient. Mais on avait une relation
20:13 sociale à l'époque, là encore, je ne l'idéalise pas.
20:15 Là, aujourd'hui, cette
20:17 dépendance, cette structure
20:19 hiérarchique familiale, voilà, les générations
20:21 vivaient ensemble, voilà,
20:23 elle a été cachée, mais on est rentrés dans d'autres
20:25 dépendances. - Moi j'aimerais quand même revenir sur cette question écologique
20:27 sur laquelle nous sommes partis, avec cet exemple
20:29 peut-être un peu anecdotique des moutons, mais est-ce que typiquement
20:31 on pourrait y revenir ? Est-ce que ce serait faisable
20:33 ou est-ce que les demandes et les besoins sont là et que c'est impossible ?
20:35 - C'était ma réaction. - Et bien c'est là-dessus que j'aimerais vous entendre.
20:37 - C'était ma réaction, c'est-à-dire qu'au motif de pénibilité
20:39 et de précarité, dont on parle depuis le début
20:41 de l'émission, on a jeté l'eau du bain et le bébé avec.
20:43 C'est-à-dire qu'on a dit
20:45 "ça c'est plus possible" et on est...
20:47 C'est un phénomène de balancier, on était
20:49 de ce côté-là du balancier et avec un effet
20:51 de balancier, on a considéré
20:53 que les productions à base
20:55 d'engrais de synthèse, de pesticides
20:57 et de mécanisations, c'était la réponse.
20:59 Et donc on a oublié toutes ces pratiques
21:01 qui étaient certes
21:03 empiriques, qui étaient certes...
21:05 - Mais peut-être pas adaptées
21:07 à la masse qu'on attendait.
21:09 - Mais si on avait fait autant d'efforts,
21:11 de recherches pour expliquer
21:13 les ressorts agronomiques qu'il y a
21:15 derrière des mélanges d'espèces, derrière la présence
21:17 d'oeufs et derrière la présence d'arbres,
21:19 derrière la biodiversité, derrière
21:21 le respect du sol et de sa fertilité...
21:23 - Qu'on a choisi la facilité ?
21:25 - C'était magique ! Mon père il le dit,
21:27 c'était magique ! On apportait de l'azote,
21:29 on avait des pesticides, c'était magique.
21:31 Et moi je suis pas en train de
21:33 mettre des têtes sur le bûcher, la première tête
21:35 à mettre sur le bûcher ce serait celle de mon père et je l'adore.
21:37 Donc j'ai pas envie de faire ça.
21:39 C'est pas du tout mon propos.
21:41 Je suis pas en train de chercher des ressorts...
21:43 - Parce que votre père a fait ce choix de l'engrais chimique...
21:45 - C'est une figure de proue
21:47 de l'agriculture intensive, productiviste,
21:49 industrielle à base de pesticides, d'engrais de synthèse
21:51 et d'irrigation avec des sements certifiés.
21:53 Les journaux titraient
21:55 l'exemple d'une réussite par exemple.
21:57 - Et là on change de logiciel.
21:59 On est en train de changer de logiciel.
22:01 - Quand il y a des débats autour de mon livre par exemple,
22:03 il vient écouter ses anciens collègues
22:05 ou les nouvelles générations qui justement
22:07 m'attaquent en disant "mais tu veux
22:09 venir en arrière, t'es nostalgique". C'est pas ça le propos.
22:11 C'est que si on avait mis autant d'efforts,
22:13 si on avait fait autant d'efforts sur la compréhension
22:15 scientifique de ce qui faisait
22:17 que des pratiques étaient pertinentes.
22:19 Aujourd'hui, elle serait probablement
22:21 - l'histoire ne l'écrira pas mais on est
22:23 en train de l'écrire avec justement
22:25 ces néo-paysans - on serait probablement
22:27 aussi productif, aussi performant
22:29 en termes de souveraineté alimentaire que cette agriculture...
22:31 - Tout le monde est sûr de ça ? - Les scientifiques le disent.
22:33 - Sylvie Brunel a l'air d'avoir un autre point de vue.
22:35 - Mais c'est normal qu'elle ait un autre point de vue.
22:37 Mais je veux finir là-dessus.
22:39 - Bien sûr, mais je voudrais l'entendre aussi.
22:41 - Et moi, je dis que
22:43 aujourd'hui, on a une autre voie
22:45 qui remet le balancier
22:47 au centre et c'est ce que dit mon père. Il dit
22:49 "mais il est pas en train de chercher des responsables, des coupables
22:51 et des têtes à mettre sur le bûcher, il est en train
22:53 de vous expliquer que au moment
22:55 où on l'a fait, il y avait des choses qu'on ne connaissait pas.
22:57 La dangerosité des pesticides sur la
22:59 biodiversité, sur le climat, sur la santé.
23:01 Mais aujourd'hui, avec
23:03 les éléments de connaissance dont on dispose,
23:05 est-ce qu'on peut continuer
23:07 comme ça pour les générations futures ?
23:09 Ce dont on doit parler
23:11 aujourd'hui, c'est de l'avenir. C'est pas de
23:13 refaire l'histoire, c'est de parler de demain.
23:15 - Et justement, est-ce qu'on pourrait y revenir
23:17 aux moutons désherbants, Sylvie Brunel, ou est-ce que ce serait une utopie ?
23:19 - Alors, d'abord, il faut savoir que les
23:21 brebis, les moutons, sont encore très présents en France.
23:23 C'est la plus ancienne
23:25 AOP française, celle du Roquefort.
23:27 Donc, dans l'Aveyron,
23:29 vous avez donc encore des moutons
23:31 qui jouent un rôle essentiel, justement,
23:33 pour maintenir la biodiversité florale
23:35 dans les cosses, dans les pâtures
23:37 de moyenne montagne. - L'agneau de Pauillac !
23:39 L'agneau de Pauillac qui pâture les prairies
23:41 de la ville ! - L'agneau de Cisteron.
23:43 Mais, il y a plusieurs problèmes.
23:45 D'abord, le premier problème, c'est le retour
23:47 du loup. Et les éleveurs
23:49 ont beaucoup de mal face à cela.
23:51 On se retrouve avec des gens qui
23:53 vivent dans l'angoisse, parce qu'avant, c'était des
23:55 agneaux qui pâturaient dans la montagne
23:57 avec les brebis. Aujourd'hui, il y a des dérochements dramatiques.
23:59 Le deuxième, c'est
24:01 par exemple l'agro-pastoralisme
24:03 des Cévennes, qui a été inscrit au patrimoine mondial
24:05 de l'UNESCO. C'est un paysage qui
24:07 est lié à ce travail
24:09 humain. Aujourd'hui, ce sont des paysages qui sont
24:11 en souffrance. Bien sûr, le changement climatique,
24:13 mais aussi la plus grande
24:15 difficulté. Et puis, la société,
24:17 elle n'est plus tout à fait prête à accepter.
24:19 Récemment, il y a une éditrice très connue
24:21 qui a attaqué en justice
24:23 un éleveur bio qui voulait s'installer
24:25 à côté de chez elle. Elle a dit
24:27 "non, non, il va y avoir des mouches, il va y avoir des nuisances".
24:29 Et donc, on se rend compte que c'est difficile
24:31 aujourd'hui d'accepter la réalité
24:33 du monde réel. - Et en termes de technique agricole,
24:35 est-ce que nous, on pourrait encore se suffire de ces moutons
24:37 pour prendre l'exemple des moutons ?
24:39 - Il y a aussi surtout le fait que
24:41 on est dans une société où la faim
24:43 est extrêmement présente.
24:45 C'est-à-dire qu'aujourd'hui, vous avez 10 millions de Français
24:47 qui souffrent de sous-alimentation.
24:49 Vous avez un milliard de personnes dans le monde.
24:51 Que ça soit la pandémie,
24:53 la guerre en Ukraine, l'inflation,
24:55 les coûts des intrants font que
24:57 aujourd'hui, le prix de la nourriture
24:59 est devenu quelque chose d'essentiel.
25:01 Et on se constate qu'on a
25:03 incité beaucoup de paysans français
25:05 à se tourner vers le bio. Ils l'ont fait avec beaucoup d'enthousiasme,
25:07 des techniques très complexes.
25:09 Et puis aujourd'hui, il y a des déconversions.
25:11 C'est-à-dire qu'ils retournent au conventionnel parce qu'ils
25:13 n'arrivent pas à vendre leur lait bio,
25:15 leurs oeufs bio. Alors quand les
25:17 pouvoirs publics, les cantines, les municipalités
25:19 jouent le jeu et
25:21 acceptent justement d'acheter
25:23 au prix rémunérateur, et bien
25:25 ça a toute sa place. Maintenant,
25:27 il ne faut pas oublier que la France a encore
25:29 la chance de faire partie du tout petit
25:31 groupe des pays exportateurs de céréales
25:33 dans le monde, qu'en Afrique du Nord
25:35 on a des pays qui sont très fortement
25:37 importateurs, où le prix de la nourriture
25:39 conditionne la paix sociale,
25:41 et que c'est aussi une chance pour nous de
25:43 pouvoir allier la quantité et la qualité.
25:45 Je pense qu'il ne faut pas opposer les modèles.
25:47 On doit les associer. - Estelle de Léage ?
25:49 - Je crois que sur l'opposition des modèles,
25:51 on n'est pas d'accord. Je me suis exprimée là-dessus.
25:53 Je pense que les modèles ne coexistent pas.
25:55 Et après, la question de la
25:57 fin dans le monde, puisque finalement, est-ce que les moutons,
25:59 à titre d'exemple,
26:01 est-ce qu'on peut revenir, alors revenir
26:03 ou réinventer des pratiques écologiques ? Oui, oui.
26:05 Olivier de Schutter, en 2010,
26:07 le rapporteur spécial devant
26:09 les Nations Unies, a présenté
26:11 un rapport qui dit qu'on peut nourrir l'ensemble des habitants
26:13 de la planète, c'était en 2010, avec
26:15 une agriculture écologique. On le sait
26:17 maintenant. Alors, il y a 40 ans, 50 ans,
26:19 au moment de cette révolution silencieuse qu'ont connue
26:21 les paysans, je ne sais pas, on était dans une autre
26:23 époque, au sortir de la guerre, etc.
26:25 Aujourd'hui, oui, comme l'a
26:27 dit mon collègue en face, tout à l'heure,
26:29 on a les connaissances scientifiques.
26:31 Voilà, mais simplement, la recherche agronomique,
26:33 elle regarde ailleurs, en quelque sorte. - Elle ne s'est pas concentrée.
26:35 - Elle ne se concentre pas sur l'agroécologie.
26:37 Elle travaille dans la génétique, etc.
26:39 - On peut être écologique dans le conventionnel.
26:41 - Sur l'exportation,
26:43 je ne peux pas laisser passer ça non plus.
26:45 On exporte du blé, mais on importe des protéines.
26:47 Au bout du bout, la balance commerciale,
26:49 elle s'annule. La seule richesse
26:51 de la balance commerciale de la France, c'est ce que j'appelle
26:53 les produits de luxe. Alors, je ne suis pas fâché, moi.
26:55 Je ne suis pas fâché avec un verre de cognac ou un verre de
26:57 Bordeaux, je ne suis pas fâché du tout avec ça.
26:59 - À boire avec modération. - Bien sûr, à boire avec modération,
27:01 bien entendu. Mais c'est ça, la vérité
27:03 de la balance commerciale excédentaire
27:05 de la France. Mais quand on regarde,
27:07 sans cloisonnement, effectivement, on exporte des
27:09 céréales, mais on importe des protéines.
27:11 Et c'est là que, sans faire
27:13 de géopolitique à deux balles,
27:15 on voit toute la vulnérabilité
27:17 qu'a créée,
27:19 sur fond de guerre en Ukraine,
27:21 ces logiques de spécialisation des zones de la planète.
27:23 Donc, l'instrumentalisation
27:25 de la guerre en Ukraine, l'instrumentalisation
27:27 de la sécheresse, moi, je ne peux plus
27:29 le supporter, ça. Parce que, justement,
27:31 c'est précisément
27:33 le modèle dans lequel on est aujourd'hui
27:35 qui nous rend vulnérables
27:37 dans des contextes géopolitiques comme l'Ukraine,
27:39 dans des contextes climatiques comme celui qu'on traverse,
27:41 et on doit réinventer une agriculture
27:43 qui n'est pas spécialisée, où on
27:45 ne spécialise plus des zones
27:47 de la planète, justement, pour atteindre
27:49 la souveraineté alimentaire, et je vous invite
27:51 à rester sur la définition
27:53 intrinsèque de la souveraineté alimentaire,
27:55 celle portée par la Via Campesina et qui a été reprise
27:57 par l'ONU. Parce que tout le monde en parle,
27:59 mais la définition qu'en donnent certains,
28:01 ce n'est pas tout à fait la vérité.
28:02 Un autre bouleversement que montre ce film, c'est celui
28:04 de notre rapport à la terre et aux vivants.
28:06 Quand on mange une viande ou un légume, c'est
28:08 à peine si on sait d'où il vient. Un steak sous
28:10 cellophane, je ne suis pas sûr que nos enfants des villes sachent très bien
28:12 à quelle partie de la bête il correspond.
28:14 Il y a quelques décennies, la bête
28:16 était abattue par ceux qui allaient
28:18 la manger, ou presque, avec tout ce que cela
28:20 pose aussi comme question
28:22 peut-être sur la souffrance animale. On regarde
28:24 un dernier extrait et on en parle après.
28:26 Au-delà des avantages
28:28 à produire localement,
28:30 manger un animal que l'on peut
28:32 nommer par son prénom, crée
28:34 un rapport concret aux vivants.
28:36 Une autre sensibilité au monde.
28:38 [Musique]
28:47 Les maillons de la chaîne de production agricole
28:49 étaient présents sur le même territoire
28:51 francilien.
28:53 Il n'est pas seulement
28:55 question d'animaux pour se nourrir,
28:57 mais de toute une filière
28:59 qui faisait des producteurs, des voisins, des consommateurs.
29:01 Et il est fort
29:03 ce passage, Pierre Bond. Je répète les mots
29:05 que l'on vient d'entendre. Manger un animal
29:07 que l'on peut nommer par son prénom, crée
29:09 un rapport concret aux vivants, une autre
29:11 sensibilité au monde. C'est presque une question
29:13 philosophique, mais ce rapport aux vivants a terriblement changé.
29:15 Terriblement. Moi, j'ai toujours
29:17 été étonné dans mes rencontres
29:19 avec les paysans de cette époque,
29:21 l'affection qu'ils avaient pour les animaux.
29:23 Il y avait un lien très, très fort.
29:25 Mais en même temps, il n'y avait pas de sensiblerie
29:27 là-dedans. C'est-à-dire qu'ils n'avaient aucun scrupule,
29:29 comme on l'a vu, à tuer le cochon.
29:31 Oui. On a parmi les images, je vous ai
29:33 parmi les images terribles de saignées...
29:35 Comment dire ?
29:37 Dépouiller le lapin de sa peau...
29:39 Bon, la mort, la vie,
29:41 vous voyez, tout ça, c'était
29:43 du quotidien et c'était
29:45 admis, si vous voulez, qu'il fallait mourir pour vivre
29:47 et pour nourrir.
29:49 Mais au fond d'eux-mêmes, il y avait un grand
29:51 attachement à leurs
29:53 animaux.
29:55 Et celui-là... - Il paraît fou, aujourd'hui.
29:57 Ça paraît même paradoxal. - Non, mais c'est toujours vrai.
29:59 Quand vous élevez, je suis sûre que Benoît
30:01 va le dire, quand on est éleveur, on aime
30:03 ses bêtes, aujourd'hui. Et d'ailleurs, leur bien-être
30:05 joue un rôle essentiel dans votre bien-être.
30:07 Il faut que ses bêtes aillent bien. Sauf qu'en ce
30:09 moment, il y a la tuberculose bovine, il y a la peste
30:11 porcine, il y a la grippe aviaire.
30:13 Et les normes sanitaires sont colossales.
30:15 Donc, ça, on ne pourrait plus le faire.
30:17 Vous savez, il y avait des abattoirs itinérants, on avait essayé
30:19 de les recréer. Ils ont dû
30:21 lâcher l'affaire, on n'y arrivait pas. - Mais on y revient
30:23 quand même à cette idée de produire local, de manger
30:25 local, là aussi. On dirait qu'il y a même une
30:27 certaine nostalgie de ça. - Il y a un besoin
30:29 aujourd'hui de retour au local, c'est vrai,
30:31 chez les jeunes, et de retour à la proximité
30:33 et un
30:35 besoin... et de retour à la nature,
30:37 donc, évidemment.
30:39 Et je crois que, oui, on peut
30:41 y revenir, mais
30:43 ça va être difficile
30:45 parce qu'il y a des forces contraires
30:47 énormément puissantes
30:49 qui vont vers la facilité,
30:51 vers, surtout,
30:53 l'argent,
30:55 si vous voulez, le gain, qui font
30:57 se reconvertir à la terre
30:59 aujourd'hui, c'est savoir
31:01 qu'on ne va pas gagner beaucoup d'argent, quand même.
31:03 On va travailler 15 heures par jour
31:05 pour gagner à peine le SMIC.
31:07 - C'est-à-dire, bon, tu as tout à fait raison...
31:09 - C'est un rôle des politiques publiques aussi. - Non mais attendez, il y a aussi les mégalopoles.
31:11 - Non, mais ça, c'est une économie mondiale
31:13 qui veut que les prix soient extrêmement bas.
31:15 C'est pas l'État qui va pouvoir changer
31:17 le revenu du paysan à ce
31:19 niveau-là. - La politique agricole commune pourrait jouer
31:21 un rôle, quand même. - Bon abito. Et sur ces
31:23 questions aussi de souffrance animale, parce que j'ai pas
31:25 montré les images, mais enfin, il y a des méthodes
31:27 difficiles à voir aujourd'hui. - On ne peut pas
31:29 être nostalgique de pratiques d'abattage
31:31 qui sont juste...
31:33 - Est-ce qu'on s'est vraiment mis aujourd'hui ? Je pense pas aux agriculteurs.
31:35 - Non, non, il y a des
31:37 efforts à faire. On parlait
31:39 tout à l'heure d'écologie. Moi, je peux pas m'empêcher
31:41 d'associer l'écologie avec l'élevage.
31:43 C'est-à-dire que l'élevage, c'est aussi
31:45 un moyen de faire de l'écologie.
31:47 Parce qu'on a parlé des feux de forêt
31:49 l'été dernier. Eh bien, s'il y avait eu
31:51 des élevages pour
31:53 entretenir des pare-feux,
31:55 des choses comme ça, les feux de forêt auraient été
31:57 sûrement moins dramatiques. Quand on parle de zones...
31:59 - Des engrais ! Des engrais organiques !
32:01 - Des forts enjeux de biodiversité,
32:03 comme les prairies humides,
32:05 comme les zones de montagne, dont tu as parlé Sylvie déjà tout à l'heure,
32:07 l'élevage est incontournable
32:09 pour entretenir ces espaces de biodiversité.
32:11 Donc on ne peut pas renoncer aux activités d'élevage.
32:13 Et après, de façon plus personnelle,
32:15 dans la relation, dans le lien
32:17 qu'évoquait Pierre,
32:19 moi, je dis que la relation
32:21 avec l'animal... Parce que quand on est éleveur, on a l'impression
32:23 que nous, on élève les animaux.
32:25 Eh bien, moi, je prends le contre-pied de ça,
32:27 et je dis que quand on est éleveur,
32:29 on est dans un lien qui nous élève, nous.
32:31 C'est-à-dire que la relation avec les animaux élève
32:33 aussi l'éleveur, et même si
32:35 effectivement, à un moment donné, il y a de temps en temps
32:37 une conduite à l'abattoir,
32:39 la relation avec ces animaux-là
32:41 nous élève, même si on sait, parfois,
32:43 que ça finit à l'abattoir.
32:45 Et c'est peut-être ça qu'on doit réapprendre.
32:47 On doit réapprendre la relation à la vie,
32:49 mais aussi à la mort, et c'est peut-être ça
32:51 le lien. Moi, je suis écologiste
32:53 et je revendique que l'élevage
32:55 ne doit pas disparaître si on veut relever
32:57 le défi écologique, le défi climatique,
32:59 parce que l'élevage est aussi un outil
33:01 pour relever le défi climatique et le défi de la biodiversité.
33:03 - Et le défi des sols, et des engrais.
33:05 - Sur la question du lien, je trouve ça intéressant,
33:07 cette idée de lien entre les animaux
33:09 et les éleveurs,
33:11 mais ça pose plus globalement,
33:13 et on le voit très bien dans ce documentaire,
33:15 la question du lien social, globalement.
33:17 Il y a une très jolie phrase dans le documentaire
33:19 qui dit, je ne sais plus à quel moment,
33:21 que l'espace public de ce monde qui a disparu
33:23 était habité. Et moi, j'ai trouvé que c'était...
33:25 On pourrait retenir cette phrase,
33:27 l'espace public était habité, parce qu'il y avait de la vie,
33:29 avec toutes les limites de la cohabitation
33:31 intergénérationnelle, et on ne va pas revenir
33:33 en arrière, et la pénibilité, etc.,
33:35 mais il y avait de la vie, et je pense que quand même,
33:37 ce qui a changé, et ce qui essaye
33:39 de retrouver tous ces jeunes,
33:41 dont le réalisateur lui-même,
33:43 qui retourne, qui réactive le plus vite possible,
33:45 il ne s'agit pas... - On n'a plus le temps,
33:47 il faut prendre le temps, et la vie,
33:49 la relation sociale... - Oui, mais la suite de l'agriculture
33:51 a entraîné la destruction
33:53 du village, et de la population
33:55 locale. - Il ne s'agit pas
33:57 de rentrer dans le village. - C'est terrible,
33:59 l'agriculteur, aujourd'hui, combien de fois
34:01 je l'ai entendu le dire, mais on est tout seul aujourd'hui.
34:03 On vivait autrefois entre nous,
34:05 on se retrouvait, on allait ensemble pour la moisson,
34:07 pour le bataille, etc. Il y avait
34:09 une vie collective, une vie sociale formidable
34:11 dans les plus petits villages.
34:13 Et donc, 30 ou 40 ans après,
34:15 souvent, on me dit que je suis tout seul,
34:17 on est deux, les agriculteurs. Vous voyez,
34:19 il y a une sorte d'abandon social
34:21 dans lequel se retrouve l'agriculteur,
34:23 et dont peuvent souffrir aussi
34:25 les jeunes qui, aujourd'hui,
34:27 décident de revenir dans ces villages.
34:29 - Dans le mal-être des agriculteurs, l'isolement,
34:31 c'est... - Moi, je préconise
34:33 dans ce livre, "Nourrir, cessons de maltraiter
34:35 ceux qui nous font vivre", l'instauration
34:37 d'un service civique agricole. Je pense que les jeunes,
34:39 il faut les renvoyer dans les campagnes,
34:41 chez Benoît, chez l'ensemble
34:43 des différentes formes d'agriculture,
34:45 pour qu'ils apprennent à réparer
34:47 la planète. - Et être au contact
34:49 de la terre et du vivant. - On travaille avec le vivant,
34:51 on travaille avec le temps, on est obligés de trouver
34:53 des réponses face aux infestations parasitaires,
34:55 on est obligés de trouver des réponses pour des marchés,
34:57 la fluctuation des prix, le coût des intrants,
34:59 il faut préserver les sols,
35:01 il faut replanter des haies, c'est compliqué
35:03 tout ça, mais au moins, on agit
35:05 concrètement. Et il y a beaucoup de paysans qui disent
35:07 "je fais le plus beau métier du monde",
35:09 et ils le disent toujours. - Et on s'arrêtera
35:11 sur cette belle phrase et cette belle proposition.
35:13 Merci à tous les quatre d'avoir participé à cette émission,
35:15 merci à vous de l'avoir regardée, vous savez
35:17 comme chaque année, Public Sénat sera très mobilisé
35:19 pour le Salon de l'agriculture, nous y serons
35:21 évidemment tout au long de la semaine.
35:23 Merci à vous de nous avoir suivis, à très bientôt.
35:25 (Générique)

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